DYSTOPIE PESSIMISTE (accès libre)
Ce que nous racontera le premier centenaire de la naissance de Philippe Dufour (pour le pire)
Impitoyablement traqués par la féroce patrouille des bien-pensants de l’horlogerie, les ultimes combattants de l’horlogerie traditionnelle tenteront cette année, pour le solstice de juin, leur dernier baroud d’honneur dans les profondeurs de la forêt du Risoud. Où en est donc le culte de Philippe Dufour, le maître-horloger qui avait vainement tenté d’inverser le cours de l’histoire des montres au XXIe siècle ?
❑❑❑❑ À RELIRE : on peut relire la version optimiste de cette dystopie – « Ce que nous racontera le premier centenaire de la naissance de Philippe Dufour – pour le meilleur » (Business Montres du 6 juin)
1948-2048 : un siècle de bouleversements dans notre science de la mesure du temps. Un siècle qui aura tout changé de notre rapport à l’heure qu’il est et à notre manière d’exprimer cette heure. Un siècle au cours duquel on sera définitivement passé de la montre traditionnelle – celle qu’on attachait extérieurement à son poignet – à la puce personnelle connectée logée dans la jugulaire. Seule concession un peu passéiste aux traditions obsolètes de l’horlogerie classique : les montres de style rétro dont on s’orne encore le poignet lors de certains grands événements de la vie comme les mariages ou les enterrements. Ce qui fait beaucoup rire les enfants…
La cause est entendue, l’histoire a tranché, mais les rebelles au nouvel ordre horloger constituent toujours une secte qui refuse d’abandonner la partie et qui prétend donner des leçons à tout le monde, même s’il lui est de plus en plus difficile de restaurer les montres mécaniques qu’elle fétichise. Depuis que les écoles d’horlogerie ont fermé et que l’horlogerie post-numérique est enseignée dans les écoles d’ingénieurs, c’est dans les cabanes d’alpage qui dominent la vallée de Joux ou dans les grottes qui ponctuent la vallée de l’Orbe que ces horlogers sectaires tenteront de se rassembler pour le centenaire de la naissance de leur « messie » Philippe Dufour. Des barrages de gendarmerie sont en place sur les principaux axes pour dissuader ces « pélerins », qu’on voit encore souvent, chaque mois de juin, venir déposer des bouquets de fleurs sur l’emplacement de l’ancien atelier de Philippe Dufour, rasé voici quelques années par les autorités de la vallée pour y installer une étable de 3 000 vaches. On a noté l’apparition de graffitis « DFR vaincra » sur les murets en pierre de la vallée.
Il y a un enjeu caché derrière ces cordons de gendarmes anti-rebelles : retrouver la montre Simplicity Aventurine, disparue dans les années 2020 quand l’officialité horlogère avait décidé d’en finir avec la superstition « dufouriste » et d’en éradiquer les derniers partisans. Une montre qui semble être devenue le Saint Graal de cette secte horlogère et qui fait parfois sa réapparition dans les cérémonies clandestines des derniers fidèles de Philippe Dufour. De même, sa main de bronze a disparu : les fidèles de ce schisme horloger lui vouent un culte particulier et parlent des miracles que cette main ferait. Un endroit sera particulièrement surveillé : le MecaPark situé non loin de la vallée de Joux. Sous prétexte de reconstitution folklorique des métiers du passé, à travers des ateliers qui présentent tous les métiers disparus du temps où les montres se portaient au poignet, avec des rouages qui cliquetaient et des aiguilles qui tournaient autour du cadran, certains survivants des ultimes feux du « dufourisme » ont infiltré le personnel du parc touristique. Les spécialistes universitaires de cette rébellion horlogère considèrent ainsi que le responsable du food truck qui propose de la fondue au cœur de ce MecaPark n’est autre qu’Hervé Schlüchter, le dernier bras droit survivant de Philippe Dufour, mais la police de la bien-pensance horlogère n’a jamais pu le prouver. De même qu’elle n’a jamais pu prouver que le discret pompiste de la station-service du Brassus était bien l’ancien espoir de l’horlogerie Rexhep Rexhepi et que le marchand de glaces du Pont n’était autre que Silas Walton, l’apôtre qui avait évangélisé pour le compte de Philippe Dufour les îles britanniques…
Tout ce petit monde a changé de vie [du moins en apparence], de nom et souvent de visage. Ces schismatiques refusent de voir les réalités horlogères telles qu’elles sont. La marche du progrès et le sens de l’histoire les ont rejetés dans les poubelles de l’obsolescence horlogère. En vallée de Joux, la maison Breguet, reconvertie en tour operator, organise aujourd’hui des féériques spectacles de dauphins transgenres dans la partie du lac qui fait face à ses anciens locaux. Aujourd’hui, la municipalité de La Chaux-de-Fonds se félicite d’avoir transformé le toit en pente de l’ancienne manufacture Greubel-Forsey en piste de ski d’été : c’est amusant pour les malades du sanatorium qui occupent désormais les locaux à la place des ex-horlogers. Wei Koh, le Judas Iscariote des anciens apôtres, vient de monter sa 2 347e « collab » entre Moulinex et Bata : les riches heures de l’horlogerie sont bien oubliées ! À Genève même, le musée Patek Phillipe a fermé ses salles avant de se rebaptiser en musée Nautilus à la gloire du capitaine Nemo : l’herbe pousse désormais dans la cour de ce bâtiment délabré. Même l’ancienne et orgueilleuse maison Rolex a dû admettre sa défaite avant de se transformer en marque de luxe dans l’automobile électrique. Tout le monde a jeté l’éponge.
Tout le monde sauf… la frange la plus secrète des sectaires du « dufourisme », dont la fille Daniela reste la grande prêtresse clandestine. Certaines rumeurs la disent chanteuse dans un beuglant. D’autres en ont fait la caissière d’un supermarché de l’autre côté de la frontière, puisque la secte n’est pas pourchassée par les autorités françaises. C’est elle qui coordonnerait les séminaires prohibés et les ateliers nocturnes, où des élèves des néo-écoles d’horlogerie en rupture de ban seraient initiés aux pratiques désuètes de la décoration horlogère et de toute cette fausse science mécanique qui n’est heureusement plus enseignée par personne, puisqu’il est désormais interdit de porter une montre mécanique, sauf dans quelques circonstances carnavalesques bien précises. Tout ce qu’on peut espérer, c’est que ce centenaire de la naissance de Philippe Dufour sera la dernière occasion d’entendre parler de tels hurluberlus et de leur faux prophète, dont ne subsisteront plus que quelques photos jaunies (ci-dessous) !
C’est curieux, mais cette année, ces jours-ci, dans les profondeurs lointaines de la forêt du Risoud, « jamais on n’avait entendu autant de feulements rauques de nos lynx ». Comme dans les jours qui avaient suivi le départ de leur ami Philippe, il y a de longues années, affirment les derniers fidèles de la secte. Comme si la nature refermait elle-même la parenthèse ouverte par l’éclosion de cette secte aberrante dans la vallée de Joux, pensent tout le monde. Si même les lynx s’y mettent…
Coordination éditoriale : Eyquem Pons