SANS FILTRE #89 (accès libre)
« Ah, qu'on les aime, ces salons horlogers ! »
S’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer, ces salons horlogers : c’est d’ailleurs ce qu’on (re)fait à intervalles réguliers, ici ou là dans cette Suisse si génialement hospitalière qu’elle pratique avec entrain la surfacturation hôtelière et la surenchère autosatisfaite. Les millésimes passent, les générations s’effacent, mais les rituels compassés de ces salons de printemps ne trépassent pas. Loin de là…
Mise en garde préalable pour nos lecteurs aux âmes sensibles : certains passages de cette chronique s’annoncent politiquement incorrects et participent d’une choquante wokismophobie assumée – voire pire ! Chacun pourra en faire le signalement aux pisse-vinaigre de son choix et aux petits hommes gris très sérieux qui peuplent les salons en se prenant encore plus au sérieux…
Ah, qu’on les aime, dans les allées des salons et dans les lounges des palaces, toutes ces pintades qui gloussent dans leurs inconfortables Louboutin avec de prometteurs effets de jabot, ces blogueuses en crop top qui se repomponnent inlassablement avant de refiltrer leurs stories si magiquement signifiantes de leur propre insignifiance, ces influenceuses qui jactent dans un langage techno-naïf devenu énigmatique et ces « Pi Are » (PR) affairées, les bras croisés sur leurs dossiers ultra-confidentiels. Rude mission que celle de ces médiatrices, un œil rivé sur leur planning ultra-serré, l’autre sur le troupeau des journalistes qu’elles coachent [et qui leur réclament le sacro-saint « cadeau presse »]. Elles ont le cerveau gauche activé sur l’écran où leur téléphone additionne les notifications et le cerveau droit irradié par d’improbables ambitions carriéristes contrariées par de perfides jalousies entre « filles » qui s’embrassent toutes bruyamment comme d’excellentes amies…
Ah, qu’on les aime, dans ces mêmes allées, à l’orée des grands stands, tous ces jeunes coqs avantageux qui prennent la pose dans leurs costumes étriqués, la nuque raidie par leurs chemises au pied de col trop amidonné. Peu importe la bonne taille pourvu qu’on ait les baskets blanches de rigueur (ci-dessus, en mode cossu) avec les pantalons ultra-slimés qui cachent mal leurs mollets de poulets d’élevage. Pire qu’un défilé de dé-mode, c’est la grande pitié pastichée d’un Pitti Uomo pitoyable pour figurants aux joues mal rasées. La souplesse d’échine reste une vertu cavalière de ces aimables petits soldats, pions interchangeables formés dans ces écoles commerciales – toutes plus « sup » les unes que les autres – qui n’apprennent plus le commerce, mais la gestion, et qui enseignent le conformisme excellisé plus que l’art de vendre…
Ah, qu’on les aime, ces responsables commerciaux des marques, plantés à l’entrée de leur stand comme les dames dans les vitrines de la Reeperbahn, à Sankt-Pauli (Hambourg), qui guettent avidement les détaillants de leur périmètre géographique pour les harponner comme autrefois les baleiniers de Moby Dick. L’année n’étant guère favorable aux emballements arrogants des éditions post-pandémiques, l’obséquiosité est de retour dans les promesses onctueuses et les encouragements marchands prodigués à des responsables de points de vente toujours surstockés avec les mirifiques « nouveautés » de la saison précédente. Qu’on songe à leur détresse mentale quand ces « chasseurs de primes » voient ces mêmes détaillants exotiques annuler une à une les séries spéciales « boutique » commandées dans l’excitation naïve et béate de l’année dernière…
Ah, qu’on les aime, ces blogueurs panurgiques, iPhone vissé dans la main et Airpods vissés dans l’oreille, héraults de l’instantanéité capables de mettre en ligne les mêmes dossiers de presse au même moment [souvent sans même avoir vu la montre], traqueurs de reflets parasites et champions du wristshot plus ou moins pileux qui commentera en quelques syllabes malhabiles, hashtaguées et désorthographiées le fruit de quelques trimestres de travail d’équipes horlogères sur les dents. Pour la cohérence, la pertinence et la substance, repassez plus tard, puisque la seule unité de compte admise dans ce cirque numérique est l’interaction quantitative en termes de « like » hâtifs et de commentaires émojisés à l’extrême. Sacrés blogueurs, qui ne respectent rien, mais qui avaient unanimement décidé [exactement comme un banc de thon qui change brutalement et collectivement de direction], dès le mardi à 9 heures et quelques minutes, que le millésime créatif 2024 était plutôt médiocre, chacun en rajoutant ensuite dans le protocole d’exécration…
Ah, qu’on les aime, ces visiteurs venues de ces contrées exotiques où on aime encore les montres, ces Asiatiques lost in translation sur les quais de Genève, légèrement hagards face à leur Google Maps qui n’enseigne pas vraiment l’art de se repérer entre les multiples branches du Rhône et les rives d’un lac qui borde une mystérieuse « vieille ville » [jamais précisée sur les panneaux indicateurs] et qui ne mentionne ces « rues basses » encore plus énigmatiques où nichent quelques galeries horlogères. Mais aussi ces Indiens qui ont du mal à comprendre qu’il y ait cinq fois plus de marques – et non des moindres – disséminées dans le centre-ville que dans les halles de Palexpo dont ils pensaient qu’elles résumaient la Wonder Week. Ou encore ces Russes, médias ou détaillants, un peu indignés d’avoir été officiellement interdits de séjour sur les espaces du groupe Richemont à Watches & Wonders, mais secrètement flattés d’y avoir accédé par des portes dérobées à l’arrière de ces stands. Sans oublier ces Proche-Orientaux en rupture de Ramadan, devant lesquels on irait jusqu’à dérouler des tapis de prière pourvu qu’on puisse les gaver de cadrans retravaillés en chiffres indigènes ou en couleurs plus islamiques que la tendance rose qui est le nouveau vert, qui était le nouveau bleu, lequel était le nouveau noir, etc. ad libitum !
