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(2012) La connectique de poignet annonce-t-elle une nouvelle révolution horlogère ?

C’était une page « Prospective » datée de septembre 2012. À l’époque, on ne parlait quasiment pas de montres connectées, sinon pour rigoler de ce ridicule gadget électronique – à l’époque, on ne parlait même pas d’Apple Watch, mais nous sentions venir une attaque foudroyante ! Alors que l’horlogerie suisse commence à peine à comprendre que ces mêmes montres connectées sont en train de la dépouiller de son entrée de gamme, il est savoureux de relire ce que nous en disions, il y a sept ans. Une éternité, mais l’avertissement était clair : « Le jour où le snobisme de l'hyper-connexion s'enclenchera, la Suisse tremblera »...


Vous avez aimé la séquence quartz des années 1970, ses effondrements industriels, ses manufactures dans le ruisseau, sa redistribution des cartes et les affres de la renaissance mécanique ? Vous allez adorer la mutation qui s'annonce à nos poignets : le fétichisme de l'hyperconnexion va forcément impacter notre rapport au temps et aux montres. Le Swatch Group a tout pour lancer une montre connectée sur la base d'une Swatch tactile, mais rien n'est encore annoncé... 

Un rappel historique qui n'est jamais inutile tellement la tradition orale charrie de contre-vérités historiques dans ce domaine contreversé : comme l'a rappelé l'excellent Pierre-Yves Donzé dans plusieurs de ses études historiques, ce n'est pas la « révolution technologique » engendré par l'invention des montres à quartz qui a mis à genoux l'industrie horlogère suisse. C'est surtout une série d'erreurs marketing qui, s'accumulant, ont permis une fatale convergence des catastrophes. À l'époque, les Japonais ont gagné la guerre des montres sur le plan commercial sans recourir à l'arme du quartz : ils ont su faire basculer en leur faveur les marchés historiques de l'industrie suisse par la seule force de leur ambition commerciale, face à des Suisses qui perdaient les pédales sur le plan industriel (structures de production obsolètes, équipes de direction incompétentes) et qui étaient handicapés par une monnaie trop forte. Si on y ajoute un erreur de perception concernant le quartz lui-même, considéré en Suisse comme un supplément d'âme haut de gamme pour l'horlogerie de prestige [et non comme un accès privilégié à la montre pour des milliards d'êtres humains], on comprend mieux l'effondrement...

Autant préciser ces facteurs [on en a volontairement négligé d'autres] pour faire un peu de prospective autour de la nouvelle révolution qui semble se dessiner autour des montres connectées. Une révolution horlogère peut ne pas être technologique. Sans rien remettre en cause des principes généraux de la montre mécanique, la révolution industrielle des années 1860-1880 a remis en cause toutes les bases de la production traditionnelle, en permettant de produire en quantités « industrielles » des montres qui n'étaient jusque-là réalisées qu'en petites séries artisanales. Pour n'avoir pas cru à cette révolution industrielle, l'industrie suisse a pris alors d'immenses longueurs de retard sur les industriels américains de la montre... Un bon exemple de révolution sociologique, sans la moindre cause technologique, est le passage de la montre de poche à la montre-bracelet : il s'est opéré en une vingtaine d'années (1910-1930), les montres- bracelets devenant majoritaires dans la production suisse dès 1930. Une nouvelle demande du marché a complètement reformaté l'industrie, permettant l'émergence de nouvelles marques (notamment Rolex) qui avaient cru dès la première heure à cette révolution. Là encore, les Suisses ont eu à mal à croire à cette mutation ! Autre exemple récent de révolution sociétale : l'impact des griffes de mode sur l'entrée de gamme horloger à partir des années 1990 (notamment avec le cas Gucci). La pression de ces griffes déclinées en montres a bousculé les marques traditionnelles en les obligeant soit à monter en gamme, soit à disparaître, tout en contraignant l'ensemble de la profession à faire évoluer ses codes stylistiques...

Une révolution de type mixte est peut-être à l'oeuvre actuellement, au carrefour d'une nouvelle exigence sociologique et d'un nouvel environnement technologique. L'horlogerie traditionnelle pourrait n'être que la victime collatérale (et non la cible principale) de cette nouvelle donne, au moins pour des raisons... physiologiques : les êtres humains n'ont que deux poignets, ce qui limite la place pour y accrocher beaucoup de « prothèses » technologico-mécaniques – d'autant que, pour la moitié féminine de l'humanité, un de ces deux poignets est réservé aux colifichets (bijoux, bracelets, parures, etc.) ! Il ne semble donc pas que la « double montre » – une à chaque poignet – ait de l'avenir : à la différence du caméléon, l'être humain n'a qu'une vision stéréoscopique et il est rarement ambidextre. Difficile de surveiller deux instruments à la fois et d'avoir la même attention pour chacun de ses poignets !

