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TUDOR (accès libre)
Attention, une montre peut en cacher une autre !

Avec une simple petite montre en céramique, Tudor vient d’engager une quadruple révolution qui bouscule la concurrence. La nouvelle Black Bay Ceramic annonce la grande bataille horlogère de demain : celle des mécaniques superlatives du XXIe siècle. Un affrontement de géants pour le contrôle du « sport chic » accessible. En visitant les nouveaux ateliers où Tudor a mitonné cette révolution, on comprend que ça va barder…


Pour danser proprement, que ce soit le rock, la valse ou le tango, il faut être au moins deux – sinon ce n’est que de la gesticulation ou de l’érémitisme chorégraphique [ceci pour les danses populaires dans les sociétés contemporaines : nous ne parlons évidemment pas des danses sacrées ou des beaux-arts du ballet]. Depuis six ans, la maison Omega se sentait bien seule sur la piste de danse où elle s’était risquée la première, celle des montres certifiées par le METAS (Institut fédéral de métrologie de la Confédération suisse, internationalement désigné par l’acronyme METAS pour Metrologie und Akkreditierung Schweiz, qu’on prononce comme un mot normal – métas – et non lettre par lettre). On dit du METAS que c’est l’endroit où la précision suisse est… la plus précise ! Les critères métrologiques sont ici bien plus exigeants que ceux des anciens concours de chronométrie…

L’audace d’Omega était prometteuse, mais la marque a très mal communiqué sur cette avancée, en la réduisant notamment à une simple performance amagnétique qui laissait tout le monde plus ou moins indifférent : personne ne comprenant rien aux unités gauss des champs d’induction magnétique, se battre pour résister à 1 000 gauss (comme la Rolex Milgauss lancée en 1956) ou pour résister aux 15 000 gauss (comme la Seamaster d’Omega certifiée METAS et lancée en 2015), quelle importance ? D’autant qu’Omega – qui avait lancé la première Seamaster 15 000 gauss en 2013 – brouillait à loisir son message en noyant l’antimagnétisme dans les avantages mécaniques de son mouvement co-axial. Cela revenait à se battre sur le mauvais terrain – ou, du moins, à ne regarder les choses que par le petit bout de la lorgnette, en oubliant les autres dimensions extraordinaires de la certification par le METAS.

En revanche, même si Omega gaspillait ainsi d’excellentes munitions, une marque comme Rolex avait compris l’importance stratégique de la guerre déclarée volens nolens par le Swatch Group. Dès l’année suivante (2014), Rolex et son nouveau directeur, Jean-Frédéric Dufour, entamaient une contre-offensive discrète sur le terrain de l’amagnétisme et sur ces performances chronométriques que la plupart des grandes marques suisses semblaient négliger [ne reparlons pas ici du piteux insuccès de la relance des concours de chronométrie, ni d’ailleurs des dérives chronométriques inacceptables de la plupart des mouvements de « haute horlogerie », qui fonctionnent moins bien que la plupart des mouvements mécaniques « industriels »]. C’est ainsi que, dès lors, Rolex n’a plus cessé d’optimiser la chronométrie de ses mouvements de base, ramenés à des écarts bien inférieurs à ceux du COSC (Contrôle officiel suisse des chronographes), notamment par la quasi-généralisation dans tous les calibres de spiraux en silicium (Syloxi) ou de spiraux amagnétiques comme le Parachrom bleu introduit en 2000. De son côté, le mouvement mécanique de base manufacturé chez Tudor était lui aussi équipé d’un spiral en silicium réalisé chez Sigatec, manufacture high-tech pionnière suisse dans ce domaine.

Tant Omega que Rolex paraissaient donc décidés à mener la bataille horlogère sur le seul champ de manoeuvre qui soit vraiment horloger : pas celui du prestige, de la gonflette statutaire et du bullshit marketing, mais celui de la précision et de la résistance des montres aux agressions extérieures, qu’elles soient mécaniques (chocs), magnétiques, thermiques ou bathymétriques (profondeur). Les tambours de cette guerre ne semblaient cependant battre que très faiblement depuis quelques années. Chez Rolex, Jean-Frédéric Dufour avait parfaitement compris que l’irrésistible ascension d’Omega depuis quelques années finirait un jour par piétiner les platebandes de la marque à la couronne. Alors que l’activité d’Omega ne représentait, voici vingt ans, que le quart des ventes de Rolex, ce différentiel n’a cessé de se réduire : l’insolente santé d’Omega a poussé la marque à la moitié de l’activité de Rolex, qui devait donc réagir contre le plus dynamique de ses compétiteurs…

