@ENCHÈRES 2015 #4 : Après les ventes aux enchères, nous allons vivre le temps des nouvelles ventes aux surenchères...
Le 14 / 05 / 2015 à 06:00 Par Le sniper de Business Montres - 3569 mots
Les enchères pour les montres de collection fonctionnent désormais en marché à deux vitesses. D'un côté, les dispersions classiques, entre déballage pathétique et rituel mondain. De l'autre, un grand spectacle qui attire les aficionados, qui brasse les millions de dollars et qui surexcite les émotions...
▶▶▶ MONTRES DE COLLECTIONAprès les grandes manoeuvres du mois de mai,tout le …
Les enchères pour les montres de collection fonctionnent désormais en marché à deux vitesses. D'un côté, les dispersions classiques, entre déballage pathétique et rituel mondain. De l'autre, un grand spectacle qui attire les aficionados, qui brasse les millions de dollars et qui surexcite les émotions...
▶▶▶ MONTRES DE COLLECTIONAprès les grandes manoeuvres du mois de mai,tout le monde est prêt pour les grandes bataillesde ces prochaines années... ◉◉◉◉ « QUAND LES BORNES SONT FRANCHIES, IL N'Y A PLUS DE LIMITES », comme le disait Pierre Dac. On serait tenté d'ajouter : « Et vice-versa ». Cent minutes, le temps de disperser soixante lots et de rafler six millions de francs, auront suffi à Aurel Bacs pour faire définitivement basculer le marché des montres de collection dans un système bipolaire qui se dessinait depuis une ou deux saisons. Chez Christie's, l'auctioneer préféré des collectionneurs avait entamé une impressionnante course aux records, sanctionné par l'immense succès de sa vente Daytona (« 100 000 francs par minute d'adjudication » : Business Montres du 10 novembre 2013). Ayant repris sa liberté, il avait laissé le marché orphelin de jolis coups, de beaux records et de bons spectacles. Son retour sous son propre pavillon, Bacs & Russo, en association avec la maison Phillips, est à la fois une bonne nouvelle pour le marché, mais également le signe d'une mutation qui semble irréversible... ◉◉◉◉ NON QUE CETTE VENTE PHILLIPS-BACS & RUSSO ait été absolument exceptionnelle : elle sera mémorable par l'envolée des prix concernant les Day-Date, adjugées à peu près à 100 000 francs par lot, soit cinq fois la cote habituelle moyenne de ces montres – qui restent parmi les plus produites chez Rolex [on peut y estimer qu'il en existe entre 4 et 5 millions sur le marché – ce qui est tout sauf rare et exclusif]. Les vrais connaisseurs connaissaient plus ou moins la plupart des pièces présentées ou, du moins, les collections où elles étaient à l'abri. Cette vente sera également marquante par les records enregistrés sur les montres en acier, qu'elles soient signées Patek Philippe ou Rolex. Ce dernier point est important pour mieux comprendre en quoi cette session de mai 2015 est refondatrice pour le marché des montres. Il ne s'agissait plus de génuflexions devant telle ou telle marque iconique du marché, ni de déférence tarifée vis-à-vis de tel ou tel modèle emblématique : l'exercice relevait d'une mise en scène soigneusement orchestrée d'objets d'art, considérés pour eux-mêmes et pour leur intérêt intrinsèque, soigneusement choisis parce qu'on les imaginait capables de susciter des émotions fortes propices aux fortes enchères. C'est la nouvelle vague de ventes-événements et de « ventes aux surenchères » – bien loin des déballages marchands de seconde main et des rituels compassés du copieux catalogue qu'on a six heures pour épuiser, après l'avoir tant bien que mal bourré pendant six mois... ◉◉◉◉ DE MÊME QU'UN OSVALDO PATRIZZI AVAIT INVENTÉ DE TOUTES PIÈCES, à la fin des années 1970, le concept même de « vente aux enchères de montres de collection » [auparavant, on vendait les montres au milieu des meubles et des pendules, dans les dispersions de successions], avant d'inventer l'idée même d'un catalogue d'enchères, savamment documenté et abondamment illustré, Aurel Bacs vient d'inventer le concept de « vente aux surenchères » dont il rêvait depuis plusieurs années, mais que le conservatisme étroit d'une maison historique comme Christie's l'empêchait de réaliser. Dans une vente aux surenchères [über-vente, néo-enchères, super-dispersion, enchères contemporaines – par référence