SIGNAUX FAIBLES
Les cinq clignotants d’alerte de la semaine #03
Cinq signaux faibles, seulement ? Parce que cinq fait un compte rond et que ça correspond aux doigts d’un main. Voici donc, entre deux séances de Sniper, de quoi réfléchir à l’actualité immédiate des montres…

▶▶▶ CLIGNOTANT N° 1 : Qui harcèle qui ?
On se demande ce que peut bien cacher le nouvel « Arnault bashing » médiatique, qui voit de plus en plus de médias s’acharner tant contre l’actionnaire du groupe LVMH que contre ses innombrables marques. Rien de tout cela n’est évidemment innocent, ni fortuit, mais – c’est un air connu – le hasard fait bien les choses. Derrière ces tirs de snipers qui tournent parfois au tir de barrage, il n’est pas impossible que soient plus ou moins directement visés les héritiers de Bernard Arnault dès qu’ils exercent un pouvoir dans la marque incriminée. Les soupçons de voir Bernard Arnault se réfugier fiscalement en Italie [où le gouvernement favorise ouvertement les grandes fortunes et leur transmission] ne visent-elles pas à dézinguer parallèlement son fils Frédéric, qui pourrait s’installer à Milan ? Les missiles italiens tirés contre Dior étaient-ils téléguidés pour éclabousser Delphine Arnault ? Les récentes rafales d’armes lourdes contre la direction de Moët Hennessy n’ont-elles pas pour cible connexe Alexandre Arnault, récemment promu co-directeur général de cette division ? La prochaine rentrée s’annonce riche en boules puantes et en bâtons dans les roues…
• Cette semaine, c’est l’affaire Loro Piana (marque LVMH) qui permet de mouiller d’un seul coup deux des héritiers de Bernard Arnault : Antoine, qui préside la marque, et Frédéric, qui en est le nouveau directeur général. Encore une histoire de sous-traitants « esclavagistes » en Italie, dans des conditions assez troubles, comparables à ce qui s’était déjà produit pour Dior (autre marque LVMH) : de quoi pousser la justice italienne à mettre la maison Loro Piana sous administration judiciaire – une mesure rare à ce niveau de notoriété de marque. L’affaire est d’autant plus grave qu’elle déstabilise le haut état-major de LVMH, à quelques jours de la présentation de résultats semestriels qui s’annoncent plutôt mauvais – les analystes financiers anticipent si ouvertement une telle baisse que l’action du groupe a déjà commencé à baisser de façon alarmante.
• Ce clignotant d’alerte s’allume au plus mauvais moment, alors que le groupe LVMH risque d’être la victime collatérale la plus évidente de la guerre tarifaire lancée par le président américain Donald Trump : on n’a pas fini de voir baisser l’action du groupe en même temps que ses fabuleux profits tirés de ses ventes aux États-Unis dans les secteurs de la mode et de la maroquinerie [dont la production est assez facilement déménageable sur place], mais surtout des Vins & spiritueux ou de l’horlogerie-joaillerie – impossibles à délocaliser. On pourra en conclure que le « Arnault bashing » tombe au plus mauvais moment ou, plutôt, au moment le plus opportun pour le faire trébucher…
• Au passage, c’est là qu’on remarque à quel point le « média bashing » pratiqué par Bernard Arnault lui-même et par sa garde rapprochée vis-à-vis des médias non alignés est contre-performant : obliger les états-majors de LVMH à blacklister les médias les moins dociles et les plus « indiscrets » (La lettre, 18 avril 2024) revient à se priver de leur canal de communication et à mettre à dos autant de relais qui auraient été utiles pour allumer d’utiles contrefeux ! Une mauvaise désinformation positive vaut toujours mieux qu’une bonne information négative : Bernard Arnault aurait dû se le faire confirmer pour son « gendre », Xavier Niel (conjoint de Delphine Arnault), expert en pollution informationnelle et ami intime de la plupart des responsables des médias d’investigation blacklistés par l’actionnaire de LVMH. Dresser des listes de médias interdits et infréquentables, bannir leurs journalistes et les empêcher de faire leur métier consiste à fermer hermétiquement toutes les fenêtres pour éviter l’asphyxie : Gribouille ne faisait pas mieux en se jetant dans la rivière pour éviter la pluie !
▶▶▶ CLIGNOTANT N° 2 : On fait comment ?