La nouvelle Black Bay Ceramic présenté ces jours-ci par Tudor rallume une guerre souterraine qui dépasse largement la rivalité historique des deux marques. On pourrait se contenter de prendre cette Tudor (ci-dessus et plus bas) pour une montre en céramique supplémentaire sur un marché qui en compte déjà quelques dizaines [ce n’est d’ailleurs même pas la première Tudor en céramique, comme il existe des Tudor en acier, en titane, en bronze, en argent ou en or !]. Pour découvrir quelques détails plus précis sur cette « plongeuse » de belle allure, nos lecteurs peuvent se reporter à notre repérage Business Montres du 26 mai et à notre chronique Atlantic-tac (Business x Atlantico du 28 mai) : on y raconte déjà tout le bien qu’on peut en penser, mais ce sera dommage de s'en tenir là…

En effet, il faut surtout considérer cette Black Bay Ceramic comme une forme courtoise et feutrée de déclaration de guerre, non pas seulement à Omega, mais bien à l’ensemble des marques présentes sur le segment des montres d’un prix public inférieur à 10 000 unités [francs, euros ou dollars, peu importe]. Sous son allure modeste et avec ses codes totalement classiques de « plongeuse » toute de noir vêtue, cette Black Bay Ceramic – qui n’est facturée que dans les 4 500 unités – introduit sur le marché une disruption qui provoque au moins quatre révolutions dont les effets se feront rapidement sentir :

• Révolution de l’hyperprécision : certifiée « Master Chronometer » par le METAS [qui délivre la même certification à Omega], cette Black Bay s’avance ainsi à la bataille après deux épreuves majeures. Son mouvement Swiss Made [c’est un des réquisits du METAS] est testé, non monté, une première fois par le COSC, puis une seconde fois, monté dans la montre, par le METAS, dans six positions, à deux températures différentes et avec deux niveaux de réserve de marche (100 % et 33 %). La montre aura également été testée deux fois pour son étanchéité (une fois par Tudor, une fois en cuve par le METAS : image en bas de la page) et sa résistance au magnétisme éprouvé, toujours par le METAS à travers un champ de 15 000 gauss produit par un électro-aimant. Impossible de trouver en Suisse un certificat de chronométrie de nature supérieure à celui du METAS, dans tous les compartiments objectifs et mesurables du jeu horloger (précision, étanchéité, endurance) – le reste relevant d’une appréciation plus subjective (qualité des finitions, service après-vente, valorisation à terme, etc.).

• Révolution des standards : Tudor démonétise définitivement les certificats du COSC, désormais reléguée dans une sorte de catégorie subalterne [ou de seconde division face à la Champion's League], avec un écart toléré de dix secondes par jour, quand le METAS n’en accepte que cinq et la super-chronométrie revendiquée par Rolex que quatre ! Les amateurs vont très vite faire la différence entre le COSC, qui n’étalonne que des mouvements (souvent déréglés lors de leur montage ) et non des têtes de montres, et le certificat « Master Chronometer », effectué montre montée avec des mouvements « cosqués » et dont les critères sont autrement plus complets. On trouvait déjà mieux que le COSC avec le nouveau Poinçon de Genève, qui certifiait des montres complètes à mouvement « cosqué », mais avec des exigences de finitions de moins en moins adaptées à l’horlogerie contemporaine – d’où sa phase actuelle de déclin historique. Le nouveau standard de qualité suisse, le plus mécaniquement fiable et le plus horlogèrement prestigieux, c’est désormais le titre de « Master Chronometer ». Rolex s’en tire à peu près bien avec son Superlative Chronometer Officially Certified, mais c’est pour l’instant de justesse et ça reste tout de même un ton au-dessous de ce que proposent Tudor ou Omega [Rolex sans couronne sur la tête : ça ne devrait pas durer très longtemps : voir ci-dessous !].  La cordée Tudor arrive peut-être à ce sommet après la cordée Omega, mais elle est au sommet, alors que les autres marques concurrentes restent dans la vallée…

• Révolution du luxe accessible : en cadrant la bataille sur le terrain de la précision et de l’endurance, Omega et Tudor prennent un train d’avance sur leurs compétiteurs, qui vont être obligés de suivre cette course à l’armement et de s’adapter à cette nouvelle donne sous peine de régresser ou de disparaître. Ces marques le pourront-elles, alors qu’elles ont déjà mis en place des logistiques « industrielles » pour produire des mouvements moyennement précis et pas vraiment amagnétiques ? Cela n’a rien d’évident tellement les normes METAS sont contraignantes. C'est encore moins évident quand on découvre les combats en cours et les dépôts de brevets autour de la fabrication des spiraux en silicium, qui sont une des clés du nouvel amagnétisme et de la nouvelle hyperprécision. L’amagnétisme n’est plus un sujet marginal depuis que nous vivons tous dans un environnement électromagnétique suractivé (téléphones portables, écrans, télécontrôles, réseaux numériques, antennes relais, etc.). La précision reste un marqueur symbolique décisif dans l’imaginaire horloger. Les associer en prouvant qu’on les domine est un argument décisif. La balle est maintenant dans le camp des autres marques de « sport chic » accessible : Breitling, TAG Heuer, Longines, Chopard, Bell & Ross, IWC et toutes les autres propositions qui naviguent dans les eaux 3 000-10 000 unités et qui se contentent des anciens standards. 