à l'art contemporain : vous avez le choix !], il n'y a plus de limites parce qu'il n'y a plus de règles autre que celles de la passion, de l'émotion et du Show must go on. Plus de limites dans la rareté des montres exceptionnelles qu'on met en scène. Plus de limites dans les adjudications qu'on peut en tirer... ◉◉◉◉ ON A TRANSGRESSÉ TOUS LES CODES (OU PRESQUE) pour mieux les réinventer et reformater cette vieille tradition des enchères horlogères. Prenons le catalogue : quand les concurrents épaississent, Aurel Bacs allège : 214 lots, soit 30 % à 50 % de moins que les maisons traditionnelles. C'est un recette classique du luxe : on autogère la pénurie pour recréer du désir – ses concurrents ont fini par oublier qu'ils sont un maillon de la grande chaîne du luxe horloger [sinon, pour écouler les stocks, il y a les outlets et les monts-de-piété]. Toujours dans le catalogue, les maisons en place cosmétiquent outrageusement leurs montres sur papier glacé, quand Aurel Bacs leur confine une authenticité et une historicité supplémentaires par une présentation en « live », sans abus de Photoshop : c'est une rupture dans les tendances récentes, mais elle consonne avec la démarche des magazines de mode qui gomment un peu moins les défauts de leurs mannequins et qui les standardisent moins. La vraie vie des montres de collection n'est pas une séance de maquillage. En revanche, notez le grand format du catalogue (façon coffee table book) et son poids (papier 200 g modérément glacé), qui en font un objet de luxe à conserver, et non un usuel consommable... ◉◉◉◉ LA LITURGIE ELLE-MÊME A ÉTÉ BOULEVERSÉE : le cadre n'en est plus le palace gourmé, vieillissant dans ses lumières jaunâtres, mais une tente style garden party aux lumières naturelles, mais aux éclairages intelligemment tamisés quand la soirée s'avance. La « salle » est plus carrée, donc plus facile à maîtriser qu'un rectangle, suffisante pour 250 personnes : y faudrait-il davantage de place que les spectateurs se tasseraient dans les allées et dans le fond, ce qui ne nuit pas à la qualité du spectacle. La décoration favorise les teintes neutres et les plantes vertes. La tribune est large, sans le rostre qui isolait – en le sacralisant – l'auctioneer porteur du marteau, mais elle domine clairement la salle. Les assistants ne sont rangés que sur un des côtés, ce qui concentre l'attention dans les phases d'intensité des échanges. L'auctioneer lui-même est une sorte de rock-star, chargé d'animer un spectacle allégorique : l'échange symbolique de menus objets plus ou moins précieux contre des devises virtuelles plus ou moins rationnelles. Ce spectacle se vit comme un concert de rock : on applaudit, on rit, on chahute de connivence avec l'auctioneer, mais on ne manque pas de tout prendre en photo avec son smartphone. À chaque record prévisible, alors que va s'abattre le marteau qui scelle la transmutation de l'or ou de l'acier en argent sonnant et trébuchant, se dressent autant de mains armées de smartphones, ceux de spectateurs avides de partager l'instant sur les réseaux sociaux où les ventes se vivent désormais en direct (ci-dessus : remerciements à Malik Bahri, Foudroyante). Nouveaux temps, nouvelles enchères, nouveaux usages numériques... ◉◉◉◉ C'EST ALORS QU'APPARAÎT LE FAISEUR DE PLUIE, LE GOUROU, le dieu de la foudre [ce Thor au marteau dont parlait Business Montres le 11 mai], celui qui disperse les montres en créant une pluie de dollars, de francs, de yens ou de yuans. C'est maintenant, par son entrée en scène, qu'il assume son nouveau rôle propitiatoire, une fois de plus avec les nouveaux codes qu'il sait créer. L'art et la manière dont Aurel Bacs a littéralement « accouché » son record à quatre millions de francs (pour un chronographe Patek Philippe en acier) impose de nouvelles règles de comportement au pupitre. L'enchère de ce lot n° 123 a duré vingt-deux minutes, pendant lesquelles Aurel Bacs a joué de tous les artifices du répertoire de la tragédie et de la comédie pour faire passer cette montre d'un prix attendu de deux millions à une enchère extravagante de quatre millions. Vingt-deux minutes, c'est long [c'est même sans doute un cas unique dans les annales des enchères