La bataille est donc engagée pour l'occupation du poignet. Sur le ring, deux concurrents : la montre traditionnelle (mécanique ou électronique) et la montre connectée (une smartwatch, au sens large, pour l'instant électroniquement reliée à un smartphone ou travaillée dans la logique d'un iPod Nano). Inutile de revenir sur les atouts de la montre classique, qui tiennent à la fascination mécanique, à l'esthétique, à la représentation sociale, à la chrématistique, mais de plus en plus rarement à la réelle fonctionnalité horaire. La montre connectée est beaucoup plus passionnante à observer, d'autant qu'elle s'appuie sur un courant sociologique encore peu étudié : la fétichisation collective de l'hyper-connexion digitale. La connexion permanente est aujourd'hui une exigence aussi puissante qu'élémentaire, alors que les trois-quarts de l'humanité ont plus ou moins accès aux réseaux mondialisés... Dans une société numérisée jusqu'à l'extravagance, si la déconnexion – toujours temporaire et transitoire – est devenue un snobisme ostentatoire mais marginal, la non-connexion est de plus en plus considérée comme un déconnexion de la vie physique – presque une mise à mort sociale ! Puisque les médias sociaux de la cybersphère sont aujourd'hui la vraie vie, avec les codes source de Facebook ou de Google en guise de codes génétiques, le « hors ligne » devient la soustraction sensorielle des réalités du monde : on se mutile yeux, oreilles, nez, langue et doigts en échappant à ses « amis » digitalisés. Si on ajoute à ces facteurs la pratique hallucinante de l'exhibitionnisme des intimités personnelles sur les réseaux sociaux, on comprend que les flux d'information sont devenus plus vitaux que les pulsations artérielles du coeur humain. Cette nouvelle toxicomanie est d'autant plus addictive qu'elle s'est imposée en moins de quinze ans à plusieurs milliards d'individus...

Donc, pour résumer, plutôt mourir connectés que vivre déconnectés ! Quel plus beau symbole de cette connecto-dépendance que les nouvelles montres qui affichent, au poignet, les informations d'un smartphone porté dans la poche ou le sac à dos ? Accessoiremment, ces montres connectées donnent l'heure et toutes les informations qu'on peut attendre d'un nouvel objet du temps en ligne avec tous les observatoires de la planète (décompte chronographique, précision « atomique », innombrables fuseaux horaires, etc.). Et elles jouent même de la musique ! Devenue terminal de poignet et mini-écran déporté, la montre n'est plus qu'un artefact digital greffé sur un appendice physiologique plutôt pratique : le poignet est un emplacement idéal et pratique chez les mammifères bipèdes de l'espèce Homo Sapiens Sapiens.

Les géants de l'électronique l'ont bien compris et sont déjà très actifs sur ce marché. Les propositions de montres connectées ou iPodisées sont protéiformes [quoique basées sur une banale technologie Bluetooth] et esthétiquement plus geeks les unes que les autres : cette hideur native est probablement l'élément retardateur qui a permis de ne pas prendre tout de suite conscience de la mutation en cours. Un seul absent, et de taille, dans cet afflux de propositions connectées au poignet : Apple, dont on ne sait pas très bien s'ils hésitent [Steve Jobs a laissé tout le monde s'exciter sur la transformation du iPod Nano en montre] ou s'il réservent leurs forces pour une blitzkrieg qui posera un nouveau standard [c'est l'hypothèse de Business Montres], de la même manière que le iPhone a reformaté toute l'industrie des téléphones où presque personne n'imaginait qu'Apple allait se risquer. Comme l'écrivait récemment Business Montres (7 septembre), « quand Apple se réveillera, la Suisse tremblera »...