• Révolution Rolex : elle ne manquera pas d’amplifier la disruption pour l’instant silencieuse introduite par la Black Bay Ceramic de Tudor. Ce sera l’inévitable et irrépressible contre-attaque de Rolex sur ce terrain. Avec Tudor, le groupe Rolex vient d’enfoncer un coin entre Longines et Omega, histoire de prendre Omega en tenaille, Tudor dessous, Rolex dessus, et on referme la mâchoire [cette protection de Rolex par le bas a toujours été la mission historique de Tudor]. Il est évident – voir ci-dessous – que Tudor se livre ici à un galop d’essai sur ce nouveau terrain, histoire de bien cadrer les contraintes industrielles d’une certification METAS. Rappelons cependant que Tudor n’envisage de certifier que quelques milliers de montres, quand Omega n’est pas loin des 300 000 pièces ainsi metastisées ! Quand Tudor aura bien essuyé les plâtres et défriché un boulevard sans risques pour Rolex, on veut bien prendre les paris que Rolex retrouvera sa couronne, avec un insurpassable nouveau super-certificat de « Super-Master Chronometer » concocté avec le METAS…

On comprend mieux l’importance accordée par le groupe Rolex à cet avantage concurrentiel quand on visite les installations mises en place pour ce certificat METAS au siège genevois du groupe, dans le quartier des Acacias. Sur place, un nouveau bâtiment est d’ailleurs en cours d’agrandissement et de rénovation pour Tudor. Aujourd’hui, l’espace METAS borde une partie des lignes de production, avec une dark room extraterritoriale réservée aux fonctionnaires assermentés du METAS (vitres opaques, accès interdit et tests secrets d’échantillons prélevés sur la production déjà metastisée pour en vérifier les performances en précision, magnétisme, étanchéité et réserve de marche). Les montres aux mouvements déjà « cosqués » sont retestées dans des machines spécialement conçues pour ces épreuves, qu’on parle de vérification de la précision dans toutes les positions réglementaires, aux températures prévues et dans les deux phases de réserve de marche annoncées (plus bas, au-dessus de la vidéo), mais aussi du passage dans l’électro-aimant ci-dessous (avec revérification de la marche et de la précision à la sortie) ou dans la cuve pour une pression simulée de 200 mètres de profondeur (plus bas, sous le paragraphe suivant). Après cette chaîne de contrôles, on comprend mieux que Tudor puisse se permettre d’accorder à ses montres une garantie de cinq ans transférable et assortie d’une très astucieuse certification numérique personnalisée…

Certes, décrocher une certification METAS était plus facile avec un boîtier en céramique (matériau amagnétique), un spiral en silicium (matériau non magnétique) et une masse oscillante à base de tungstène (métal non-ferreux quasiment pas magnétique), mais Tudor a pu y parvenir, surtout à 4 500 unités pièce (contre 8 000 unités pour la Seamaster Omega directement concurrente !). Et c'est un coup de génie stratégique pour le groupe Rolex de faire monter Tudor en ligne sur cette opération, histoire de faire discrètement la nique à Omega et d’entamer les hostilités en vue d’une nouvelle révolution dans le « sport chic accessible »…

Quand on a déjà visité les ateliers Rolex et apprécié la rigueur de toutes les opérations de contrôle qualité, on réalise tout de suite que les lignes d’assemblage Tudor sont au même niveau et on ne peut s’empêcher de penser que Rolex n’aura pas beaucoup d’efforts industriels à produire pour s’adapter aux normes actuelles d’un certificat METAS, ni aux normes à prévoir pour un super-certificat qui permettrait à Rolex de continuer à faire la course en tête en devançant les marques concurrentes. Tout ceci est sans doute déjà dans les tuyaux. Les montres traditionnelles suisses, qui semblaient se désespérer d’être au bout de leurs innovations techniques, viennent ainsi de s’offrir un nouveau standard de qualité pour aborder le XXIe siècle horloger en toute sécurité mécanique. Les dés ont roulé. Omega conserve toujours un temps d’avance sur le plan de l’industrialisation, mais ce n’est sans doute qu’un avantage provisoire. Les autres marques n’ont que quelques semestres, pas même deux ans, pour réagir sous peine de regarder ce train partir sans eux. Vous avez aimé la polarisation de l’horlogerie à la fin des années 2010 ? Vous allez adorer l’hyperpolarisation accélérée des années 2020…


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