horlogères], mais c'est palpitant quand le compteur des millions tourne : la mise en scène maïeutique était superbe et digne des grands virtuoses de l'obstétrique. Une fois la barre symbolique des quatre millions atteinte, Aurel Bacs a d'ailleurs très vite adjugé, sans tenter d'en obtenir plus de l'amateur asiatique qui était au téléphone : il faut savoir conclure avec panache... ◉◉◉◉ BIEN ENTENDU, IL NE FAUT PAS ÊTRE DUPE de cette mise en scène, qui a enthousiasmé le fan club (collectionneurs privés, blogueurs ou marchands) et rassuré ceux qui auraient pu avoir des doutes sur le retour aux affaires d'Aurel Bacs [essentiellement des marchands, qui rechignaient à lui confier quelques-unes de leurs merveilles de leur stock]. Aurel Bacs n'est pas infaillible : certaines de pièces cataloguées étaient questionnables – entre autres, elles n'ont pas convaincu les possibles acheteurs – officiels ou clandestins – pour le compte de Rolex. Sa « marchandise » était, par exemple, loin d'être aussi fresh to the market que celle de Christie's (70 % du catalogue du 11 mai, selon Christie's). Le soutien du livre de Pucci Papaleo consacré à la Day-Date, The Presidential Rolex – une sorte de pré-catalogue, dont on retrouvait beaucoup de montres, nom de baptême compris, à la vente – s'est avéré décisif pour Aurel Bacs : un superbe livre d'art (grand format, 448 p. sous étui, plus de 1 000 illustrations et 6 kg sur la balance : exemple de double page ci-dessous et couverture ci-contre) qui sera bientôt en vente, après cette vente aux enchères promotionnelle particulièrement incitatrice (vidéo de démonstration ci-dessous, en bas de la page). Peu importe, après tout, puisque c'est l'art de vendre ces pièces qui compte : tous les bons cuisiniers ont à peu près les mêmes ingrédients, mais les toques couronnées ont un art et une manière qui leur est propre et qui raffermit leur célébrité dans chaque assiette. Admettons ces objections, qui ne font confirmer le raisonnement. Même s'il n'avait pas les plus belles pièces du marché, même si Aurel Bacs ne nous présentait pas les montres plus stupéfiantes du moment (parce que personne ne les connaîtrait ou ne les aurait jamais vues), même s'il ne dispersait pas les icônes les plus neuves de stock ou les plus rares, Aurel Bacs n'en aurait pas moins fait pratiquement le double des résultats de son premier compétiteur (Christie's) et cinq fois plus qu'Antiquorum, maison qui tenait le haut du pavé il y a moins de dix ans. C'est une démonstration de son talent personnel et un indice très sûr du fait qu'il évolue sur un autre échiquier, dans une autre Ligue et sur un autre marché que les auctioneers traditionnels... ◉◉◉◉ NE JAMAIS OUBLIER QUE LES MONTRES ne sont qu'un épiphénomène limité dans le monde des enchères : un seul tableau de Picasso (Les Femmes d'Alger) adjugé à 180 millions de dollars pèse beaucoup plus lourd chez Christie's que tout le chiffre d'affaires horloger annuel de la maison (125-130 millions de CHF) et que l'horlogerie n'est qu'un taupinière à côté de la montagne des enchères joaillières : en une seule soirée genevoise, mardi soir, Sotheby's a frôlé de peu les 150 millions de dollars adjugés en bijoux, battant plusieurs records du monde – ce qui ne fait guère que cinq fois le montant de la vente Phillips-Bacs & Russo et trente fois le montant de la vente des montres, toujours chez Sotheby's, le lendemain ! La plus haute enchère jamais atteinte pour une montre-bracelet est autour des 4 millions de dollars – soit 6,6 millions de francs suisses de l'époque (une Heures universelles Patek Philippe adjugée en 2002 par Osvaldo Patrizzi, chez Antiquorum) : le record tient toujours plus ou moins, selon la monnaie considérée. Le record exceptionnel pour une montre de poche, la fameuse Patek Philippe « Graves », se monte à 24 millions de dollars (Sotheby's, 2014). On reste loin du marché de l'art et de la joaillerie, où les scores à huit chiffres ne sont pas rares... ◉◉◉◉ DEUX APPROCHES DES ENCHÈRES, DEUX MARCHÉS pour les collectionneurs, presque deux stratégies d'investissement ou de constitution de collection pour les amateurs, en fonction de leurs moyens. Aurel Bacs a su créer son propre échiquier : il sera