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JAMAIS LE JEUDI (accès libre)
L’oligopole genevois Rolex + Richemont ne saurait résumer toute l’horlogerie, qui doit préserver sa biodiversité

À trop se focaliser sur sa montée en gamme, l’industrie des montres accroît sa fragilité, alors que ses capacités de survie reposent en grande partie sur le terreau fertile de sa petite et moyenne horlogerie – ces « petits obscurs et sans grade » qu’il serait ahurissant de priver de salon…


« MORITURI TE SALUTANT » (éditorial)

« Ceux qui vont mourir te saluent » : c’est l’adresse (légendaire) des gladiateurs romains au César qui trônait dans la tribune d’honneur de l’arène. Ce pourrait être le message des petites et des moyennes marques exclues de facto de la tribune d’honneur que les conjurés de Baselworld (Rolex & Co) viennent de créer à Genève conjointement et peut-être même fusionnellement au salon contrôlé par Richemont. « Morituri te salutant » : sans un rendez-vous annuel avec les médias et les réseaux commerciaux, ces petites et moyennes marques horlogères [celles qui ont su rester accessibles] sont condamnées à mort, alors qu’elles portent une partie de l’honneur créatif de l’horlogerie européenne et alors qu’elles représentent une partie non moins négligeable de la demande solvable sur les marchés traditionnels de la montre suisse.

Si on peut comprendre que le salon R + R (Rolex + Richemont) n’a pas envie de voir ces marques traîner dans les jambes des belles, grandes et nobles « maisons » qui vont s’installer à Genève, ce n’est pas une raison pour signer ainsi leur arrêt de mort. Il devient donc urgent de prendre des initiatives pour que ces petites et moyennes marques puissent trouver leur place au soleil pendant ce qui s’annonce comme la future Swiss Watch Week d’avril 2021, événement de portée internationale qui ne saurait être réduit à sa seule expression genevoise, mais qu’on peut imaginer comme multipolaire [partagé entre différentes métropoles suisses, à commencer par Lausanne, Zurich ou, pourquoi pas, Bâle] et surtout multithématique [en séparant les marques horlogères des industries de la joaillerie et de la bijouterie, et même en séparant les marques entre « grandes » et « petites/moyennes »].

❑ AVEC OU SANS LE GROUPE MCH ? Le nom même de Baselworld est devenu répulsif et la simple évocation du groupe MCH comme opérateur de quoi que ce soit d’un peu horloger relève du rituel d’exécration, mais pourquoi négliger, dans une place comme Lausanne [où les espaces d’exposition du Palais Beaulieu appartiennent au groupe MCH], un salon annexe à l’événement genevois, centré sur les petites et moyennes marques accessibles, ce qui fait un bassin d’exposants de plusieurs centaines d’entités ? Pourquoi Lausanne ? Parce que c’est à une heure de train ou de voiture de Genève, plateforme ferroviaire et aéroportuaire d’envergure internationale [ce qui n’était pas le cas de Bâle], et aussi parce que c’est un point moyen entre les watch valleys (Bienne, Neuchâtel, Jura) et la métropole genevoise…

❑ AVEC OU SANS GENÈVE ? Même si le salon R + R (Rolex + Richemont) capte plusieurs dizaines de mètres carrés dans les halles principales de Palexpo, il reste des milliers de mètres carrés dans les halles annexes pour y organiser un salon parallèle centré sur l’offre des marques accessibles. La ville de Genève s’en trouverait renforcée comme « pôle horloger de référence ». Reste à savoir quelle est la liberté d’action des autorités économiques de la ville si Rolex mettait son véto à une telle initiative…

❑ AVEC OU SANS LES GROUPES ? Jusqu’à ces dernières années, suisses ou non suisses, les groupes de marques accessibles et de marques de mode – Mondaine, Festina, Movado, Timex, etc. – avaient claqué la porte de Baselworld et boudaient les salons généralistes [où ils estimaient ne plus avoir leur place] pour tenir leurs propres événements décentralisés. On ne voit pas pourquoi ils ne se rallieraient à une nouvelle initiative qui correspondrait mieux au profil de leurs marques. À la place d’un groupe comme Frederique Constant, qui ne devrait logiquement pas retrouver de place dans l’environnement R + R, on se poserait aussi ce genre de questions [qui peuvent également concerner des grands indépendants comme Oris, Maurice Lacroix, Raymond Weil et bien d’autres]. Il en va de même pour les groupes asiatiques (Japon, Chine) qui ne seront pas forcément les bienvenus à Genève…

❑ AVEC OU SANS LES MONTRES CONNECTÉES ? Pourquoi sans, puisque ces smartwatches ont su conquérir les poignets à une vitesse fulgurante et qu’elles font désormais partie de la grande famille horlogère ? Un salon parallèle à l’offre R + R permettrait d’intégrer les montres connectées sans casser la « belle image » des « belles marques » rassemblées à Genève : de quoi envoyer un message collectif très positif aux amateurs et aux usagers de la montre dans le monde entier, en récupérant au passage les équipes de télévision et les médias concentrés à Genève par l’événement R + R…

