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FILOUTERIE DÉBRIDÉE (accès libre)
Une sublime arnaque pour bizuter les primo-accédants aux beaux-arts de la montre.

Sur le papier, c’est purement génial ! C’est même le genre d’histoire qui pourrait vous tirer les larmes des yeux si les petits malins qui ont monté l’opération n’en faisaient pas un peu trop. Comme nous entrons bientôt dans les sacro-saintes vacances horlogères, voici un fabliau bien réel que nous avons trouvé dans la hotte du Père Noël…


Pour le prochain solstice d’hiver (21 décembre vers 16 heures), nous allumerons une bougie pour saluer la mémoire de Fernand, qui vient de fermer son atelier horloger après quarante ans de bons et loyaux services au service de l’horlogerie et des belles montres. Sacré Fernand (ci-dessous), génial Fernand, sublime Fernand devrions-nous dire ! Plus de quarante ans d’une passion qui l’a fait vivre « entouré de la précision, de la beauté et de la noblesse des montres traditionnelles. Le tic-tac d’un mouvement parfaitement réglé, la finesse d’un cadran, la rigueur d’un mécanisme conçu pour durer… C’est dans ces détails que sa vocation a pris racine. Dans la lumière douce des matins d’atelier, il a construit bien plus qu’une boutique : une véritable histoire d’amour avec l’horlogerie, la durabilité et le savoir-faire authentique ». Le tout avec d'extraordinaires images que la réglementation des réseaux sociaux a obligé à signaler comme créées avec une intelligence artificielle. Notez la mention « Depuis 1975 ». N’est-ce pas sublime ?

C’est en tout cas la magnifique histoire que nous raconte un nouveau média francophone, La revue française, inconnu de nos services mais apparemment soucieux de mettre tous les atouts de son côté. Le narratif est impeccable : on dirait presque qu’il et rédigé dans le goût du parfait petit créateur de contenus contemporains – il n’y manque pas un adjectif, pas un bouton de guêtre, pas un détail qui fait mouche, pas une inflexion et pas une illustration qui ne vous tire des larmes. « Plus émotionnellement franchouillard, tu meurs » – ne serait-ce que le choix du prénom, « Fernand », n’est-ce pas une trouvaille proprement sensationnelle ? Et cet « atelier Fernand », n’inspire-t-il pas un bel élan de confiance – parce que, c’est bien connu des Français, quand on pense à Fernande…

La romance continue : « Au fil des années, Fernand a rassemblé une collection qui traverse les époques : du style classique intemporel aux modèles modernes au design épuré, chaque montre est choisie pour sa précision, sa qualité et son élégance discrète. Son œil expert reflète une compréhension profonde de ce dont les hommes ont réellement besoin : des montres robustes, fiables, élégantes et capables d’accompagner chaque moment de leur vie. Des montres d’exception pour les instants importants, aux compagnons du quotidien qui ne quittent jamais le poignet, chaque collection raconte une histoire : celle des hommes modernes, exigeants, attachés aux belles pièces. »

Super-Fernand, dont on nous apprend qu’il a su transformer sa passion personnelle pour les montres en une « maison horlogère admirée ». Attention, préparez vos mouchoirs pour une épopée dans le temps et dans l’espace : « Ce qui avait commencé comme une passion discrète s’est transformé en une maison horlogère reconnue et respectée, admirée par des connaisseurs en France et au-delà. Les créations Atelier de Fernand ont conquis le cœur des hommes en quête d’authenticité, de mécanique durable et de beauté intemporelle – des montres faites pour traverser le temps, au sens propre comme au figuré. Chaque pièce porte sa propre histoire, et chaque client rejoint une communauté unie par l’amour du travail bien fait, de la précision horlogère et du détail maîtrisé. Les collections ont évolué au fil du temps, mais une ligne directrice n’a jamais changé : l’exigence absolue de Fernand envers la qualité, le mouvement et les matériaux. Des garde-temps inspirés des designs traditionnels aux réinterprétations modernes, chaque montre est pensée avec passion. La collection s’étend des montres habillées minimalistes aux modèles automatiques robustes, en passant par les chronographes sportifs – pour que chaque homme trouve la montre qui correspond parfaitement à son style et à son quotidien. Ces collections, élaborées avec soin, ont séduit une clientèle internationale partageant la même philosophie : qualité plutôt que quantité, durabilité plutôt que tendance éphémère. »

