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WEEK-END : Un duel de luxe entre les rouages et les roues

Le président Mao Zedong disait qu'un bon Chinois (communiste) doit posséder "un objet qui parle et trois objets à roues", c'est-à-dire une radio, une machine à coudre, un vélo et une montre. Obéissants, tous les Chinois ont donc voulu une montre, en version luxe pour les plus riches. Aujourd'hui, ils passent à autre chose... ••• La citation exacte de Mao Zedong tourne autour du devoir pour tout bon communiste de "posséder trois objets à roues et un objet parlant …


Le président Mao Zedong disait qu'un bon Chinois (communiste) doit posséder "un objet qui parle et trois objets à roues", c'est-à-dire une radio, une machine à coudre, un vélo et une montre. Obéissants, tous les Chinois ont donc voulu une montre, en version luxe pour les plus riches. Aujourd'hui, ils passent à autre chose...

••• La citation exacte de Mao Zedong tourne autour du devoir pour tout bon communiste de "posséder trois objets à roues et un objet parlant [三转一响] : un vélo, une machine à coudre, une montre et une radio". Un peu plus tard,le président chinois  avait rajouté... un chasse-mouches à cette liste. Moyennant quoi, tous les Chinois ont acheté ce qui était recommandé par le comité central. Les bonnes habitudes étaient suffisamment ancrées dans la mentalités collective pour résister à la transition entre le national-communisme et le capital-communisme. Tous les Chinois ont donc continué à acheter des montres – un peu plus chères que celles des usines du Parti, souvent même très coûteuses et d'autant plus chères que les montres sont restées, depuis Mao Zedong, un cadeau recherché et valorisé, une monnaie d'échange et un vecteur de corruption de premier plan. D'où les excès en tout genre et l'actuelle chasse que les internautes font aux "frères à la montre" – ces dignitaires du Parti communiste qui s'affichent avec des montres qui représentent des dizaines d'années de leur salaire officiel. Même le très officiel Quotidien du Peuple a dû rendre compte de ce nouveau "luxury watch bashing" (éclaiage complémentaire du blog Dom Bosco). ••• D'où la réaction des nouvelles fortunes chinoises vers un luxe un peu moins visible. Ce qui ne fait d'ailleurs que correspondre à la lassitude des amateurs pour l'arrogance surplombantes des marques européennes (notamment suisses) et à l'éducation croissante des consommateurs, qui se laissent moins prendre aux sirènes de la communication et du marketing. En ajoutant à ce changement d'ambiance sociétale la lutte du pouvoir central contre la corruption, on explique en partie l'effondrement du marché chinois des montres de très haut de gamme, brutalement disqualifiées comme must have et comme accessoire de luxe. Le nouveau chic horloger se veut plus générationnel [les marques de "papa" surexposées en Chine ont du souci à se faire],  plus imaginatif [une chance historique pour les jeunes marques créatives], plus discret [moins tape-à-l'oeil] et surtout plus culturel [d'où la nouvelle passion pour les montres de collection de type Patek Philippe et les montres de poche émaillées, dites "chinoises"]. ••• Ne pas en déduire que le luxe est mort en Chine ! Par définition, le luxe est une aspiration permanente des "animaux sociaux" que sont les hommes en communauté. On le trouvait déjà du temps des grottes paléolithiques avec les coquillages ornés ou avec les ivoires sculptés. Chaque époque a sécrété son luxe, qui n'est qu'une pulsion humaine très compréhensible vers une différenciation et un individuation qui préludent à la reconnaissance personnelle. Ce sont les codes culturels du luxe qui changent selon les époques, pas le logiciel système des élites : à peine liquidées les fleurs de lys et les symboles de l'Ancien régime, la nouvelle classe révolutionnaire n'a eu de cesse de ressusciter la pompe et les aigles impériales. D'une séquence à l'autre, même au prix de convulsions sanglantes, il y a glissement des formes, non disparition ou liquidation du fond...

