DYSTOPIE OPTIMISTE (accès libre)
Ce que nous racontera le premier centenaire de la naissance de Philippe Dufour (pour le meilleur)
Alors que toute la vallée de Joux, toute la Suisse et toute l’Europe horlogère se préparent à fêter ces jours-ci, avec le faste qui convient, le centenaire de la naissance de Philippe Dufour, le maître-horloger qui a inspiré et guidé la révolution de la montre au XXIe siècle, permettons-nous quelques réflexions intempestives sur les beaux-arts de l’horlogerie traditionnelle…
1948-2048 : de la moitié d’un siècle à l’autre selon le calendrier du temps qui court, mais d’un univers à l’autre pour ce qui concerne les objets capables de mesurer en beauté ce temps qui passe. Certes, depuis la fin des années 2020, toute l’industrie horlogère a pris l’habitude de fêter la « semaine Dufour » dès les premiers jours du mois de juin – et tout particulièrement le 3 juin, jour de sa naissance, qui est désormais un jour officiellement férié dans tout le canton de Vaud. C'est une date fériée (mais pas forcément chômée) dans les autres cantons romands, où il est maintenant de tradition d’organiser, dans les manufactures, une « journée Dufour » à la mémoire de ce grand inspiration des révolutions de la montre au XXIe siècle. Avant que ne retentissent les solennels cent coups de canon qui lanceront les festivités dans la vallée de Joux, il n’est pas inutile, pour se rafraîchir la mémoire, de revenir sur ce siècle qui a tout changé dans les beaux-arts de la montre…
Le Campus Philippe Dufour de la vallée de Joux est en ébullition : à présent logés dans les locaux de l’ancienne manufacture Jaeger-LeCoultre lors de son transfert à Genève et dans les terrains alentour qui avaient été rachetés par le canton, les trois centaines d’élèves qui s’y pressent du monde entier s’apprêtent à vivre une semaine exceptionnelle pour fêter ce centenaire. Face aux tribunes installées tout autour de la tête du lac, à la hauteur de la gare du Solliat (La Golisse), ils ont préparé un spectacle géant d’hologrammes qui raconteront, à la nuit tombée, sur la « scène » que constitue la surface du lac, toute l’histoire de l’horlogerie en son et lumière. Au loin, à l’autre bout de la vallée, tous les soirs, entre Le Pont et les 1 483 m du sommet, la dent de Vaulion sera resculptée en mapping vidéo pour y projeter la tête de Philippe Dufour fumant son éternelle pipe. Au Sentier, dans les murs de l’ancienne manufacture Blancpain (aujourd’hui reléguée dans la banlieue de Lausanne), le musée Philippe Dufour accueillera dans ses salles de conférence des intervenants de réputation internationale pour un mémorable colloque sur la révolution horlogère du XXIe siècle. Un moment d’émotion prévisible : la directrice de ce musée, qui n’est autre que la fille de Maximilian Büsser, un des grands dynamiteurs du consformisme horloger au XXIe siècle, accueillera pour introduire ce colloque son propre père, toujours alerte pour ses quatre-vingt-un ans.