Une de nos récentes et innocentes pictofictions (Business Montres du 10 juillet : ci-dessous), qui reprenait un dessin publié il y a deux ans, a laissé perplexes quelques lecteurs : que fallait-il en déduire ? Il y a deux ans, c’était une alerte sur l’hibernation de la marque. Aujourd’hui, en pleine année du 250e anniversaire de la maison, c’est une alarme ! Le clignotant est au rouge vif ! Les nouvelles pièces présentées pour cette commémoration n’ont pas, et de loin, suscité, ni même l’enthousiasme des amateurs [il faut dire qu’elles démontraient surtout une certaine faiblesse créative]. Pire : depuis quelques années, la glissade des prix à la revente est de plus en plus rapide (voir, ci-dessous, le tableau Watchcharts), sans effet « anniversaire » notable ou vraiment sensible (+0,8 % au cours du mois dernier). Toujours sur Watchcharts, la décote des montres Breguet est sévère : à des très rares exceptions près, les pièces se renégocient généralement à la moitié de leur valeur retail, voire au tiers de leur prix boutique, même pour ces Type 20 qu’on nous dit très recherchées [on se demande où les « chercheurs » cherchent]. Autant dire que l’« effet Kissling » – l’arrivée tant attendue chez Breguet d’un nouveau CEO, Gregory Kissling – n’a pour l''instant guère produit d’effet probant après trois trimestres aux commandes de la manufacture. Alors, on fait comment pour rétablir la confiance et retrouver de la désirabilité ? Il faut probablement commencer par faire en sorte que Breguet redevienne Breguet, narrativement, esthétiquement et mécaniquement parlant, mais aussi commercialement, en considérant que les prix constatés sur le second marché sont le reflet le plus réaliste de la demande. Soit un effort de rationalisation de la production pour parvenir à des prix de revient capables de ménager une nouvelle profitabilité à des niveaux de prix ajustés, ce qui n’est pas gagné d’avance dans une industrie dont le moteur tarifaire a oublié de se doter d’une marche arrière. La bonne source d’inspiration pour ce retour à une élégance formelle doublée d’une élégance économique reste celle de la « révolution Breguet » à la fin du XVIIIe siècle : il fallait une courageuse dose d’audace transgressive pour passer des baroques boîtiers « oignon » à la sobriété des boîtiers cannelés et pour oser des « montres de souscription » après avoir été le chouchou de la reine Marie-Antoinette ! Parlez à Gregory Kissling d’imaginer un coup marketing comparable à celui des montres de souscription et il se jette dans le lac de Joux…
▶▶▶ CLIGNOTANT N° 3 : La faute à qui ?
Quand une nouvelle et sympathique jeune marque est rayée de la carte par un tribunal du commerce, on s’interroge forcément. La maison Apose, fondée en 2020, vient donc d’être mise en liquidation judiciaire. La faute à la crise sans doute, mais aussi à une mésentente entre les deux fondateurs (tous deux ex-Swatch Group). On se pose donc la question : les avons-nous suffisamment aidés ? Retour aux archives : une première présentation de leur montre quelques jours après leur apparition sur le marché (Business Montres du 5 décembre 2020). Puis d’autres articles en 2021 et 2022, le dernier datant d’avril 2022. Puis plus rien… Pas de nouveau dossier de presse, plus de contacts, un long silence indifférent et la fin de l’aventure. Une poignée d’articles de notre part, pas la moindre reconnaissance de la part d’Apose : le site ne mentionne d’ailleurs pas Business Montres dans ses recensions presse, alors que nous avons dû être un des médias qui ont le plus « soutenu » Apose. Donc, nous avons « fait le job », mais l’ont-ils fait pour qu’on les aide ? Le « job » était ici de maintenir ouvert un canal minimal de communication avec les médias qui aident les jeunes marques sans la moindre exigence de contrepartie publicitaire, en les tenant au courant des nouveautés comme des difficultés. Il était sans doute plus intéressant de faire des risettes à des médias du système et plus gratifiant de frayer avec des influenceurs auto-proclamés : les résultats sont là ! Comme les montres étaient plutôt réussies [quoique nettement trop chères et pas très bien promues, avec un narratif tricolore, mais approximatif, qui s’essoufflait vite], on espère maintenant que l’un ou/et l’autre des fondateurs relanceront rapidement une activité horlogère. On sera toujours là pour les aider…
▶▶▶ CLIGNOTANT N° 4 : La chute jusqu’où ?
On se souvient de l’étonnante cure de wokisme récemment imposée à la maison automobile Jaguar. On n’a jamais su si les actionnaires indiens de la marque – le groupe Tata – avaient vraiment consenti à la campagne de rebranding « Copy nothing » (explications Business Montres du 26 novembre 2024 : vidéo ci-dessous pour les sceptiques). La sanction est sévère : en avril, Jaguar n’avait vendu en Europe que 49 voitures, contre 1 961 en avril 2024 (soit 97,5 % de chute : source ACEA, Association des constructeurs européens d’automobiles). Ce qui fait cher du coup de fièvre wokiste, sans qu’on sache combien d’années il faudra pour remonter la pente. Ce clignotant vaut pour toutes les marques de luxe dont les communicants n’ont pas appris à maîtriser leurs emballements genrés et dont les managers n’ont pas compris qu’il ne fallait pas badiner avec certains invariants culturels : avis aux marques horlogères qui ont commencé à peupler leurs shootings de mannequins assez semblables à celles et ceux qui hantent la vidéo Jaguar ci-dessous ! Un accident sociétal est si vite arrivé…
▶▶▶ CLIGNOTANT N° 5 : Qui veut la place de qui ?
