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RICHEMONT – CHEFS-D’ŒUVRE EN PÉRIL #3 (accès libre)
Dix préconisations stratégiques pour un nettoyage au karcher des écuries d’Augias (lettre ouverte à Johann Rupert)

Ainsi, à en croire les analystes financiers qui assistaient à la dernière présentation des calamiteuses performances, lors de la dernière assemblée générale de Richemont, Johann Rupert semblait très fâché par ces « résultats inacceptables ». Ah bon ? Et qui est responsable de ce « fiasco », comme il dit ? À part lui, qui a nommé toutes les directions en place et qui en a approuvé les décisions stratégiques, on ne voit pas qui serait fautif. Soyons charitables et postons-lui une lettre ouverte, avec quelques derniers bons conseils avant qu’il ne quitte son poste, comme il l’a récemment annoncé…


Cher Monsieur l’actionnaire de référence d'un grand groupe si plein de belles marques et si riche de son inénarrable cohorte de puissants dirigeants,

Apparemment, vos services ne vous ont pas transmis mes analyses précédentes. Sans doute n’aviez-vous pas les moyens de vous offrir les services d’un traducteur. Si vous m’aviez correctement lu voici un an, voici deux ans, voici trois ans, voire même quatre ans [au lieu d’essayer de me faire virer chaque année du SIHH pour non-conformisme éditorial], vous auriez compris ce qui se passait sur les marchés avant tout le monde – la Chine en guerre contre la corruption, la désertion des touristes chinois, la surproduction des montres suisses, la surexposition de vos marques, les dingueries du marketing Richemont, les maladies infectieuses de l’horlogerie suisse, la mutation des paradigmes du luxe, les montres connectées et tout le reste. Tout ou presque était pressenti, anticipé et expliqué préventivement dans Business Montres. Bref, vous auriez gagné trois ans et vous ne seriez donc pas effondré de devoir présenter à vos autres actionnaires, pour la quatrième fois, d’aussi piteux résultats...

Plutôt que de vous faire honte, je vais plutôt vous faire plaisir ! Je fais confiance à votre instinct de chasseur pour apprécier mes conseils et je me fie à vos passions d’épicurien pour en goûter la saveur [entre « Africains » leucodermes, on ne va pas se la raconter]. Je sais à quel point, dans d’autres secteurs économiques que l’horlogerie, dans votre pays natal et ailleurs dans le monde, vous avez su faire preuve d’un esprit de décision capables de trancher dans le vif et même de renverser la table. Je sais que vous êtes capable d’initiatives stratégiques fulgurantes et inattendues. Vous êtes tout sauf un Bisounours : c’est le moment de le faire savoir. Je me désolais de voir un homme de votre trempe roulé en permanence dans la farine par les margoulins de sa cour : prouvez-nous que vous êtes un vrai Rupert !

Voici donc dix conseils pour nettoyer au karcher les écuries d’Augias – cette pétaudière horlogère qu'est devenue le groupe Richemont : ce n’est pas gagné d’avance, mais les générations futures – vos propres héritiers, les familles de vos employés et tous les passionnés de beaux objets du temps – vous remercieront d’avoir au moins essayé de redresser la barre du Titanic qui porte le pavillon de votre groupe – à moins que ce ne soit le Costa Concordia, dont le naufrage a fait causer [dont le capitaine, soit dit en passant, a pris 16 ans de prison pour ses fautes professionnelles et pour s'être mis à l'abri avant ses passagers : en bas de la page].

••• Commencez par ôter les lunettes roses que votre état-major veut à tout prix vous faire porter : en vrai coureur de brousse, vous avez fini par comprendre que la topographie du terrain parcouru n’était pas celle de la carte qu’on voulait vous forcer à lire. C'est une première avancée. Vous avez finalement admis que, quelque part, on vous avait menti – sur une aussi longue période, c’est un peu de votre faute ! – et que le groupe était au bord du gouffre. C'est un progrès sensible. Ne vous arrêtez pas en si bon chemin (de croix ?). Fendez la vieille armure et osez regarder la réalité en face, sans louvoyer. On respire mieux avec le vent dans le nez. Conseil annexe : jetez le rétroviseur qu’on vous impose et trouvez plutôt une longue-vue pour regarder au loin…

••• Bousculez sans coup férir l’échiquier, en admettant que les bonnes recettes d’hier [celles qui avaient assuré le quintuplement de votre groupe en vingt ans] n’ont plus aujourd'hui la moindre efficacité opérationnelle. Et bousculez-le très vite, sans attendre et sans le moindre respect pour les rentes de situation, les mauvaises habitudes et les parasites qui hantent les couloirs de votre groupe. Le monde a changé en profondeur. Le marché a muté. Les clients ont modifié leurs comportements, quel que soit leur niveau de fortune. Pourquoi vous, vos marques, vos montres et votre économie ne changeraient-elles pas aussi radicalement ? Vous étiez la vache à traire, le mouton à saigner, le gibier à abattre : (re)devenez le chasseur de Big Five que vous êtes !

••• Tirez sans pitié sur les vaches sacrées et demandez-vous si vos marques, dont certaines ne méritent plus les soins que vous leur prodiguez en vain depuis si longtemps [à quoi bon regonfler des chambres à air déjà recouvertes de vieilles rustines ?], ont toujours leur place sur le marché – où et comment. Pas d’acharnement thérapeutique ! Croyez-vous vraiment que, demain, vos clients achèteront les montres – moches et trop chères – dont ils ne veulent déjà plus aujourd’hui ? Demandez-vous donc lesquels, parmi vos CEO, préparent une vraie grande lessive de leur catalogue : on les comptera sur les doigts d'une seule main, voire sur les seules phalanges de ce doigt [en parlant de doigt, celui du sage que le crétins regardent quand on leur montre la lune, demandez-vous aussi pourquoi on va vous parler de Business Montres et de l'auteur de cette lettre ouverte au lieu de vous parler de ce qu'elle contient]. Si ce n’est pas vous qui procédez au ménage dans votre portefeuille de marques, c’est le marché qui s’en chargera, et ça fera encore plus mal. C'est l'histoire du pansement qu'on arrache : on tire d'un bon coup sec, mais ça va mieux après...

