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CONTE DE NOËL (accès libre)
Il était une fois une dame très riche qui n’avait pas d’enfants…

Avant de fêter Noël, un dernier clin d’œil à l’actualité de ces dernières semaines : une histoire qui se raconte comme un conte de Noël, mais chacun sait que les contes ont une éminente fonction éducative. La réalité qu’ils racontent n’est pas plus vraiment fausse qu’elle n’est faussement vraie : tout dépend de la perspective qu’on adopte. Évidemment, toute ressemblance avec une situation qui aurait exister... etc. etc…


Il était une fois une dame d’un certain âge, et même d’un âge certain, qui n’avait pas d’enfants et qui ne savait donc pas qui allait hériter de l’immense château et des domaines que ses ancêtres avaient eu la bonté de lui léguer. Très avisée, elle avait eu l’intelligence de bien entretenir, d’agrandir et d’enrichir cet immense domaine. Son château était logé au fond d’une vallée perdue dont tout le monde connaissait cependant le chemin tellement une soudaine prospérité s’était abattue sur le pays. Au cours de sa longue vie, la dame avait réussi à quadrupler la taille de ses domaines, dont on parlait dans le monde entier pour envier son indépendance et son opulence – certains parlaient même d’arrogance. Cette dame n’aimait pas assez ses cousins, ses neveux et sa parentèle familiale pour leur abandonner son fief. D’ailleurs, elle n’aimait plus personne, comme beaucoup de personnes âgées qui en ont trop vu et trop fait dans leur existence. Elle aimait encore moins ceux qui, dans son entourage, œuvraient à la splendeur de ses propriétés, dont la charge commençait à la fatiguer en dépit des revenus colossaux qu’elle en tirait…

Un jour, son régisseur vint la trouver. Il savait les tourments secrets de la régente du château et il avait deviné à quel point cette maîtresse femme se désolait de rester brehaigne. De son côté, elle savait à quel point ce régisseur avait contribué à la renommée et aux fastes de ses domaines, mais elle connaissait aussi les manigances secrètes de ce régisseur qui, non content d’abattre une besogne considérable au service du domaine propriété, travaillait aussi à l’édification de sa propre fortune personnelle. Malin comme un lutin, cauteleux comme un mercanti, ondoyant comme un serpent, matois comme un renard, mais pas toujours habile dans ses tripotages, le régisseur venait proposer à la régente un arrangement qui devait couronner leur collaboration un peu forcée depuis tant d’années.

— Madame, s’enquit le régisseur, pourquoi ne n’adopteriez-vous pas ? Pourquoi ne pas faire de moi votre fils, adoptif certes, mais tout aussi aimant qu’un enfant biologique ? N’ai-je l’âge d’être votre fils ? N’ai-je pas marqué, pendant toutes ces années, la plus grande déférence filiale à votre égard et n’ai-je pas pris soin de vos intérêts comme s’ils étaient les miens ? Cette adoption, qui ferait de moi votre héritier naturel direct, intimerait le silence à toute cette clique d’héritiers présomptifs qui s’agitent et qui commencent à se déchirer ! N’est-ce pas le moyen le plus simple d’assurer à la fois la pérennité de votre domaine familial et d’en consolider sa transmission au sein d’une même famille ? 

Cette proposition de créer un nouveau lien de filiation était inattendue, mais pas si surprenante que cela : depuis l’Antiquité européenne, de nombreuses questions de transmission de patrimoine ont été réglées par des adoptions hors hérédité génétique au sein des empires, des royaumes et des apanages des grands privilégiés de ce monde, mais aussi au sein des dynasties bourgeoises et des maisons paysannes. Au XXe siècle, on avait même vu un aventurier vaguement gigolo s’enticher de la femme la plus riche de France, Liliane B., au point de la pousser à l’adopter pour faire de lui son légataire universel – quelques dizaines de milliards d'euros étaient en jeu ! Quand bien même le nouvel héritier adopté ne serait qu’une « pièce rapportée » sans lien de sang avec la lignée des fondateurs, il n’en serait pas moins le plus légitime pour perpétuer une longue histoire dont il n’avait été ici que le serviteur appointé. Et il serait le maître du domaine en même temps que le dépositaire de fabuleuses richesses dont il connaissait tous les secrets, même les plus inavouables.

La dame si riche et si âgée et si fatiguée n’était pas si dupe de la combinazione dans laquelle on tentait de l’enserrer un peu contre son gré. En devenant légalement l’héritier direct le plus incontestable de la régente, le régisseur s’assurait une place de premier plan pour contrôler le futur partage de la succession personnelle de cette dame. Il n’avait plus à la bouche que des mots d’une onctuosité remarquable. Il n’avait pas assez de phrases pour promettre d’être le plus loyal de tous les héritiers les plus loyaux à leurs prédécesseurs. Il ne jurait plus que par la beauté de ces grands domaines qui défient l’histoire grâce à tous ceux qui s’en repassent les clés d’âge en âge. Lui qui n’était pas né avec une cuillère en argent ans la bouche, il se rêvait déjà en riche et puissant maillon de cette chaîne séculaire. Ondoyant et pressant à la fois, le régisseur promettait bien entendu de prendre soin de la dame, de lui prodiguer mille soins et de sauvegarder l’indépendance absolue de ses terres face aux appétits des puissants de ce monde. 

