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BÊTISIER (accès libre)
Dix idées reçues sur la chronapocalypse en cours (seconde partie)

Les crétins de service nous parlaient d’une « grippette » pour vieux Chinois fatigués. Les ravis de la crèche n’y ont pas cru pendant deux mois. Nick Hayek ne voit toujours pas la moindre crise se profiler à l’horizon. Le fan club du très charismatique Jean-Daniel Pasche ne jurait que par un « très bon début d’année 2020 ». Que de stupidités n’avons-nous pas entendues à propos de cette chronapocalypse…


❑❑❑❑ À RELIRE

Le premier volet de notre chronique sur les dix idées reçues sur la chronapocalypse en cours (Business Montres du 18 mars)

• C’EST UNE « GRIPPETTE » POUR VIEUX CHINOIS ASTHMATIQUES… C’EST MOINS GRAVE QUE LA CRISE DE 2008… C’EST BEAUCOUP MOINS GRAVE QUE LA CRISE DU QUARTZ… ÇA N’A AUCUN RAPPORT AVEC LA « CRISE DE 1929 »… « JE NE VOIS AUCUNE RAISON DE S’ALARMER » (JEAN-DANIEL PASCHE)…

Suite et fin de notre survol des dix idées reçues les plus ridicules à propos de la chronapocalypse qui vient de faire s’effondrer l’horlogerie suisse, attaquée dans tous les maillons de sa chaîne de création de valeur, de son amont industriel à son aval commercial, en passant par la fragilité de ses marques, l’inconsistance de sa communication, la trahison de ses élites et sa fuite en avant dans un luxe mortifère. Que de bêtises proférées au cours de ces dernières semaines par des membre de l’établissement horloger en plein déni de réalité…

❑❑❑❑ C’EST UN SIMPLE « TROU D’AIR » CONJONCTUREL… 

Comme on nous fait la blague de ce « trou d’air conjoncturel » à chaque crise horlogère [qui réapparaissent aujourd’hui tous les cinq ou six ans], on se contentera de répéter que les praticiens du déni de réalité ne manquent pas… d’air ! Comme les horlogers ne semblent jamais rien apprendre des crises précédentes, ils réitèrent logiquement les mêmes erreurs d’analyse en s’obstinant à réagir à temps avec les mesures adéquates : « Trop peu, trop tard » ! Que de temps perdu entre la mi-janvier, début des premières informations alarmantes venues de Wuhan, et la mi-mars, date des premières décisions de fermeture des manufactures suisses ! Nous l’avons dit dans la première partie de cette chronique (Business Montres du 18 mars) : l’actuel ébranlement de l’industrie des montres est bien plus grave que la crise de 2008, que la « crise du quartz » et peut-être même que la « crise de 1929 », périodes tragiques pour une horlogerie suisse qui était alors beaucoup moins fragilisée par sa sinodépendance, son exposition internationale [fatale alors que l’économie mondiale plonge dans une récession pour l’instant insondable], la concurrence des montres connectées et ses propres faiblesses structurelles. C’est même paradoxalement plus grave que le choc de la Seconde Guerre mondiale : n’oublions pas que la Suisse avait vendu 9 millions de montres en 1940 – est-on seulement certains d’en vendre autant en 2020 ? Pas sûr…Ce n’est plus un « trou d’air », c’est un « trou noir » ouvert dans l’espace. C’est un effondrement existentiel qui va rayer de la carte des centaines d’entreprise horlogères et des milliers d’emplois...

❑❑❑❑ IL SUFFIT D’ATTENDRE LE REBOND, QUI SERA SPECTACULAIRE…

Les partisans de la thèse du « rebond » qui va immanquablement suivre et accompagner l’actuelle mise à l’arrêt de l’industrie horlogère n’oublient qu’un facteur très simple à comprendre : la mise en place d’une dépression économique mondiale au moins comparable à celle des années 1930, avec une récession majeure de la plupart des grandes économies [Chine comprise], voire une aggravation de la situation par les milliers de milliards de « fausse monnaie » imprimés à la hâte par des gouvernements aux abois – la crise sanitaire sera ainsi surinfectée par une crise monétaire née des soins prodigués à la crise économique. Dans ce contexte, il y aura bien entendu des « profiteurs » de la crise et des « gagnants » de la récession, mais cette nouvelle « élite » sera très peu nombreuse et – compte tenu des tendances sociétales en cours – il est douteux qu’elle tente à tout prix d’afficher sa prospérité avec des fétiches ostentatoires et des symboles statutaires comme les montres : on imagine plutôt ces « nouveaux riches » se replier vers des « forteresses » inexpugnables et totalement étanches aux regards du commun. Si « rebond » il doit y avoir, ce sera plutôt dans le retour d’affection des publics traditionnels de la montre si les marques parvenaient à les séduire avec de nouvelles offres plus attirantes, plus créatives, plus originales et plus accessibles – c’est une autre histoire…