Pour ce premier centenaire de Philippe Dufour, d’autres festivités commémoratives sont évidemment prévues dans toute la Suisse. À Genève, le MIM (Musée international de la montre) de la place de Neuve (ancien musée Rath) devrait inaugurer un nouvel Espace Philippe Dufour situé au rez-de-chaussée, tandis que sera dévoilée une nouvelle « station » le long de la « rampe des horlogers » qui monte vers la Vieille Ville : pour ce qu’on peut en savoir, cette sculpture en bas-relief devrait rendre hommage à la main de Philippe Dufour, mais aussi à sa… pipe – on sait que tous les musées suisses d’horlogerie ont désormais une vitrine consacrée à une des pipes de Philippe Dufour ! C’est cependant à Genève qu’on pourra admirer la légendaire « Simplicity Aventurine » (en haut de la page et ci-dessous), la première montre à trois aiguilles du XXIe siècle à avoir dépassé les 10 millions de dollars lors d’une enchère mémorable à Dubaï en 2024 : les fonds avaient permis le lancement de la Fondation Philippe et Elisabeth Dufour, institution philanthropique aujourd’hui toujours présidée par Daniela (ci-dessous), la fille des deux fondateurs, qui sera présente à Genève pour l’inauguration officielle de cet Espace Philippe Dufour. À deux pas du MIM, l’université de Genève [comme par hasard, l’Uni Dufour : une telle genevoiserie ne s’invente pas !] vient de mettre en place, pour ce centenaire, une chaire d’horlogerie comparée et de droit des mécaniques du temps, dont le premier professeur titulaire sera la propre fille d’Hervé Schlüchter, qui est aujourd’hui considéré comme le plus légitime des « fils spirituels » de Philippe Dufour…
Toujours en Suisse, un hommage officiel sera rendu sous la Coupole du Palais fédéral de Berne, le parlement suisse ayant décidé de créer, dans la salle du Conseil des États, à la place des habituels lambris muraux, une nouvelle et immense fresque à la mémoire de Philippe Dufour et des horlogers pionniers du XXIe siècle [une œuvre d’art panoramique rendue possible notamment grâce au mécénat de la fondation Hans Wilsdorf, ce qui permettra au groupe Rolex d’introduire la fameuse couronne sur les murs du Palais fédéral]. La Confédération profitera également de ce centenaire pour mettre en place un cursus scolaire particulier pour les différentes écoles d’horlogerie, dans une logique de transmission patrimoniale des savoir-faire qui commençaient à se perdre au début du XXIe siècle, quand ces écoles ne formaient plus que des opérateurs postés pour les chaînes de production robotisées [on se reportera ici à la fameuse thèse du professeur Silas Walton sur les années noires de l’horlogerie industrielle : « Quand les horlogers ne s’aimaient plus »]…
Hors de Suisse, de nombreuses nations célèbreront ce centenaire, tout particulièrement le Japon, qui avait toujours considéré Philippe Dufour comme un de ses « trésors vivants », cet hommage débordant maintenant très largement le cercle des amateurs de montres et des dizaines de collectionneurs de montres signées par Philippe Dufour que compte aujourd’hui le Japon. En Afrique, le Cameroun, patrie natale d’Élisabeth Dufour, dont la Fondation est particulièrement active tout autour du golfe de Guinée, a décidé de rebaptiser « avenue Philippe et Léo Dufour » une des principales artères de Yaoundé. Au Sénégal, face à l’immeuble qui abrite les locaux africains de la Fondation Philippe et Elisabeth Dufour [dont les fonds sont maintenant abondés par beaucoup de néo-oligarques du continent africain], c’est une partie de la corniche qui porte désormais le nom d’Élisabeth Dufour…
En Europe, d’importantes manifestations sont agendées à Milan, à Londres, à Moscou et même à Paris, au musée du Louvre, qui a monté pour ce centenaire une exposition « croisée » entre l’héritage d’Abraham Louis Breguet et les apports de Philippe Dufour au patrimoine mondial de l’horlogerie. Nom de cette exposition : « Autour de ces balanciers, quatre siècles d’horlogerie mécanique vous contemplent ». Breguet-Dufour : la rencontre prévue entre les héritiers de deux des plus importants horlogers de l’histoire des montres s’annonce passionnante dans l’art de faire dialoguer la passion à travers le temps et les cultures. Toujours en France, mais cette fois au musée de Besançon, il faut signaler un important symposium organisé par la plateforme médiatique Business Montres & Joaillerie que dirigent toujours les fils de Grégory Pons, le fondateur du titre : on y étudiera les différents apports à l’horlogerie des principes posés par Philippe Dufour…