Hélas pour lui, la régente n’avait pas confiance : elle savait que le régisseur aimait trop l’argent pour ne pas succomber un jour aux œillades d’une de ces grandes puissances, dont les caisses regorgeaient d’un or prompt à acheter scrupules et consciences. L’appétit vient en mangeant : quand les ducats ruissellent et que les ambitions bouillonnent, les appétits deviennent irrépressibles et imperméables à tout engagement éthique. Quoique devenue indifférente aux impératifs moraux qui avaient permis à ses ancêtres de bâtir arpent par arpent le domaine dont elle jouissait, elle n’en conservait pas moins quelques réflexes de caste : elle redoutait secrètement et elle entrevoyait déjà la dévolution de ses terres à des intérêts qui ne seraient plus ceux de la famille, ni ceux du domaine, ni ceux de toute la communauté qui y travaillait depuis plusieurs générations. Peut-être même soupçonnait-elle le régisseur d’avoir par avance partie liée avec un de ses grands féodaux qui collectionnaient les comtés, les duchés et les principautés qui passaient à portée de ses griffes. 

— Mon cher ami, lui répondit-elle peu après avec une certaine hauteur, je vous sais gré de vous soucier à ce point des intérêts de notre petite seigneurie indépendante, mais je ne saurais vous imposer des soucis supplémentaires qui mêleraient des considérations familiales à vos propres impératifs de conduite de nos affaires. Je vais donc consulter mes cousins, mes neveux et ma parentèle familiale, ce qui risque de me prendre un certain temps. Reparlons-en avant Noël si vous le voulez bien…

C’était, pour la régente, une manière de gagner du temps : elle savait parfaitement que l’adoption du régisseur ne pouvait que déclencher de terribles batailles intestines entre héritiers présumés qui se sentiraient répudiés et déchus de leur successibilité. Si certains d’entre eux avaient quelques vues sur le domaine, ils n’avaient malheureusement pas les moyens de leurs ambitions : ils avaient les dents longues plus qu’ils n’avaient les neurones correctement affutés ! Même si leur jolie fortune, héritée de familles qui n’avaient pas ménagé leur peine, leur permettait de mener grand train, on ne pouvait que les imaginer dilapidant dans le faste le fruit des efforts de plusieurs générations. Renseignés on ne sait trop comment sur la possibilité de l’adoption d’un étranger sans lien génétique avec les familles concernées par cet héritage, les uns laissaient éclater leur colère quand les autres espéraient pouvoir mettre en œuvre à leur profit une telle procédure d’adoption…

Peu avant Noël, comme promis, la régente convoqua son régisseur pour lui faire part de sa décision, avec une esquisse de sourire narquois aux lèvres, moue dédaigneuse qui allait se faire de plus en plus triomphale au fur et à mesure que s'allongeait la mise du régisseur :

— J’ai été très sensible au sacrifice familial que vous souhaitiez vous imposer en me laissant vous adopter, mais je ne peux accepter de vous accabler de ce fardeau. Ne souhaitant pas vous quitter intestat, j’ai donc décidé de confier la défense de mes intérêts et la préservation de l’indépendance de notre domaine à une fondation extérieure, qui sera ma seule héritière. J’entends ainsi protéger, par la neutralité de cette fondation, les valeurs familiales de liberté, d’autonomie et de souveraineté qui sont les nôtres. Aucun de mes héritiers putatifs ne pourra donc s’imposer pour mettre en danger ces valeurs, qu’il vous appartient désormais de conserver pour ligne de conduite. J’entends progressivement me retirer des affaires et renoncer aux joies de ce monde, en fondant la poursuite de notre réussite sur la confiance que je peux avoir en vous…

Les fêtes de Noël se préparaient, mais le régisseur n’avait plus la tête à rire : s’estimant désavoué, se sentant profondément humilié par la fatalité génétique qui le privait d’un pouvoir qu’il avait jusque-là exercé en toute liberté, il donna sa démission sans préciser quelles raisons personnelles le poussaient à prendre ainsi du champ. C’était à la fois une question d’argent et une question de principe : il venait de se voir privé d’un levier de puissance considérable et la motivation lui manquait pour tout donner à un domaine familial qui refusait de le considérer comme un des siens. Un nouveau régisseur allait s’asseoir dans son fauteuil pour conduire à sa place les affaires de la régente, moins pressée de se retirer qu’elle ne l’avouait. Tout le monde était mécontent, le régisseur aussi bien que les héritiers et même tous ceux qui travaillaient pour eux dans un domaine autour duquel rôdaient quelques requins affamés. Même la régente allait passer un triste Noël, parce qu’elle savait que de lourdes échéances allaient probablement, volens nolens, condamner le domaine à faire allégeance à des puissances financières extérieures à sa famille. On le voit, « Il était une fois » ne se conjugue jamais au futur : comme le chantaient les Rita Mitsouko, même chez les riches, « les histoires d’A... finissent mal en général » !


Coordination éditoriale : Eyquem Pons


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