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BUSINESS MONTRES ARCHIVES (accès libre)
Contribution (non officielle, mais très documentée) aux quarante ans de la Royal Oak

Icône horlogère de la fin du XXe siècle, la Royal Oak fête cette année ses quarante ans. En 1972, l’idée de créer une montre sportive en acier, à ce prix et avec des vis apparentes, était si totalement disruptive que personne n’y croyait. Sauf Gérald Genta et Roberto Carlotti, qui ont véritablement forcé la main de la marque pour imposer leur idée d'une nouvelle montre pour les nouvelles générations... Cette page d’histoire non officielle et non autorisée a été publiée par « Business Montres » à la fin du mois de janvier 2012 !


LES GRANDES LÉGENDES DE L’HISTOIRE   

HORLOGÈRE RESTENT À ÉCRIRE,

MAIS SANS PAILLETTES SUPERFÉTATOIRES !

Gérald Genta, le designer horloger le plus génial de la fin du XXe siècle, était encore, en 1972, un créateur plein d’avenir, dont les crayons étaient mobilisés pour différentes maisons de montres, suisses ou non­-suisses. Récemment disparu (Business Montres du 23 août 2011), il avait souvent évoqué pour Business Montres la gestation de sa plus fameuse création, celle de la Royal Oak, mais en restant relativement évasif sur les conditions précises de ses relations avec la manufacture du Brassus, dont il était un des fournisseurs. Ce dont elle paraît ne s'être souvenu que pour ce quarantième anniversaire. Qu’était devenu le « bon de commande » de cette montre de légende ? Il nous l’avait promis, sans pouvoir le retrouver dans ses archives. A quel prix son dessin avait­-il été acheté ? Dans quelles circonstances ? Il ne savait plus. Manifestement, il y avait, autour du berceau de la Royal Oak, un flou savamment et artistiquement entretenu par Gérald Genta...

••• L’explication de ce trouble était relativement simple. Après la disparition, sa première épouse et sa fille – qui travaillaient alors avec lui, dans son atelier de création de Genève – nous ont apporté quelques précisions inédites sur la naissance de la Royal Oak. Les premiers coups de crayon ne concernaient pas forcément une montre sportive, mais un simple travail sur le boîtier : l’idée octogonale était déjà là. Le discours sur l’ouverture des sabords du vaisseau de ligne Royal Oak ou du fût de ses canons ne viendra que longtemps après, mais cette forme avait frappé Gérald Genta avant même qu’il ne songe à en faire une montre. C’est dans cette « préhistoire » de la Royal Oak qu’il faut sans doute resituer la répétition minutes « pièce unique » octogonale, en or, invendue par Sotheby’s cet automne, l’acheteur du musée Audemars Piguet s’étant abstenu (Business Montres du 27 octobre)...

••• Une fois le concept hexagonal posé, que fallait­il faire de cette idée ? Nous devons, là encore, nous reporter à l’ambiance de l’époque : l’horlogerie traditionnelle vivait une amorce de crise ­ déjà ! ­ et les montres suisses se vendaient d’autant moins bien sur les marchés qu’elles étaient trop chères ­ encore un problème de devises ! ­ et légèrement obsolètes par leur mécanique ­ le quartz était ultra­chic et tendance. Les détaillants rechignaient à les vendre et les clients à investir dans des produits trop traditionnels pour la modernité ambiante.

••• Robert Carlotti était un des plus dynamiques agents italiens des manufactures suisses en Italie, notamment d’Audemars Piguet. Disparu au début des années 2000 (alors qu’il était un des piliers du groupe Franck Muller qu’il distribuait en Italie), ce vétéran des grandes batailles horlogères a souvent évoqué, en privé, cette gestation de la Royal Oak. Sa famille confirme le contenu de ses propos. Son seul souci était alors de proposer sur le marché une montre accessible, donc une montre en acier, moins chère qu’une montre en or. Et, si possible, une montre simple, sans complications, adapté à une nouvelle génération de clients. Pas facile pour une manufacture de la vallée de Joux, qui n’emboîtait quasiment que des mouvements d’élite, plutôt compliqués, dans des boîtiers en or !