Les objections à ce schéma d'anticipation stratégique sont nombreuses. En effet, pourquoi les amateurs abandonneraient-ils leurs belles montres mécaniques pour des objets purement fonctionnels dont le design laisse à désirer et dont l'obsolescence technologique est programmée ? Il y a longtemps que les montres ne servent plus à donner l'heure, mais qu'elles sont désormais les doudous des grands garçons et les accessoires de princesse des adulescentes qui rêvent toujours d'être une poupée Barbie... Pourquoi imaginer que la Terre entière – surtout ses terres commerciales émergentes – renoncerait soudain aux plaisirs hypnotiques d'une mécanique qui bat selon les canons d'une tradition cinq fois séculaire ? La montre est durablement installée dans les archétypes d'un nouvel art de vivre à l'occidentale : on peut dire affirmer que sa pérennité a-technologique ou détechnologisée rassure. Obsolète par essence, elle échappe ainsi à l'angoissante obsolescence de notre quotidien... On en déduira que l'avenir de la montre suisse est devant elle – ce qui n'est pas forcément faux – et que tout va pour le mieux dans le meilleur des montres : les poules auront des dents quand ceux qui rêvent d'une Patek Philippe passeront à la smartwatch ! Sauf que, justement...

Il suffit là encore de procéder par analogie. Les premières montres-bracelets mises sur le marché par Hans Wilsdorf (Rolex) avaient beau être précises et endurantes, les amateurs de belles montres n'y croyaient pas, hormis quelques trend-setters : trop fragiles, trop sensibles aux mouvements du poignet, trop « féminines » dans leur ADN ! Il faudra la Première Guerre mondiale pour qu'on valide l'intuition d'Hans Wilsdorf et qu'on réalise à quel point la montre-bracelet était plus adaptée à la dynamique du monde moderne que la montre de poche. Elles n'étaient pas mieux en soi, ni mécaniquement plus performantes ou plus précises [au contraire !], ni esthétiquement plus réussies : elles étaient simplement plus en phase avec la vie quotidienne de ceux qui les portaient – qui n'avaient d'ailleurs plus de gilets pour les loger [de là à penser que c'est le complet-veston qui a tué la montre de poche...] – et avec les autres objets de ce quotidien (voitures, aéroplanes, bouteilles de plongée ou crampons de football) !

De même, ce n'est pas le quartz japonais qui a failli tuer la montre suisse dans les années 1970, mais bien plutôt l'incompréhension des marques suisses pour les significations sociales et industrielles de cette irruption du quartz dans l'horizon horloger. Les premières années, le quartz suisse n'était qu'une manière chic de vendre très cher des mouvements qui l'étaient de moins en moins : toutes les marques ont joué avec le feu en prenant le quartz pour un "gadget de luxe". À l'époque, les Pulsar d'Hamilton valaient plus cher que les Patek Philippe ! Ensuite, les montres à quartz n'ont pas concurrencé Rolex, Omega, Patek Philippe ou Vacheron Constantin, qui ne se privaient pas d'en proposer. Simplement, rendues de plus en plus accessibles par une logistique de production de masse, les montres à quartz asiatiques ou américaines ont déconstruit la pyramide horlogère suisse en la grignotant par le bas. Ce sont les manufactures de montres mécaniques accessibles – les fameux mouvements Roskopf – qui ont essuyé de plein fouet la tempête asiatique et qui sont les premières parties en vrille. La dislocation de l'entrée de gamme suisse annonçait logiquement l'ébranlement de tout l'édifice : nous ne nous en sommes tirés que de justesse, grâce à une montre à quartz (la Swatch) qui repensait tous les codes industriels, esthétiques et culturels de la montre suisse et qui oubliait dans les poubelles de l'histoire les calibres Roskopf. À la fin des années 1970, si on avait dit aux grands féodaux de la montre suisse qu'ils seraient sauvés, trois ans plus tard, par une montre à quartz en plastique, ils vous auraient envoyé aux urgences psychiatriques ! C'est peut-être le scénario qui nous attend demain ! Non pas une bousculade frontale et organisée, mais une offensive dissolvante et insidieuse sur les segments de prix correspondant à ceux des smartwatches (rarement plus de 200-300 CHF). Quand on voit Casio commencer à prendre date avec des collections de G- Shock connectés, il faut rester attentif. Les marques life style (Sony, Nike, etc.) s'en mêlent à leur tour. Objectivement, les montres pour geeks qu'on nous proposait hier sont de moins en moins moches : les projets qui se multiplient sur les sites de financement collaboratif sont de plus en plus intéressants – tant par l'approche de leur concept que par leur succès (signal faible : 6 283 % de sur-souscription pour LunaTik sur Kickstarter). Heureusement pour l'industrie suisse, les conglomérats de l'électronique mondiale (notamment Samsung) ne se situent même pas dans une logique de confrontation horlogère avec les Suisses : ils se contentent de vouloir imposer leurs nouveaux concepts [des maillons de la chaîne numérique considérés comme stratégiques parce que personnels] aux consommateurs, en occupant la place disponible [le poignet] sans trop se soucier des objets mécaniques qu'ils en délogent...