On le constate très distinctement : le coup de dé joué à Genève par Rolex et les conjurés genevois libère un espace opérationnel considérable pour éviter le naufrage des petites et moyennes marques horlogères, aujourd’hui asphyxiées du côté de l’amont industriel [les grands donneurs d’ordres trustent les capacités de production disponibles] autant du côté de l’aval commercial [les grandes marques monopolisent les vitrines et les trésoreries des détaillants]. Couper cette communauté horlogère de toute possibilité d’exposer de façon collective et convaincante, c’est la tuer en stérilisant le terreau fertile qui a toujours permis à l’horlogerie suisse de rebondir. Dans L’Aiglon, Edmond Rostand évoque « les petits, les obscurs, les sans grades, nous qui marchions fourbus, blessés, crottés malades, sans espoir de duchés, ni de dotation » : ceux-là ont droit au respect des « grandes marques » de l’oligopole R + R. Ceux-là méritent de vivre, parce que c’est la biodiversité de l’horlogerie suisse qui reste son meilleur atout dans les grands cataclysmes qui s’abattent sur la planète montres. On vous laisse réfléchir là-dessus…

LES BONNES,

LES MOINS BONNES

ET LES AUTRES NOUVELLES DU JOUR

❑❑❑❑ LA BANDE-SON DU JOUR : toujours dans les classiques qui font rêver de liberté alors que toute l’Europe est en confinement, voici Fais comme l’oiseau de Michel Fugain et son Big Bazar (1972), une chanson adaptée du grand succès brésilien Você abusou. Les paroles ragaillardissent tout en élevant le débat : « Mais j'en ai marre d'être roulé / Par des marchands de liberté / Et d'écouter se lamenter / Ma gueule dans la glace, dis / Est-ce que je dois montrer les dents ? / Est-ce que je dois baisser les bras ? / Je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdu / Fais comme l'oiseau / Ça vit d'air pur et d'eau fraîche, un oiseau / D'un peu de chasse et de pêche, un oiseau / Mais jamais rien ne l'empêche, l'oiseau, d'aller plus haut »… Rappelons que Business Montres a décidé de créer une play-list optimiste et nostalgique pour aider tout le monde à se déconfiner mentalement…

❑❑❑❑ LA VIDÉO DU JOUR : ne pas manquer une des interventions vidéo les plus intelligentes de ces dernières semaines, celle de Julien Tornare (le CEO de Zenith), en confinement puisque la manufacture est fermée depuis le 17, qui s’exprimait sur la télévision genevoise Léman Bleu (pour la vidéo, cliquez sur ce lien ou sur l’image ci-dessous). « Nous allons nous adapter et trouver d’autres moyens de présenter nos montres à nos clients à l’avenir. (…) Le progressif déconfinement en Chine est un signe positif vers une reprise de l’économie. Si l’Europe commence aussi à déconfiner, la reprise du marché sera plus lente, car il dépend beaucoup des voyageurs en provenance d’Asie. En Chine comme en Europe, il faudra être très patients. On table sur une activité dans les quatre derniers mois de l’année et surtout en 2021. (…) Les retards de livraisons et les impacts que nous allons avoir sont imputables autant aux fournisseurs locaux qu’étrangers. (…) Nous avons appris à travailler à distance. Un rapprochement à distance avec les clients également. (…) Je n’ai jamais autant échangé avec des clients, nous avons eu énormément de contacts à travers les live et les réseaux sociaux. Il va falloir s’en inspirer pour l’avenir »…

❑❑❑❑ L’AUTRE INTERVENTION DU JOUR : toujours dans un reportage de Léman Bleu et toujours à propos du Baselcrash, Business Montres (Grégory Pons) tente quelques explications en confinement, mais le montage final est assez bizarre et très haché. L’essentiel y est néanmoins, avec une intéressante intervention de Pierre Maudet, le « bras armé de Rolex » dans le débarquement à Palexpo des conjurés genevois…

❑❑❑❑ LES SINISTRÉS DU JOUR : on vous épargnera la vidéo de la télé bâloise, mais la direction de Baselworld était à la peine pour expliquer que tout n’était pas mort [bon courage pour remonter quelque chose !] et qu’il y avait encore un espoir en dépit du pronostic vital engagé – le langage non verbal (gestuel) de son interview par la télévision suisse alémanique était accablant. En revanche, les tensions politiques apparaissent à Bâle (ville et cantons) maintenant qu’on découvre l’ampleur du fantastique désastre qu’est la perte de Baselworld pour les acteurs économiques locaux. Non seulement les impôts vont exploser dès qu’il s’agira de renflouer le groupe MCH, dont ville et cantons sont administrateurs, et surtout de rembourser les centaines de millions de francs suisses qui avaient été nécessaires pour financer la construction des nouvelles halles – construction pharamineuse dont personne n’a jamais compris la stricte nécessité (la ville et les cantons étaient solidaires de ces emprunts). Ceci alors même que la survie du salon Art Basel [seconde vache à lait de l’économie bâloise] est elle-même remise en question… 