••• Il existait donc une double demande : un boîtier octogonal côté Gérald Genta, et une montre « simple » en acier du côté du marché italien. La Royal Oak allait naître de cette double sollicitation, issue d’une pression marchande autant que d’une tentation esthétique. Bien entendu, côté Audemars Piguet, il était difficile de se décider pour un produit aussi franchement « révolutionnaire » qu’un boîtier de forme en acier. On connaît le conservatisme traditionnel des manufactures suisses : à l’époque, c’était encore pire ! Ce conservatisme institutionnel n’était pas, en 1972, le fait d’une personne (le directeur de la manufacture, qui n’est pas ici nommément en cause), ni le fruit d’une volonté stratégique : c’était un état d’esprit culturel propre aux vallées horlogères. « Ça ne s’est jamais fait, donc ça ne se fera jamais » ! Le mot même de « marketing » n’avait jamais encore pénétré ces vallées : le prononcer aurait été une faute de goût rédhibitoire. Il aura fallu tout l’engagement conjoint de Gérald Genta et Roberto Carlotti pour forcer la main de la direction d’Audemars Piguet.

••• Au printemps 1971, l’idée d’une montre de luxe en acier avait fini par faire son chemin au Brassus : il fallait bien vendre, et la production classique se vendait mal ! Pour bien vendre, il faut jouer sur le facteur prix ! Mais c’était plus facile à dire qu’à faire : les machines de production n'étaient pas calées pour réaliser des boîtiers en acier et il fallait revoir toutes les procédures. Ce serait donc coûteux, et ce n’était pas vraiment le moment d’investir dans de nouveaux moyens industriels. Et puis, une montre en acier, pourquoi faire, comment faire et en quoi cela va­t­il aider aux ventes ? Il faudrait ce qu’on n’appelle pas encore un « concept », mais tout simplement une bonne idée...

••• C’est là qu’intervient Gérald Genta, qui a vraiment eu envie d’imposer au marché son idée de montre octogonale. Une montre en acier ne lui fait pas peur, au contraire : il en aime l'idée insolite dans l'univers du luxe. On a déjà vu des montres de cette forme octogonale, notamment des montres de poche, ainsi que des montres­bracelets, dans les années trente, quand il s’agissait de rompre avec les « montres de papa », imperturbablement rondes. Au début des années 1970, ce serait à nouveau décalé et vendeur – on ne dit pas alors « disruptif », mais l’idée est la même. Le bouillant Gérald Genta n’a qu’une idée en tête : se faire plaisir en inventant de nouvelles montres ! Dynamitero dans l’âme, il accumule les dessins de boîtiers octogonaux, sans vraiment réussir convaincre la direction d’Audemars Piguet de lui faire confiance. Choisir l’acier, c’est encore plus radical : le principe d’une montre octogonale dans un métal aussi « commun » que l’acier n’infuse que très lentement dans les esprits, à quelques mois de la foire de Bâle, mais on finit par s’y faire. Roberto Carlotti y croit très fort. Gérald Genta encore plus. Pour emporter la décision, Gérald Genta lance : « Écoutez, je vous offre le dessin et je ne vous fais rien payer pour ce projet, mais décidez­vous ! ». Un argument qui porte dans une maison où un sou est un sou, surtout en période de crise. D'autant que Roberto Carlotti se déclare prêt, de son côté, à se mouiller et à pré­commander un volume de pièces qui vient encore réduire le risque industriel. Après tout, pourquoi ne pas faire l’essai ?