Alors que Swatch avait lancé, voici quelques années, une montre connectée Paparazzi (Smart Swatch) , en collaboration avec Microsoft, rien n'a été tenté ces dernières années, alors même que le Swatch Group maîtrise la technologie tactile appliquée aux montre (Swatch Touch, T-Touch chez Tissot, etc.). Nick Hayek se retient-il pour mieux sauter ou a-t-il délibérément choisi d'ignorer ce marché émergent pour concentrer ses forces sur la moyenne gamme et le haut de gamme ? Difficile de le savoir, mais aucune proposition de smartwatch digne de ce nom n'a été signalée dans une Suisse qu'on craint de voir à nouveau manquer le train d'une nouvelle révolution. Une première certitude : si la déferlante connectée atteint les rivages suisses, les premières marques touchées seront celles de l'entrée de gamme – donc, le bas de la pyramide Swatch Group – plus que les manufactures mécaniques qui opèrent un plus haut dans la gamme. Cette évidence est étayée par une autre certitude : puisqu'il n'y a qu'une place au poignet, et que le bassin de consommateurs visé par ces montres connectées est à peu près dépourvu de culture horlogère, le facteur prix et le facteur technologie seront décisifs pour la décision d'achat, plus que le facteur marque.

On joue là sur des volumes qui se comptent en millions de pièces : s'il se vend un téléphone Samsung par seconde à travers le monde, que se passera-t-il quand Samsung offrira une montre connectée par téléphone vendu ? Même raisonnement pour les smartphones des autres marques. Et combien de millions de montres pourrait vendre Apple le jour où Cupertino mettra sur le marché une montre à la pomme ? Les clientèles ne sont pas aussi étanches qu'on le croit entre l'univers de la haute horlogerie et celui des objets connectés : tous les clients actuels de Rolex ou de Patek Philippe possèdent un iPhone ou un smartphone équivalent, ainsi qu'un PC, un iPad ou un Mac. Le jour où le snobisme de l'hyper-connexion s'enclenchera, la Suisse tremblera...

Dernière question : pourrait-on encore parler d'industrie horlogère suisse si celle-ci se limitait à une grosse poignée de millions de montres mécaniques (6 millions d'unités) et si elle perdait l'essentiel de son entrée de gamme électronique (actuellement 16 à 18 millions de pièces) ? Dans les années 1970, la question a été vite tranchée : une fois sapées par les assauts conjugués des Japonais, du quartz et des directions dépassées, les bases de l'outil industriel suisse ont vu crouler leurs superstructures. Sire, c'est une révolution ! Non, c'est une mutation et c'est encore plus irréversible...

❑❑❑❑ TEXTE  ORIGINAL : « Prospective : la connectique de poignet annonce-t-elle une nouvelle révolution horlogère ? (Business Montres du 8 septembre 2012)

❑❑❑❑ COMMENTAIRE (RAPIDE) DE DÉCEMBRE 2019  : le moins qu’on puisse dire, c’est que tout était clair dès 2012 et qu’on pouvait donc s’attendre à voir la pyramide des marques suisses sapée par le bas sous les assauts des montres connectées [l'effondrement de Swatch est terrifiant ; celui de Tissot guère moins brutal]. Exactement comme lors de la crise du quartz, même si les deux phénomènes n’ont rien à voir. On pouvait également redouter que les marques suisses ne restent aussi inertes face aux smartwatches [qu’elles persistent à ne pas prendre au sérieux] qu'elles l'avaient été face aux montres à quartz : c’est exactement ce qui s’est passé, et pour les raisons mêmes que nous exposions. Alors, entendre aujourd’hui les jérémiades sur les dix millions de montres suisses perdues (non fabriquées et non exportées) depuis la parution de cet article est assez navrant : on aurait pu éviter d’en arriver là, mais les élites de l’horlogerie ont préféré nous désarmer moralement pendant cette « drôle de guerre » perdue d’avance. Quand elles ne collaboraient pas... Maintenant, il faut réfléchir au coup d’après et tenter de deviner quelles seront les stratégies de survie – parce que, ne nous y trompons pas, la pyramide vacille sur ses bases et, aussi solide soit-elle, la pointe de la pyramide va tout de même chuter de haut…


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