❑❑❑❑ LES CHINOIS VONT RECOMMENCER LEUR ORGIE DE MONTRES DE LUXE…

C’est la variante naïve de la thèse du « rebond » : d’ailleurs, le frémissement commercial dans les malls commerciaux chinois qui rouvrent leur porte tendrait à prouver que les Chinois recommencent à consommer comme des fous et que rien n’a changé ! Pour l’instant, on ne peut que rester très circonspect devant ce mirifique retour d’un âge d’or marchand pour les horlogers. Ce sera peut-être vrai pour des articles de mode, de la maroquinerie de luxe ou des parfums – bref, tous les objets de gratification personnelle qui participent d’un tropisme puissant et irrésistible vers le wellness individuel. C’est plus que douteux pour les montres que les Asiatiques achetaient moins pour se gratifier personnellement [se faire plaisir à soi] que pour démontrer leur statut socio-culturel [se faire plaisir face au regard de l’autre] : cette crise, qui a instauré une durable méfiance interpersonnelle, aura aussi consacré l’individualisme comme valeur de survie. On a reconfiguré le logiciel de conception du monde autour d’autres polarités. On va moins chercher à briller aux yeux de sa tribu ou de sa communauté qu’à réaliser un mieux-être personnel directement et immédiatement porteur de jouissances privées. Pas sûr que les montres tant appréciées des Asiatiques soient les nouveaux « grigris » de la modernité post-virale…

❑❑❑❑ L’HORLOGERIE RESTE PLUS « CRISIS PROOF » QUE JAMAIS…

On en parlera aux milliers de personnes qui ne retrouveront pas (ou pour pas longtemps) leur emploi quand les quarantaines seront levées. On en parlera aux centaines de chefs d’entreprise – fournisseurs, partenaires, médias, etc. – qui vont être obligés de procéder à des plans sociaux que les milliards déversés par la Confédération pourront adoucir sans pouvoir les empêcher. On en parlera aux patrons des marques qui vont mettre la clé sous la porte dans un environnement économique chamboulé par la récession mondiale qui s’annonce. Comment croire qu’une industrie horlogère peut encaisser sans trop de dégâts deux à trois mois de « confinement » productif et commercial à peu près total et un bon semestre d’inactivité partielle ? Surtout quand elle est attaquée simultanément sur tous ses marchés, sans moteur de croissance en vue ! Par effet domino et logique systémique, on vit actuellement les ravages d’un facteur démultiplicatif attisé par la globalisation des économies et la délocalisation internationale de la production : la fabuleuse croissance générée par cette mondialisation était tout simplement illusoire et artificielle. Elle était acquise – tant mieux pour ceux qui en ont profité ! – au prix d’une fragilité grandissante et d’une incapacité génétique à supporter les changements. C’était une forme de fuite en avant dans la course aux profits. Le premier « cygne noir » venu – un petit virus grippal – a eu raison de cette prodigieuse, mais éphémère « bulle » horlogère. Il va falloir maintenant gérer un « retour à la normale » qui condamne l’ancien monde sans nous donner les clés du nouveau monde qui s’ouvre devant nous…

❑❑❑❑ LE SWISS MADE VA SE TROUVER RENFORCÉ…

Cette dernière idée reçue [il y en aurait beaucoup d’autres à corriger], on ne pouvait pas la rater tant elle sévit dans les milieux horlogers : maintenant que la méfiance est de règle pour le « tout-à-la-Chine » qui prévalait encore voici quelques semaines, on y croit naïvement dans les états-majors qu’il suffira de rapatrier en Suisse quelques capacités de production pour que se trouve renforcé ce Swiss Made vu comme un fétiche protecteur. Impossible d’y croire industriellement : les ravages causés par l’effondrement de cette chronapocalypse sont tels que les marques renaissantes – nous ne parlons pas du Top 10 des vainqueurs de la crise (Rolex, Patek Philippe, etc.) – ne trouveront plus en Suisse les ressources et les ateliers indispensables au respect de l’actuel Swiss Made : les capacités de production des fournisseurs valides vont être monopolisées par les grands donneurs d’ordre, dont les propres capacités, aussi verticalisées soient-elles, sont insuffisantes pour les volumes visés. Faute de pouvoir commander en Suisse, les survivants devront s’approvisionner hors de Suisse, en se contentant d’une référence suisse qui ne sera celle du Swiss Made réglementaire. La première victime du virus sera donc l’actuel Swiss Made, qu’il conviendrait de réviser en urgence, sur une base géographique élargi aux zones frontalières (France, Allemagne, Italie) et non plus sur une base comptable. Tout le monde sait qu’Apple est une marque californienne, à laquelle personne ne reproche ses usines chinoises ! Voici venu le temps du Swiss Made « culturel », celui des montres imaginées en Suisse, dessinées en Suisse, ingénierées en Suisse, contrôlées en Suisse et légitimées par un ancrage effectif dans le terreau suisse, mais pas forcément fabriquées en Suisse quoique réalisées « à la façon suisse » et fabriquées selon les normes suisses. La montre suisse, c’est une certaine idée de la montre, pensée ici et maintenant en Suisse, ce n’est pas forcément le fruit d’un tas de copeaux usinés à prix d’or dans une vallée horlogère. On peut même considérer que la vanité bureaucratique de l’actuel Swiss Made – qui reste une passoire pour les tricheurs – sera en total décalage avec les nouvelles exigences de transparence, d’éthique et de rigueur des amateurs, même dans l’ambiance d’hypernationalisme économique que nous nous apprêtons à vivre…

❑❑❑❑ À NOS LECTEURS

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