Ah, qu’on les aime, ces officiels des pouvoirs publics genevois, qui viennent inaugurer en grande pompe un salon qui ne représente que le sixième des marques présentes à Genève et dont les exposants ne se cachent plus d’avoir à repousser plus de détaillants qu’ils n’en invitent à Palexpo, alors que les 280 marques qui campent dans le centre-ville attirent de plus en plus de visiteurs professionnels et de plus en plus d’amateurs et de collectionneurs attirés comme des phalènes par les lumignons horlogers de la Wonder Week. Ont-ils réfléchi, ces élus, à ce symbole puissant que constitue la nécessité, pour Watches & Wonders, de venir chercher ses énergies et sa dynamique populaire en centre-ville, pour y faire la fête [très réussie, d’ailleurs] avec ces « pirates » et toute cette plèbe horlogère dont le salon se faisait le contempteur légèrement condescendant ?
Ah, qu’on les aime ces salons horlogers où l’unité de compte monétaire minimale est à six chiffres, alors que la pierre précieuse courante s’y débite par dizaines de carats, le tout dans une débauche de nouvelles technologies mariées à d’épatantes démonstrations de métiers d’art plus virtuoses les uns que les autres. Quel univers magique que ces salons déconnectés par leur objet même de la vraie vie des vrais gens et quel univers de bisounours que ces marques qui font la roue alors que leurs volumes de ventes se compriment d’année en année sans qu’elles comprennent vraiment pourquoi elles perdent autant de « parts de poignet » ! Quelles illusions dérisoires que la découverte de ces vitrines horlogères qui semblent ne tabler que sur les caprices d’oligarques indigènes qui sont par ailleurs traqués dans le monde entier et réprouvés par la morale universelle !
Ah, qu’on les aime ces salons horlogers, qui savent miraculeusement tout oublier de leurs erreurs passées et qui reproduisent éternellement, dans une même arrogance aveugle, les mêmes comportements caporalistes, les mêmes dérives tarifaires et les mêmes réflexes d’exclusivité, toxiques et déplacés quand les réseaux sociaux font régner la loi et l’ordre. On aime leurs rituels compassés, leurs embrassades hypocrites, leurs sourires étudiés et cette bonne humeur factice qui fait oublier que, pendant ce temps, à quelques heures d’avion de Genève, des peuples vivent dans la peur des bombardements, des famines et de la guerre. Ceci pour ne rien dire des centaines d’emplois que ces mêmes marques horlogères en phase festive s’apprêtent à annuler des commandes passées dans une euphorie d’hier qui n’est plus de mise aujourd’hui et qui le sera encore moins demain – commandes effacées qui sont autant d’emplois supprimés et qui préfigurent les réductions d’effectifs que ces marques ont déjà hypocritement planifié au sein de leurs propres équipes. Ah, qu’on les aime, envers et contre tout. On vous laisse réfléchir là-dessus…
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les 70 premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #80 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #88 : « Le grand procès des rois de la contrefaçon vient d’allumer une sacrée bombe à retardement » (Business Montres du 4 avril)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #87 : « D’où vient ce vent mauvais de décivilisation qui déstabilise l’industrie horlogère ? » (Business Montres du 14 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #86 : « Voici venir le temps de la recombinaison identitaire » (Business Montres du 3 mars)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #85 : « Est-ce qu’on n’en fait pas un peu trop avec les codes du style Genta ? » (Business Montres du 28 février)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #84 : « Remarques horlogères intempestives sur quatre décennies de trajectoire Apple » (Business Montres du 21 février)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #83 : « Vous êtes plutôt gratte-ciels ou vous préférez les favelas ? » (Business Montres du 12 février)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #82 : « Faut pas prendre les statistiques horlogères pour les enfants du Bon Dieu » (Business Montres du 31 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #81 : « Il y a quand même un énorme problème de gouvernance chez Watches of Switzerland » (Business Montres du 24 janvier)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #80 : « Ce qu’on peut retenir de l’effondrement boursier de Watches of Switzerland » (Business Montres du 21 janvier)
COORDINATION ÉDITORIALE : JACQUES PONS