••• C’est pour cette unique raison qu’il n’existe pas de « bon de commande », ni même de facture, pour les premiers dessins de la Royal Oak qui n’ont jamais été payés à Gérald Genta. Il n’aura jamais touché un centime pour une création qui deviendra une des plus célèbres icônes de l’histoire horlogère du XXe siècle ! Et pas de droits d’auteur non plus. D’ailleurs, prudemment, Audemars Piguet ne lancera à Bâle qu’une série très limitée ­ 1 000 pièces, selon des sources internes ­ de cette première Royal Oak. Pourquoi 1 000 montres ? Parce que Roberto Carlotti s'était engagé à en prendre 1 000 ! Le marché allemand en commandera de son côté 300 de plus, et les autres marchés quelques centaine de plus, ce qui dissuadera Georges Golay, le directeur de la manufacture, de jeter l'outillage utilisé à la fin de la production de cette série, comme il avait l'intention de le faire !

••• Un lancement presque furtif et une communication « du bout des lèvres », alors que Gérald Genta a trouvé l’argument qui tue : tant qu’à faire une montre en acier, autant proclamer qu’elle sera la « montre­en­acier­la­plus­chère­du­marché ». Il avait tout compris du marketing horloger trente ans avant tout le monde ! Richard Mille a procédé exactement de la même manière en 2001 pour son premier tourbillon. Il faut quand même préciser que cette montre en acier n’était si chère que par l’impossibilité de la produire dans ce métal dans des quantités qui auraient abaissé les coûts d’usinage et son prix de revient. Et il faut savoir que Georges Golay, en bon et prudent combier gestionnaire, avait intégré dans le prix final de la montre toute la valeur de l'outillage spécialement développé pour produire la Royal Oak. Un amortissement sur une seule série, ça fait toujours très mal ! À 3 650 francs suisses de l'époque pour une montre en acier, quand une Calatrava de Patek Philippe en or était facturée 2 000 francs suisses, on voit tout de suite que la manufacture avait « chargé la mule » pour ne vraiment pas courir le moindre risque financier sur une série pré­achetée...

••• Autre apport décisif de Gérald Genta, qui rêvait secrètement de créer une montre aussi « forte » que l’Oyster de Rolex : faire de ce boîtier octogonal en acier une vraie « montre de sport », dont la vocation tout­terrain serait évidente au premier regard. Audemars Piguet n'était évidemment pas une manufacture de montres sportives : on imagine le choc culturel, chez les clients et dans le réseau ! C’est pour cette raison que Gérald Genta a surconnoté l'aspect « industriel » de sa Royal Oak en imposant des vis sur la lunette. De vis inspirées, selon ses proches, par les vis qu'on trouve sur les tenues des scaphandriers et qui le fascinaient ­ tiens, ça nous rappelle la fascination de Maximilian Busser pour les mêmes équipements (Business Montres du 12 janvier). Ce n’était pas la première montre à visserie apparente, mais cela soulignait encore mieux la rupture avec l’horlogerie traditionnelle. Au début des années 1970, cette « brutalité » technique du design – et la première série des Royal Oak était particulièrement « brutale » dans ses finitions – s'imposait comme un facteur de rupture des codes, apparemment apprécié d’une nouvelle clientèle d’amateurs, plus jeunes, moins conformistes, très différents des « collectionneurs » qui constituaient le gros des acheteurs de la marque. En plus, les vis avaient l’avantage de vraiment rendre étanche un boîtier de forme – ce qui n’était pas si évident que ça à l’époque ­ on se souviendra que les problèmes d’étanchéité d’un boîtier carré avaient pratiquement « tué » le chronographe Monaco d’Heuer...