C’est précisément de cet héritage matériel et immatériel de l’horloger – le « dufourisme » amèrement dénoncé par quelques nostalgiques de l’ancienne horlogerie industrielle – qu’il importe de tirer quelques enseignements. La personnalité de Philippe Dufour a cristallisé, dans les années 2020, l’esprit d’une certaine révolte contre la massification d’un luxe horloger dont plus personne ne comprenait les dérives. Philippe Dufour a prouvé qu’on pouvait aller plus loin dans le vrai luxe que tout ce que proposaient les marques industrielles [celles qui cultivaient avec frénésie mais sans créativité leurs icônes moribondes]. Ceci sans jamais lâcher le fil d’une tradition de bienfacture qui s’oubliait entre les robots d’usinage et les impératifs commerciaux de la logique du profit. En vendant ses ultimes productions à des prix « millionnaires » qui faisaient honte aux industriels de l’horlogerie, aussi envieux et jaloux qu’incapables de comprendre la mutation en cours et la puissance de la demande que ces montres exprimaient, Philippe Dufour a enclenché une forme de révolte qui a donné naissance à la nouvelle horlogerie de ce milieu du XXIe siècle : c’était un peu la réplique à trois siècles de distance de la révolution mécanique et formelle initiée à la fin du XVIIIe siècle par Abraham Louis Breguet.
Sans un Philippe Dufour pour témoigner de la possibilité d’une autre horlogerie, l’industrie des montres se serait anémiée autour de quelques géants de l’icône spéculative, plus acharnés à calculer l’augmentation annuelle de leurs prix que l’enrichissement créatif, esthétique et technique de leur art. Quand Philippe Dufour réapprenait aux jeunes horlogers à tout changer pour ne rien changer à la tradition, les usines de l’horlogerie turbo-capitaliste mondialisée rabâchaient en bégayant leurs classiques du XXe siècle : on vendait de moins en moins de montres pour équiper de moins en moins de poignets, mais les prix inflationnistes pouvaient masquer les fantastiques pertes de parts de marché pour les horlogers suisses. Dans les années 2020 et 2030, l’exemple de Philippe Dufour a redonné de l’espoir aux amoureux des belles montres artisanales, qu’elles soient superlativement tarifées ou plus modestement portées vers des prix accessibles – l’essentiel restant de préserver le savoir-faire fondamental et la « main » de l’homme dans chaque produit [ce n’est pas pour rien que la Fondation Philippe et Élisabeth Dufour est placée sous la signe de la main ouverte, avec la propre main de bronze de Philippe Dufour comme symbole – en haut de la page]. C'est ainsi que les montres classiques sont redevenues les compagnes favorites des poignets de nos contemporains...
Quand tout le monde raisonnait en termes de « marque » et de « bottom line », un Philippe Dufour s’est permis de penser prioritairement à l’humain et à l’émotion que peut susciter la réussite d’une montre, quand une mécanique bien faite se place au service d’une esthétique parfaite. Un étendard de la révolte s’était levé ! Avec Philippe Dufour, l’horlogerie s’est prise à parler non plus de prix, de marge ou de péréquation annuelle du taux moyen de profit, mais de valeur ajoutée culturelle, d’harmonie formelle et de passion existentielle pour les beaux objets du temps, quel que soit leur prix pourvu qu’ils aient du sens par rapport à une tradition qui les met en perspective. C’est peu et c’est beaucoup – peut-être trop pour les petits comptables et les caporaux hystériques qui avaient pris le contrôle de l’horlogerie avant les années 2020…
« Jamais on n’avait entendu autant de feulements rauques de nos lynx, dans toute la forêt du Risoud, que dans les jours qui ont suivi le départ de notre ami Philippe. Comme s’ils lui disaient adieu… », se souvient un garde forestier qui avait connu, dans sa jeunesse, son grand ancien et qui avait arpenté avec lui des pistes connus d’eux seuls, au plus profond des épicéas, vers ces clairières secrètes où abondent bolets et morilles. Si même les lynx s’y mettent…
Coordination éditoriale : Eyquem Pons