difficile d'aller l'y chercher et de l'en dénicher. C'est le choix d'un style de vente aux surenchères, avide de superlatifs, de records du monde, de pièces-événements habilement promues, d'une approche charismatique du marché et d'un immense talent dramatique mis au service d'une communauté de passionnés. Les médias adorent, les collectionneurs en redemandent, les marchands voient leur stock réévalué en permanence, mais cette dramatisation – parfois aux limites de l'hystérisation – est-elle viable à moyen terme ? Peut-on trouver autant de montres intéressantes, deux, quatre ou six fois par an, voire plus avec les indispensables ventes thématiques, pour des ventes organisées dans les grandes places horlogères (Genève, Hong Kong, New York pour commencer) ? Peut-on soutenir cette intensité sans s'épuiser (physiquement) et sans risquer le burn-out médiatique ? La ressource est abondante : plusieurs milliers de pièces inconnues et terriblement excitantes dorment encore dans les coffres-forts de collectionneurs dont seuls les initiés connaissent les secrets. D'autant que le haut niveau atteint par certaines marques pour des pièces exceptionnelles (Patek Philippe, Rolex) crée, par effet d'aspiration, un nouvel attrait pour des marques jusqu'ici secondaires (Vacheron Constantin, Breguet, Omega, etc.) ou marginales (Longines, Universal et d'autres) – sans parler de nouvelles marques qui pourraient se lancer dans l'exploitation patrimoniale de leur image (Zenith, TAG Heuer, etc.). Les actionnaires de Phillips ont compris qu'ils avaient eu raison s'associer à Bacs & Russo. La professionnalisation accélérée de l'équipe d'Aurel Bacs devrait également pallier ce risque. Considérons donc qu'il y a un vrai avenir pour les ventes aux surenchères : c'est dans cet esprit qu'il faudra regarder la vente Only Watch de novembre prochain, avec toutes les pièces uniques qui s'y présenteront, à commencer par celle que prépare Patek Philippe... ◉◉◉◉ L'AUTRE MARCHÉ, C'EST CELUI DES MAISONS HISTORIQUES (Christie's, Sotheby's, Antiquorum, mais aussi, demain, Bonham's, Artcurial ou, dans un autre style, Auctionata), qui ne jouent donc plus exactement avec les mêmes règles qu'Aurel Bacs. Ce qui ne veut pas dire que ce dernier n'influencera pas leur stratégie. Le moteur initial de la fameuse vente thématique Daytona de 2013 [100 000 CHF adjugés par minute de vente] était Thomas Perazzi : il travaillait à ce projet chez Sotheby's [qui n'y croyait pas : quel talent prévisionnel !] , du coup l'idée de cette vente est passée chez Christie's, où elle a été fantastiquement bien orchestrée par Aurel Bacs. Depuis, Thomas Perazzi est venu remplacer Aurel Bacs chez Christie's, avec quelques bonnes idées, dont une des premières à être mises en oeuvre sera une vente Omega Speedmaster prévue pour la fin de l'année. Pour l'instant, il n'a pas encore le charisme d'un Aurel Bacs, ni son carnet d'adresses, mais la réussite de sa vente du week-end dernier (16,4 millions de CHF) et la reconstitution rapide d'une équipe prouvent qu'il a su prémunir Christie's contre les possibles effets négatifs du départ d'Aurel Bacs. D'autant qu'il peut s'appuyer sur la force du réseau international de Christie's et sur la notoriété de cette maison – deux atouts dont Phillips-Bacs & Russo, référence inconnue hors du mundillo des aficionados, ne peut se prévaloir... ◉◉◉◉ PHILLIPS CONTRE CHRISTIE'S, avec de possibles (mais improbables) troisièmes ou quatrièmes outsiders pour troubler ce duel annoncé : c'est un peu David contre Goliath, le pot de terre contre le pot de fer, la puissance contre l'influence, le Việt Cộng contre l'US Army ou la querelle des Anciens et des Modernes. Et, quelque part, Kramer vs Kramer ou la Guerre des Deux-Roses (en haut de la page, ci-dessus et ci-dessous)... Le décor est campé, les acteurs sont maquillés et prêts à entrer en scène, le public retient son souffle, les virement bancaires sont déjà prêts. Le combat peut commencer : le marché est porteur et les liquidités abondantes pour les actifs tangibles, discrets et statutairement valorisants. Nous serons aux premières loges pour profiter du spectacle... D'AUTRES SÉQUENCES RÉCENTESDE L'ACTUALITÉ DES MONTRES ET DES MARQUES...