BÊTISIER (accès libre)
Dix idées reçues sur la chronapocalypse en cours (première partie)
Les crétins de service nous parlaient d’une « grippette » pour vieux Chinois fatigués. Les ravis de la crèche n’y ont pas cru pendant deux mois. Nick Hayek ne voit toujours pas la moindre crise se profiler à l’horizon. Le fan club du très charismatique Jean-Daniel Pasche ne jurait que par un « très bon début d’année 2020 ». Que de stupidités n’avons-nous pas entendues à propos de cette chronapocalypse…
La première allusion à une possible « pandémie » coronavirale venue de Chine est apparue dans Business Montres le 22 janvier à propos de ce que nous n’avions pas encore rebaptisé chronapocalypse. Pandémie : que n’avions-nous pas osé écrire là ? Non seulement nous versions dans notre alarmisme catastrophiste habituel [il y a toujours les imbéciles de service qui regardent le doigt quand on leur montre la Lune], mais nous pratiquions, à propos de cette « grippette pour vieux Chinois pneumopathiques », une sorte de terrorisme éditorial capable d’affoler les larges masses horlogères et de semer le trouble dans ce docile troupeau [les mêmes imbéciles critiquent toujours davantage le lanceur d’alerte plus que le sujet de son alerte]. À l’époque, la ministre française de la Santé considérait qu’il n’y avait pas le moindre danger d’épidémie – alors, pensez-donc, une « pandémie », quelle rigolade ! – et l’infectiologue de référence du gouvernement français, le génial et visionnaire professeur Didier Raoult parlait d’un « délire à propos de trois Chinois qui meurent » (vidéo ci-dessous). C’est dire à quel point il ne faut jamais faire confiance aux autorités, qu’elles soient médicales ou horlogères !
Justement, à propos d’élites horlogères et pour l’édification morale des futures générations horlogères, la grande légende des montres suisses aura noté, quelques jours cette ahurissante déclaration du professeur Raoult, le « très bon début d’année » pronostiqué par ce génie visionnaire qu’est Jean-Daniel Pasche (le président de la FH suisse) et le grotesque, mais rituel « Je ne vois pas de crise horlogère » que profère Nick Hayek à chaque tempête horlogère, juste avant que les actions de son groupe ne plongent [ce qui n’a pas raté : depuis cette déclaration, l’action du Swatch Group a perdu 25 % de sa valeur, mais cela ne saurait être la faute d’une « crise » qui n’existe pas]…
Que de bêtises, pour ne pas dire de « conneries », n’a-t-on pas entendues à propos de la chronapocalypse qui est en train de ravager l’économie horlogère ? Depuis plus de deux mois, c’est un festival de virtuosité dans le déni de réalité, histoire de ne pas désespérer les ravis de la crèche et d’éviter au bon peuple des watch valleys de prendre la pleine mesure des menaces qui pèsent sur l’horlogerie : on ne sait jamais, si ce bon peuple venait à réaliser à quel point il constitue une armée de lions commandée par des ânes, quelle volée de coups de bâton et de coups de pied dans le fondement de ces ânes ! Passons donc en revue les dix idées reçues les plus stupidement répandues à propos de la chronapocalypse…
❑❑❑❑ C’EST UNE « GRIPPETTE » POUR VIEUX CHINOIS ASTHMATIQUES…
Depuis que tous les pays européens ont refermé leurs barrières douanières pour se refermer dans le splendide isolement d’un confinement plus ou moins « total » et plus ou moins assumé, plus personne n’ose contester l’aspect pandémique de cette crise sanitaire. Depuis que toutes les autorités médicales de terrain réclament un durcissement de ce confinement, plus personne n’ose reparler de « grippette » comme en janvier et février [on se souvient de la minimisation scandaleuse de tout danger épidémique par Agnès Buzyn, la ministre française de la Santé, le 24 janvier – laquelle ministre avait expédié en Chine des dizaines de milliers de masques qui manquent aujourd’hui aux équipes soignantes françaises]. La planète est bien confrontée à son pire défi épidémiologique depuis la « grippe espagnole » de 1918 et les dégâts du Covid-19 s’avèrent bien plus considérable du fait de la globalisation des économies et de la banalisation des voyages intercontinentaux. Pour n’avoir pas cru à ce terrible danger [alors que la Chine réagissait avec une brutalité, mais efficacité], les gouvernements européens (Italie, France, Allemagne, Suisse, etc.) ont agi trop peu et réagi trop tard : c’est le peuple – et non l’oligarchie – qui paiera au prix fort le prix du sang et ce sont les générations futures qui devront payer les centaines de milliards engagés en urgence et dans le désordre pour combattre cette pandémie…
❑❑❑❑ C’EST MOINS GRAVE QUE LA CRISE DE 2008…
Ça, c’était l’argument des ravis de la crèche, qui n’avaient pas compris que la crise des subprimes n’était que l’amuse-bouche qui préludait, faute de révisions déchirantes du modèle économique horloger, aux crise suivantes (2015-2016, puis 2019) : la chronapocalypse n’est que la surinfection foudroyante des affections précédentes que personne n’avait voulu soigner. Différence majeure avec 2008 : la Chine n’était pas alors très connectée, ni à la planète financière, ni à la planète horlogère. Avec ses fabuleuses réserves de change et sa nouvelle bourgeoisie enrichie par les profits de l’« atelier du monde », cette Chine constituait un intéressant moteur de rechange pour la croissance horlogère – d’où la « bulle » des années 2010. Aujourd’hui, tous les secteurs de l’économie sont plombés, sur tous les continents, par les mesures de protection contre le virus chinois : il n’est plus réaliste d’espérer voir le moteur chinois se remettre à fonctionner comme avant. Il n’est plus possible de compter sur une éventuelle reprise en Chine, où les structures économiques [peut-être même les pouvoirs politiques] ont été durablement ébranlées par la crise du coronavirus…