Grosses rumeurs de chaises musicales dans la vallée de Joux, où il semble acquis, chez Audemars Piguet, que la greffe Ilaria Resta – la remplaçante de François-Henry Bennahmias – n’a visiblement pas pris, ni d’ailleurs produit les résultats escomptés. Il n’est pas impossible que le chiffre d’affaires (estimation Top 10 Business Montres : 2,3 milliards de francs suisses) soit en baisse sensible d’environ 20 %, ce qui ferait repasser Audemars Piguet sous la barre symbolique des deux milliards [cette baisse pourrait cependant être comptablement masquée ou minorée par le chiffre d’affaires additionnel des pièces exceptionnelles réalisées pour les 150 ans de la marque du Brassus, née en 1875]. Une évidence : les prix moyens des montres vendues sont en chute libre et les prix à la revente sur le marché secondaire (indice de retention value) ont, eux aussi, fortement baissé depuis 2022 : pas loin de 50 %, y compris pour les icônes hier les plus prisées [le tableau des 345 références listées par WatchCharts est ici édifiant, avec un différentiel de moins en moins évident entre les prix boutique et les prix spéculatifs de revente : on est loin de la folie d'il y a trois ans]. L’échec semble patent pour les espaces commerciaux « AP House » créés hors des réseaux traditionnels, à tel point que la marque a décidé de regagner Watches & Wonders dès 2026 pour y clarifier son retour à la distribution. On avait demandé à Ilaria Resta de ne surtout pas se mêler d’horlogerie et de commencer par apprendre le produit et les codes de la montre : mission accomplie, sans que le pilotage de l’entreprise y ait gagné en hauteur de vue, mais exercice managérial rendu très compliqué par la perte de quelques hauts cadres d’excellent niveau (dont l’excellent Marco Vigano, « Chief Clients » passé chez Moncler) et par les soubresauts d’un marché fragilisé par les incertitudes géopolitiques, les crises économiques et monétaires, les menaces de surtaxations douanières et les mutations sociétales post-pandémiques…
• Le conseil d’administration est donc à la recherche d’une solution de rechange, Ilaria Resta devant partir aux premiers jours de l’automne, du moins si on lui trouve un(e) successeur(e). Comme on pouvait s’en douter, la nouvelle et future ex-CEO n’a guère été aidée en interne par des services acquis à la cause de celui qu’elle remplaçait et dont il est à nouveau question pour reprendre les commandes. Tout va se décider en fonction des nouveaux équilibres au sein de conseil d’administration, toujours partagé entre les héritiers des familles fondatrices et les investisseurs ultérieurs. Le président de ce conseil d’administration, Alessandro Bogliolo, ne s’est toujours pas décidé à se rapprocher de la vallée. Depuis sa nomination, en 2022, cet ex-Bvlgari et ex-Tiffany & Co habite toujours New York, en ne venant plus que très rarement en Suisse : plus madone des aéroports [il adore les tournées commerciales exotiques, pourvu qu’il les vive avec une luxe certain] que général de brigade, on ne peut pas dire qu’il ait convaincu. On le disait nommé pour préparer l’arrivée de nouveaux investisseurs, mais ce dossier semble forclos. L’autre souci d’Alessandro Bogliolo, c’est de remplacer Estelle Metayer, démissionnaire de son fauteuil, où elle avait été nommé sans vraie culture du luxe, ni connaissances horlogères : la « culture macho » de l’horlogerie combière ne semble pas avoir réussi aux femmes qui ont tenté d’en vaincre les préjugés en faisant une incursion dans la vallée ! Si une solution familiale pour piloter la marque ne semble pas possible pour des querelles d’égo, de compétence et de territoire, les solutions extérieures ne se dessinent pas plus clairement pour intégrer ce conseil d’administration et la direction d’une manufacture arrêtée au milieu du gué entre deux destins. Alors, faute de mieux, pourquoi ne pas revenir au statu quo pro ante et consentir au retour de l’iconique CEO précédent, sinon aux manettes, du moins dans le board où il compte déjà quelques soutiens (minoritaires) ? On touche ici aux limites de l’actionnariat familial, invivable et impuissant aux niveaux de valorisation de la marque (estimation Business Montres : 10 à 12 milliards de francs suisses) : il faudrait suggérer aux familles de laisser la place à un board réellement professionnel, le contrôle de l'entreprise s'organisant par des holdings périphériques (soit une méthode à la L'Oréal, à la Chanel ou bientôt à la Kering), sans intervention familiale dans la conduite directe des affaires...
COORDINATION ÉDITORIALE : JACQUES PONS