••• Dernier atout de Gérald Genta : le bracelet en acier intégré, lui aussi hérité de longues méditations sur la séduction des Oyster chez Rolex, dont le bracelet est au moins aussi iconique que le boîtier. Il semblerait que Gérald Genta en ait rapporté l'idée d'un fournisseur de bracelets d'Audemars Piguet, en Italie : un prototype traînant sur un établi l'aurait inspiré. Un tel bracelet directement relié au boîtier n’était pas facile à produire et il renchérissait le prix de revient de la montre, mais il « collait » si bien à l’idée générale de la Royal Oak qu’il s’est imposé à des équipes techniques, ravies de sortir des sentiers battus et motivées par la création d’une telle « bombe » esthétique. Il ne restait plus à Gérald Genta – quel fantastique précurseur ! – qu’à imaginer le storytelling qui devait magnifier cette sportive octogonale en acier : l’idée des 74 canons du Royal Oak historique (âme ronde, mais fût octogonal, avec des mantelets de sabords octogonaux) était tout simplement géniale. Il semblerait que cette forme ait frappé à l’époque Gérald Genta, qui y voyait un élément clé (virilité, puissance, histoire, aventure) du récit à construire autour de sa montre.

••• À la foire de Bâle 1972, comme Roberto Carlotti l’avait pressenti, prédit et anticipé, la première série limitée de Royal Oak s’est arrachée entre les agents de la marque, qui attendaient tous un tel produit de « rupture » et qui ont ouvert une liste d'attente. La direction d’Audemars Piguet a vraiment commencé à comprendre l’incroyable potentiel commercial d’une montre qui heurtait de plein fouet tous les principes habituels de la manufacture. On avait emboîté le premier mouvement mécanique venu : on allait désormais retravailler la Royal Oak dans un sens plus horloger (image ci­-dessus : la Royal Oak extra­-plate du 40e anniversaire). Une légende était née. Quarante ans plus tard, elle n’a rien perdu de ses capacités à nous faire rêver.

••• Il fallait pourtant une « nourrice » au nouveau bébé « sportif » de la manufacture. Pendant de longues années, une femme va veiller sur son berceau et donner à la future icône l'« éducation horlogère » nécessaire. Il s'agit de Jacqueline Dimier, devenue directrice de la création après le départ de Gérald Genta – c'est­à­dire très peu après le lancement à la foire de Bâle. Tout restait à faire : elle devait s'atteler à cette tâche pendant trente ans ! C'est elle qui a fait évoluer la Royal Oak en lui apportant de la douceur, alors que la première série était très « rustique » et vraiment « brute de décoffrage », et du confort au porter. C'est elle qui a eu l'idée de décliner la Royal Oak en modèle féminin, plus carré – gros succès commercial à l'époque. C'est elle qui a introduit dans cette ligne les premiers mouvements compliqués (le quantième perpétuel, le jour­ date, etc.), jusqu'au chronographes actuels...

••• Pour la première fois depuis quarante ans, la manufacture Audemars Piguet a rendu hommage à Gérald Genta – tardivement et du bout des lèvres, certes, mais tous les initiés ont noté cette surprenante reconnaissance post mortem. C'est qu'il y avait de la fâcherie dans l'air au Brassus, où on accusait Gérald Genta de s'être servi des premiers succès de la Royal Oak – à l'époque, on l'avait mis en avant – pour lancer sa propre marque. Les « combiers » de la vallée de Joux ont la rancune tenace : Gérald Genta aura payé cette ingratitude première d'un silence radio de presque quarante ans. « Ingratitude » qui ne méritait sans doute ni cet excès d'honneur, ni cette indignité...

••• S’il y a une morale à tirer de cette histoire, c'est qu'il faut toujours oser, il faut rêver plus fort et il faut aller de l'avant ! Sans cette Royal Oak, la maison Audemars Piguet n'aurait sans doute pas pu survivre dans les tourmentes de la fin du XXe siècle. Il faut aussi savoir mettre sa peau au bout de ses idées : même s'il s'en est probablement mordu les doigts par la suite, Gérald Genta a offert la Royal Oak à Audemars Piguet. Parce qu'il y croyait. Parce qu'il savait – mieux que tout le monde et avant tout le monde – comment l'horlogerie suisse allait évoluer. Une question pour conclure : combien de jeunes Gérald Genta et de jeunes Roberto Carlotti voient­-ils aujourd'hui les portes des manufactures leur être claquées au nez quand ils viennent proposer des idées qui dérangent ? Horresco referens, comme disait Enée...


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