Parce que, chacun l’aura compris, il s’agit quand même de vendrenon des montres, mais d’incroyables histoires d’hommes et de femmes [c’est le B.a. Ba basique de toute rédaction d’un contenu de marketing direct], et il convient de doser l’émotion en prévision d’une apothéose commerciale en fin de message. On y arrive : « Aujourd’hui, après quatre décennies dédiées à l’excellence horlogère, la passion de Fernand est toujours aussi vivante. Chaque montre vendue, chaque client rencontré, chaque histoire partagée renforce cette énergie qui l’anime depuis ses débuts. Au fil des années, il a échangé avec des hommes qui savent à quel point un garde-temps peut devenir un compagnon de route : un symbole, un repère, un héritage. Ses plus belles inspirations viennent des histoires que ses clients lui confient : des montres portées lors d’instants précieux, transmises, offertes, conservées comme des trésors. Au cœur de son parcours, une philosophie simple demeure : offrir à chaque homme une montre capable de traverser les années avec style, force et fiabilité. Fernand avance avec gratitude, porté par la fidélité de milliers d’hommes qui voient dans ses créations bien plus qu’un accessoire : des symboles de rigueur, d’histoire personnelle et d’élégance maîtrisée. »

Vous y êtes, maintenant ? Fernand a un dernier vœu à formuler : « Un jour, Fernand a simplement voulu dire merci. Merci aux clients fidèles. Merci à ceux qui savent qu’une montre de qualité ne se démode jamais. Merci à ceux qui, au fil du temps, sont devenus bien plus que des clients : une communauté, une famille élargie. Quand il a partagé ce message en ligne, quelque chose de magnifique s’est produit : une immense vague d’amour et de témoignages lui est revenue. Des centaines de messages remplis d’émotion, de souvenirs et d’histoires personnelles. Des montres devenues des repères, des héritages, des trésors. À cet instant, Fernand a compris la véritable portée de son travail : il n’avait pas seulement vendu des montres. Il avait tissé des liens. »

Tout est dans le lien ! C’est plus chic et plus noble au moment de passer à la caisse en payant une fortune pour des montres affichées à 200, 500 ou 700 euros, mais sacrifiées à 70, 100 ou 150 euros alors qu’elles ne doivent pas dépasser les 15 ou 20 euros dans les ateliers de Shenzhen où elles ont vu le jour « avec style, force et fiabilité ». Disons-le clairement, uniquement de la merdouille sino-industrielle sous pavillons multiples d’improbables « marques » apposées sur le cadran, avec une signalétique qui pousse au remplissage du « panier » tellement il y a de bonnes affaires à ne pas manquer : -80 %, ça ne se rate pas ! Une fois encore, tout est fait dans les règles les plus élémentaires des beaux-arts du marketing direct, par cet « Atelier Fernand » recommandé avec cinq étoiles de une note de 4,9 (sur cinq) par 1 752 avis…

Parce que, bien évidemment, si tout ceci fleure bon le frouzerétronostalgique, style Amélie Poulain, tendance béret, baguette et aux accents de « Maréchal, nous voilà », ça se gâte un peu quand on clique sur les « mentions légales » de cette Revue française et qu’on est brutalement renvoyé à la Global Trade GK Limited de Hong Kong, avec une adresse dans Central : damned, encore un coup de ces facétieux Fils du ciel chinois, ou, plus probablement, de leurs copains français qui ont tenté un joli coup de marketing avant les fêtes ! En connaissant un peu les coulisses de la communauté franchouillarde expatriée de Hong Kong, on voit même se dessiner le profil de quelques usual suspectsqu’on ne peut que féliciter pour cette farce promotionnelle particulièrement réussie et divertissante, signée anonymement par la « rédactrice principale en histoires culturelles » de la Revue française – au vu de la photo, on aimerait bien faire connaissance de cette gracieuse consœur…

Il y aura bien quelques joyeux crétins qui tomberont dans le panneau : nous ne les plaindrons pas d’avoir été piégés « à l’insu de leur plein gré » par quelques activistes de l’arnaque horlogère à la gauloise – ils n’avaient qu’à s’informer aux meilleures sources ! Il y a surtout matière à réflexion dans le miroir diabolique que nous tend cette page aux frontières du canular, de la pantalonnade ubuesque et de l’escroquerie : n’est-ce pas, poussée à l’extrême, la structure et la logique même de l’actuelle communication des marques d’horlogerie, avec tous les poncifs de rigueur dans les contenus officiels et autorisés (la valorisation patrimoniale, la saturation émotionnelle, le faux artisanat, le respect de la main de l'homme, l’emphase sémantique, la filouterie commerciale et tout le reste) ? Les farceurs burlesques de l’Atelier Fernand et la « rédactrice principale en histoires culturelles » de la Revue française ne sont-ils pas le reflet maudit de ce que nous sommes, de ce que faisons, de ce que nous disons ?

Bon, je vous laisse, je sens que je vais passer commande à Fernand pour Noël ! Après tout, ce narratif totalement bidon est-il plus condamnable que le storytelling improbable de beaucoup de marques « officielles », qui n’hésitent à bidouiller leur date de naissance et leurs quartiers de noblesse, en s’attribuant une légitimité souvent perdue et reperdue au fil de leur histoire, ou en se drapant dans les oripeaux emphatiques d’avancées horlogères auxquelles ne croient que ceux qui les écoutent ? Les rues du village horloger sont pavées de très mauvaises intentions. On vous laisse réfléchir là-dessus…

COORDINATION ÉDITORIALE : JACQUES PONS



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