❑❑❑❑ C’EST BEAUCOUP MOINS GRAVE QUE LA CRISE DU QUARTZ…
Qui a conservé la mémoire de la « crise du quartz » parmi les nouvelles générations des décideurs horlogers ? Quasiment personne, hormis quelques honorables et sympathiques « vieux barons » du Swatch Group, qui savent encore ce qu’est une crise ! Faute d’expérience chez les « barreurs de beau temps » qui peuplent les états-majors, cette éventuelle comparaison a d’autant moins de sens que la « crise du quartz » n’avait qu’un rapport lointain avec le quartz, puisqu’il s’agissait initialement d’un désastre commercial sur le marché américain, aggravé par une politique tarifaire ahurissante face aux montres japonaises et couronné par les erreurs stratégiques des marques suisses, qui n’avaient pas compris que la banalisation du quartz était une disruption dans la production des montres plus qu’une révolution technologique dans la précision et dans le luxe horloger. En plus, à l’époque de cette « crise du quartz », la prospérité des nations occidentales n’était globalement pas affectée par d’autres maux que les chocs pétroliers qui s’enchaînaient : l’horlogerie suisse était à genoux [50 000 emplois perdus, un millier d’entreprises et des centaines de marques rayées de la carte], mais pas les autres secteurs de l’économie. Une renaissance était donc possible, comme Nicolas Hayek le comprendra avant tout le monde en faisant de la Swatch le symbole de cette reconquête des marchés…
❑❑❑❑ ÇA N’A AUCUN RAPPORT AVEC LA « CRISE DE 1929 »…
Là, c’est nettement plus subtil, mais tout aussi faux. Les parallèles ne manquent pas entre le krach économique du début des années 1930 et l’actuel effondrement horloger. À l’époque, victime de ce désastre économique en Occident, l’horlogerie suisse avait frôlé le collapsus cardiaque : on raconte que Patek Philippe n’a vendu que deux montres en 1930 ! Des dizaines de milliers d’emplois avaient été perdus, des dizaines de marques sacrifiées et des centaines d’ateliers naufragés. L’imminence de la Seconde Guerre mondiale avait parachevé cette crise, sans toutefois venir à bout de la résilience horlogère : la Suisse avait tout de même vendu plus de 9 millions de montres en 1940, il y a exactement huit décennies [il est possible qu’elle n’en vende pas plus en 2020 !]. Cependant, le parallèle s’arrête là. L’horlogerie suisse n’avait pas à l’époque de concurrents de taille pour l’empêcher de se refaire une santé. L’horlogerie suisse est aujourd’hui beaucoup trop dépendante de ses marchés internationaux, notamment de l’Asie [70 % de ses clients sont chinois] et des Etats-Unis [15 % de ses clients] pour espérer une convalescence sans moteur de rechange – après 2008, c’est le réservoir chinois qui avait fourni le carburant en regonflant la bulle dégonflée par la crise bancaire. Or, aujourd’hui, il n’y a aucun moteur de rechange et on n’imagine pas, comme à la fin des années 1930, une « bonne guerre » pour relancer la machine. Les montres connectées ont ébranlé la pyramide de ses marques et gagné les premières batailles de leur conquête des poignets. Pire encore : en 2020, c’est toute la chaîne de valeur de l’horlogerie qui se trouve démantibulée et détraquée, de l’amont industriel à l’aval commercial en passant par la fragilité de ses marques, l’inconsistance de sa communication, la trahison de ses élites et sa fuite en avant dans un luxe mortifère. C’est tout le tissu économique de la Suisse horlogère qui se trouve déchiqueté, des petits ateliers aux grandes manufactures, au point de compromettre tout retour rapide à une illusoire et obsolète « normalité ». Une certitude : ça risque d’être pire que dans les années 1930…
❑❑❑❑ « JE NE VOIS AUCUNE RAISON DE S’ALARMER » (JEAN-DANIEL PASCHE)…
Digne d’une anthologie, cette magnifique déclaration du président de la FH suisse à la mi-février ! Une appréciation parfaitement en ligne avec son mémorable « Très bon d’année » pour l’horlogerie suisse, toujours à la mi-février : c’est bien la preuve qu’il y croyait, de toute la force de ses convictions. L’horlogerie suisse a les autorités qu’elle mérite : elle n’a pas forcément tiré le gros lot avec le très sympathique, mais très inconsistant président de sa Fédération horlogère, qui n’a toujours pas fait la moindre déclaration à propos d’une « crise horlogère » qu’il n’a sans doute pas encore repérée – tout comme Nick Hayek dont il est généralement le petit télégraphiste empressé. On aimerait savoir comment il est intervenu auprès des autorités fédérales pour leur faire débloquer des aides économiques d’urgence qui aideraient les entreprises horlogères à traverser cette mauvaise passe sans trop de casse sociale et sans dégâts irréversibles. Pour mémoire, cette « crise-qui- n’existe-pas » aura coûté, à la fin mars, un manque à gagner de près de 5 milliards de francs aux marques, aux manufactures et aux ateliers suisses, soit un bon quart de leur chiffre d’affaires annuel. Sans parler des dégâts industriels et commerciaux collatéraux…