••• En prenant donc pour hypothèse l'aspect instinctif et réflexe de ce tropisme essentiel des hommes vers le luxe, bref sa dimension éthologique, on doit s'interroger sur les mutations entre ces objets transactionnels que sont les colifichets du luxe. Ces mutations ont leurs lois génétiques, qui dépendent beaucoup du climat sociétal pour s'exprimer pleinement – dans la promotion d'un accessoire comme dans sa condamnation. Emile Durkheim ou René Girard ont très bien étudié la logique du "bouc émissaire", prélude à cette "chasse aux sorcières" dont le luxury watch bashing semble se poser en exemple contemporain. Hors de toute rationalité, certes, mais le climat n'en devient pas moins pesant. Quand les montres de luxe deviennent un enjeu de réprobation collective, sinon un objet-clé des nouveaux rituels d'exécration sociale, les élites ont un besoin compulsif et immédiat de se trouver de nouveaux signes de "reconnaissance tribale". C'est là que se découvre la nouvelle bataille entre le rouages et les roues... ••• Retour du balancier classique après des années-fric aux excès somptuaires, la Chine semble à nouveau tentée par un néo-puritanisme en partie étayé par les fièvres néo-nationalistes qui fermentent au sein d'un peuple bousculé et déboussolé par deux décennies de basculements spectaculaires. L'histoire des îles disputées aux Japonais est emblématique de cette fièvre, mais la mode des vélos de luxe n'est pas mal non plus. Si le nouveau chic horloger est moins mira me, donc substantiellement moins apte à créer la distinction évidente recherchée, on en rajoutera désormais dans l'ostentation... anti-ostentatoire ! Après avoir inlassablement massacré ses élites traditionnelles, impériales, républicaines et même communistes, la nation chinoise est socio-génétiquement homogène : 99 % des Chinois actuels descendent de paysans et de prolétaires du peuple profond. Le grand jeu est actuellement d'exhiber, sans renoncer aux codes du luxe, ces racines prolétariennes et ce nouveau jansénisme éthique, en y ajoutant une pincée de rétro-nostalgie pour l'époque pré-capitaliste... ••• C'est ainsi que les Chinois redécouvrent l'un des symboles préférés de la dictature maoïste : le vélo. Le deux-roues (de luxe, high-tech, exclusif et hors de prix, donc distinctif) devient plus branché que la montre pour exprimer sa singularité personnelle, surtout quand ce vélo peut se parer de considérations eco-friendly non moins ostentatoires dans une société ravagée par la pollution du décollage industriel. À chaque coup de pédale, on s'offre ainsi une bonne conscience, une bonne image politico-culturelle et une bonne santé : comme on dit sur place, on "gagne de la face"... ••• Bien entendu, pour commencer, on ne prend aucun risque en choisissant les marques occidentales de référence : BMW Chine vend plus de vélos de luxe [comptez 10 000 euros minimum] que de voitures, le quatre-roues impliquant de fait l'achat d'un deux-roues assorti. Shanghai Tang, la griffe de mode sino-européenne (groupe Richemont), vient de lancer une édition limitée de vélos de luxe (1 200 dollars) comme "hommage contemporain au “Pigeon Volant“, l'ancienne bicyclette noire" qui avait fini par faire partie de l'identité de la Chine communiste. On reconnaît [détail très important : le facteur identification !] ces vélos à leurs jantes arrière parme (ci-dessous) : c'est le même culte du "détail qui tue" que pour les montres !

••• À la récente "Foire cycliste" de Nanjing (juillet), Mercedes-Benz exposait des vélos électriques de luxe, alors que des deux-roues de "créateurs" s'arrachaient à 40 000 dollars. La révolution est comparable à celle de la nouvelle génération horlogère des années 2000 : nouveaux concepts, nouveaux designs, nouvelles fonctions, nouveaux matériaux. Donc, forcément, nouveaux usagers qui usent et abusent de la nouvelle sémiologie cycliste (tous ces signes de reconnaissance qui font qu'on est reconnu pour avoir le bon vélo de la bonne marque avec les bons accessoires). ••• Avantage commercial du vélo de luxe sur le montre de luxe : le deux-roues est un "système des objets" à lui seul, tant pour l'équipement de la personne que pour celui de la machine. En termes commerciaux, les innovations techno-mécaniques se succèdent à un rythme insensé, avec une saisonnalité de plus en plus marquée qui évoque celle de la mode. Les commandes de pièces sur-mesures sont moins contraignantes que dans l'horlogerie : pourvu que ce soit chic et cher, on peut personnaliser à l'infini. Et ce n'est qu'un début : quand les Chinois s'emballent pour un symbole statutaire, l'assèchement des stocks mondiaux et la pénurie se profilent ! ••• Comme pour la montre, on trouve déjà des collectionneurs compulsifs de vélos hors de prix, qui organisent des conventions de bikers chics aussi exclusives que les "diners de cons" organisés hier par les marques suisses. On s'échange sous le manteau les adresses d'ateliers confidentiels et de gourous intransigeants. Assez curieusement, ces néo-bikers asiatiques viennent également rechercher dans les... Alpes européennes une sanctification "culturelle" pour leurs exploits, mais c'est dans le Galibier ou dans la montée de l'Alpe-d'Huez plus que dans les watch valleys qu'ils trouvent leur bonheur... ••• Le pouvoir est au bout du guidon ! Hier [c'est-à-dire il y a trois ans, un éternité !], un nouvel adage populaire chinois voulait qu'on soit plus heureux de "pleurer en BMW plutôt que de rire en vélo". Aujourd'hui, le vrai marqueur social, c'est de rire en vélo BMW quand les autres pleurent de rage impuissante dans leur auto. Un indice qui ne trompe pas : on trouve à la MAD Gallery de Genève (MB&F) les sculptures cyclo-kinétiques du créateur chinois Xia Hang (ci-dessous). Vous avez déjà vu Maximilian Busser en retard d'une tendance ? Second signal faible : quand Jean-Claude Biver (Hublot) avait lancé son premier vélo high-tech & design, il y cinq ans, toute la profession avait rigolé [même s'il avait tout vendu !]. Pas sûr que d'autres marques ne viennent pas, ces prochaines semaines, lui "sucer la roue" – comme on dit dans le peloton !

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