❑❑❑❑ LE SOURIRE DU JOUR : ils sont formidables, ces confrères qui avaient tout vu venir à propos du Baselcrash ! « On vu le conflit [Bâle-Genève] se profiler depuis une vingtaine d’années », explique ainsi notre visionnaire ami Joël Grandjean à la RTS. On regrettera qu’il ne nous en ait rien dit pendant deux décennies, mais c’est pour la bonne cause puisqu’il assure en même temps et en priorité la promotion du salon horloger des fournisseurs (salon EPHJ de Genève), dont il gère par ailleurs la communication ! Le reste de son intervention est un peu plus confuse [c’est assez capillotracté de voir dans le Baselcrash la victoire des « indépendants » – lesquels ?], mais on s’en délectera dans la mesure où elle procède d’une vraie passion pour les montres…

❑❑❑❑ LA PARODIE DU JOUR : on la trouve sur le blog Foudroyante, de l’excellent Malik Bahri, qui s’en sert pour commenter le Baselcrash. À déguster sans modération – et sans mauvais esprit, si c’est possible…

❑❑❑❑ UN GESTE UTILE ? Avez-vous pensé à « liker » ou à signaler à votre communauté notre vidéo sur la fausse reprise et le « rebond » purement théorique de l’horlogerie suisse ? Pensez aussi à vous abonner et à faire s’abonner vos proches ! 0 % publicité, 100 % liberté : il revient à nos lecteurs de nous soutenir en favorisant la diffusion de nos interventions, qu’elles soient éditoriales (comme cette page du Quotidien des montres) ou audiovisuelles comme la vidéo ci-dessous

❑❑❑❑ LE JEU-TEST DU JOUR : les bonnes réponses à précédent quiz de confinement (Business Montres du 15 avril) étaient : Cartier-B ; George Daniels-E ; Roue à colonnes-G. Voici maintenant trois nouvelles questions tirées d’un de nos précédents « Tour des montres en 80 tests ». Rendez-vous dans notre prochain numéro (lundi) pour les bonnes réponses d’aujourd’hui !

❑ Le « Magic Gold » mis au point par Hublot est… A) un alliage d’or, de palladium et de platine ? B) un alliage d’or et de « hublonium » (magnésium et aluminium) ? C) un alliage d’or et de carbure de bore ?

❑ La Tank basculante de Cartier (on retourne le boîtier pour protéger le verre) a été lancée en… D) 1933 ? E) 1953 ? F) 1993 ?

❑ Le cabron utilisé par les décorateurs horlogers est… G) un mélange d’huile et d’émeri destiné à faciliter le meulage du platine ? H) un style de décor fleuri qui permet de créer des gravures biseautées ? I) une tige de bois recouverte d’abrasif pour nettoyer ou polir une pièce ?

❑❑❑❑ LA CITATION DU JOUR : « Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise » (Jean Monnet). Le « père de l’Europe » a dû être horloger dans une vie antérieure – encore qu’il ne soit même pas certain que les horlogers parviennent à discerner la nécessité dans les crises cycliques qu’ils subissent en les niant…

❑❑❑❑ QUEL DESSIN DU JOUR ? « Tout le problème était que, cette année, l’offre des marques suisses manquait singulièrement d’identité, de substance et d’originalité » (séquence « Sérieux, s’abstenir » : Business Montres du 15 avril). Forcément ! Non seulement l’offre est très réduite [de nombreuses marques ayant préféré reporter au dernier trimestre leurs nouveautés], mais elle ne prend aucun risque [de nombreuses marques gardant sous le coude pour 2021 leurs pièces un peu fortes]. La faiblesse de cette offre 2020 ne va pas aider à une reprise rapide des opérations…

❑❑❑❑ À NOS AMIS LECTEURS

Alors que l’horlogerie est au point mort, avec ses manufactures et ses ateliers fermés ou très ralentis, nous profitons de cette chronapocalypse pour proposer un supplément de pages en accès libre. C’est notre contribution à l’« effort de guerre » de toute la communauté horlogère, pour la soutenir dans les difficultés qu’elle affronte et qui ne font que commencer. Nos lecteurs, anciens et surtout nouveaux, pourront ainsi mieux profiter des loisirs que leur offre le confinement. À vous, en retour, de nous soutenir par un geste simple et très efficace : vous abonner (moins de 70 centimes par jour) pour bénéficier tranquillement de toutes nos informations, de toutes nos chroniques et de toutes nos analyses. Nous comptons sur vous comme vous pouvez compter sur nous pour ne pas vous abandonner dans cette crise aux conséquences incalculables…


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