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ARCHIVES # 16 : La montre, la guerre et le taleb de base

L'actualité du week-end sentant la poudre africaine (Mali, Somalie), revenons un instant sur une histoire ancienne de montres et de militaires en opération. C'était en 2008, juste après l'embuscade d'Uzbin (Afghanistan), où dix paras français avaient trouvé la mort, certains étant achevés et dépouillés sur place par les talibans...  ◀▶ LES MONTRES, LA GUERRE ET LES MÉDIASLes détrousseurs de cadavres restituent la montre du para 


L'actualité du week-end sentant la poudre africaine (Mali, Somalie), revenons un instant sur une histoire ancienne de montres et de militaires en opération.

C'était en 2008, juste après l'embuscade d'Uzbin (Afghanistan), où dix paras français avaient trouvé la mort, certains étant achevés et dépouillés sur place par les talibans...

 
◀▶ LES MONTRES, LA GUERRE ET LES MÉDIAS
Les détrousseurs de cadavres restituent la montre du para
 
 
▷▷▷ Le picture magazine français Paris-Match vient de publier un reportage sur les talibans afghans qui ont tendu une embuscade aux parachutistes français et détroussé les cadavres de certains de ceux qu‘ils avaient abattu.
 
Worldtempus a relayé l‘affaire de la montre d‘un des paras tués, restituée par les talibans aux journalistes de Paris-Match (via La Revue des Montres). La querelle éthique et médiatique a aussitôt éclaté : fallait-il ou ne fallait-il pas publier ces images, certainement douloureuses et insupportables pour les familles des jeunes gens ainsi massacrés ?
 
Cette interrogation morale appelle différents commentaires.
 
▷▷▷ Première considération, d‘ordre professionnel : au nom de quels principes interdire à un magazine de publier des images qui auraient de toute façon trouvé preneur ailleurs, dans un autre titre ou dans un autre pays ? Avec Internet, on ne peut plus « tenir » une information plus de quelques heures. On sait déjà que des photos des paras tués, prises sur le terrain par des combattants talibans, circulent chez les résistants afghans. Le pire est sans doute à venir, mais le rôle de la presse est de rendre compte de l‘actualité, pas de la censurer au prisme d‘émotions par ailleurs légitimes.
 
Je crois me souvenir que, pendant la guerre du Vietnam, les lecteurs américains n‘ont jamais reproché à leurs journalistes d‘effectuer des reportages dans le camp vietcong - aussi dures qu‘aient été ces images pour la fierté des autorités ou le moral des troupes.
 
▷▷▷ Deuxième constat : l‘état-major français a géré cette affaire de façon lamentable. Là encore, avec Internet, les barrières édifiées autour d‘une information ne résistent pas plus de quelques heures. Quand on sait que les soldats des armées contemporaines (réguliers ou maquisards) sont largement équipés d‘appareils photo numériques et de téléphones portables, il suffit d‘un cyber-café pour mettre toute la planète dans la confidence. Dès l‘aube qui a suivi l‘embuscade, l‘état-major français savait exactement ce qui s‘était passé sur le terrain et l‘état réel des cadavres. Au lieu de tout verrouiller d‘un coup de menton, il aurait été plus judicieux de laisser filtrer des informations sur les atrocités vécues sur le terrain au lieu d‘en offrir la primeur aux talibans, qui ne s‘embarrassent pas de considérations morales : scandalisée, l‘opinion française et occidentale aurait immédiatement basculé, au lieu d‘être ébranlée par les doutes et les révélations à retardement.
 
Naïfs et mal formés aux techniques de manipulation médiatique, les képis étoilés ont été joués par les talibans enturbannés, qui ont pris l‘initiative et qui ont gagné la première manche de la bataille des images, la seule qui compte aujourd‘hui dans les guerres de l‘information. 
 
▷▷▷ Troisième et dernier commentaire, d‘ordre horloger celui-là : il est quand même extraordinaire que la montre d‘un des paras dépouillés à Uzbin soit aujourd‘hui devenue le symbole journalistique de cet affrontement franco-afghan, en concentrant sur elle toutes les indignations morales des Français et toutes les arrière-pensées diplomatico-culturelles des talibans.
 
Même pour le taleb de base, la montre est cet objet personnel et intime qui résume la personnalité de celui qui la porte, avec une forte valeur ajoutée sentimentale, sociale et, dans ce cas précis, territoriale. L‘habile mise en scène de la restitution aux familles, par l‘intermédiaire de Paris-Match (le journal d‘Arnaud Lagardère, le « frère » de Nicolas Sarkozy : si ce n‘est pas un hasard médiatique, c‘est très finement joué), souligne à quel point les objets horlogers sont aujourd‘hui les plus « signifiants » de nos accessoires quotidiens.
 
Sans réelle valeur marchande, la montre pillée à Uzbin est bien plus qu‘une montre : elle s‘institue en substitut magique et en démonstration de l‘honneur du taleb vainqueur (du moins de l‘idée qu‘il s‘en fait, selon ses propres codes éthiques), mais aussi en fiction métaphorique de la défaite infligée à notre civilisation.
 
Par ce don ultra-symbolique, les talibans nous signifient tout simplement qu‘ils n‘ont pas besoin de décompter un temps qui joue pour eux : ils résistent depuis plus de deux millénaires aux envahisseurs étrangers, ils viendront forcément à bout de nos prétentions !
 
Ils se posent également en contempteurs des merveilles techniques de notre art de vivre : selon l‘art oriental de la parabole, c‘est un rejet allégorique de nos prothèses high-tech en même temps qu‘une méprisante dénégation de la crainte que pourraient leur inspirer nos concepts et nos matériels de guerre électronique.
 
C‘est beaucoup pour une seule petite montre, mais l‘histoire des hommes prouve - surtout dans un Orient belliqueux - que le diable se cache toujours dans les détails.
 
On en déduira, pour finir, que ceux qui croient qu‘une montre sert à donner l‘heure n‘ont évidemment rien compris, mais, ça, nous en étions déjà tous persuadés ! 
Grégory Pons
(article initialement paru dans Business Montres et dans Worldtempus)
 
 
 
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