••• Donnez un grand coup de torchon dans le haut management de vos marques, de leur tête au niveau N-2, sans considération d’âge, de sexe ou de prébendes. À peine un quart de vos patrons de marque [je suis généreux !] méritent d’être associés à la relance nécessaire. Les autres feront jouer les clauses qui les protègent et ils profiteront de leurs grasses indemnités avant de profiter d'une retraite qui ne sera même pas gâchée par le champ de ruines et de violences sociales qu'ils laissent derrière eux. Il faut que des têtes tombent pour que le message soit clair : ils n’ont pas cessé de vous intoxiquer en vous prenant pour un nain, à vous de leur montrer qui est le patron. Pour les remplacer, ce n’est d’ailleurs pas une question d’âge ou d'ancienneté dans le poste, mais d’appétit personnel, d'éthique et de mentalité : gavés et repus, la plupart de vos actuels « barreurs de beau temps » sont désemparés dans l’orage, alors que de vrais managers – soit plus jeunes, soit plus expérimentés – ont les qualités de corsaires et de loups de mer exigées par la crise…

••• Mettez-y les formes, mais procédez vous-même, avec l’accompagnement social nécessaire [je veux croire à votre générosité d’Africain du Sud], aux ajustements de personnels nécessaires. Vos équipes étaient des lions commandés par des ânes, qui ont tout fait pour ne rien faire dans le domaine des licenciements, alors que leur responsabilité de managers était d’abandonner le déni de réalité où ils s’enferraient : c’était à qui prendrait le dernier la décision fatale, mais c’était pour ne pas ternir leur réputation chez les chasseurs de tête. Ils vous ont laissé le sale boulot : c’est pénible [ça valsera par centaines de postes], mais nécessaire si vous opérez dans la bonne perspective. Tout ça doit malheureusement concerner les opérateurs de base, mais aussi les hiérarchies intermédiaires et, surtout, les états-majors où prolifèrent les écornifleurs et les fat cats qui ont oublié comment on chassait les souris. Un indice pour réfléchir à tout ça : en toute logique, avec des cadres affûtés et des chats maigres hyperactifs, les effectifs du groupe Richemont devraient être optimisés au tiers des effectifs actuels. À bon entendeur…

••• Fermez tout ce qui n’a plus la moindre utilité pour la survie de votre groupe. Coupez le bois mort ! Éliminez la mauvaise graisse. De même que vous allez devoir fermer quelques marques « inutiles » [c’est le prix à payer pour les ahurissantes fautes stratégiques de ces dernières années], il va falloir fermer des usines et des ateliers [vous vous referez une santé sur l’immobilier qui va avec]. Revendez les machines inutiles qu'on vous a fait croire qu'il fallait acheter [elles sont déjà sous des housses, débranchées] pour alimenter une surproduction déjà pléthorique : l'avenir de l'horlogerie est dans le retour de l'humain, pas dans la multiplication des robots dont vos CEO nous ont fait croire qu'ils étaient le parangon des métiers d'art et de l'artisanat traditionnel. Cessez de croire qu'il faut toujours produire plus de montres toujours plus chères – plus personne n'en veut, nulle part sur cette planète [oui, je sais, vos cadres sont passés maîtres dans l'art d'alimenter massivement les marchés parallèles, dont vous-même profitez des revenus !]. Il va falloir fermer des filiales surnuméraires – une fois que vous aurez taillé dans leurs effectifs devenus obèses : vous connaissez comme moi le nom de cette marque où vos limiers ont débusqué des doublons systématiques dans toutes les fonctions de direction du siège. Que de boutiques inutiles à fermer, mais on n’aurait jamais dû les ouvrir ! Que de stocks à détruire, puisque ces montres ne trouveront plus jamais preneur ! Que de mauvaises habitudes à perdre ! Que de notes de frais à dégonfler d'urgence ! J’arrête là cette séquence Terminator…

••• Procédez immédiatement à l'embauche de vrais designers et à la dissolution de votre comité stratégique produits/communication, symptôme de la maladie sénile d'une « culture Richemont » perrino-bodino-colognienne qui a fait son temps. Feu sur le quartier général, comme disait Mao Zedong ! Cette « culture Richemont » – efficace et conquérante il y a deux ou trois décennies – n'a empêché aucune des dérives actuelles, mais elle a lissé jusqu'à l'écoeurement (des clients) et parfois dévoyé les collections de vos marques, en asphyxiant leur créativité. Cette fatale « culture Richemont » fait aujourd'hui la preuve de sa stérilité toxique : elle a tué l'émotion en éradiquant toute originalité. Vos CEO vous ont fait croire qu'il savaient personnellement dessiner les montres que leur conseillaient leurs directeurs marketing qui copiaient leurs chefs de produit qui s'inspiraient de leurs assistants : on a naufragé toute la culture horlogère sédimentée par les siècles et c'est comme ça qu'on a éteint la lumière créative qui avait éclairé l'histoire de vos marques. L'arrogance autocentrée de vos marques nombrilistes n'est plus de mise. Au contraire, investissez fortement sur les vrais talents créatifs que vos CEO ignorent par paresse intellectuelle ou incurie professionnelle, faites confiance aux jeunes équipes qui grouillent sur le terreau horloger suisse, favorisez une inspiration nouvelle, misez sur des esthétiques fortes et disruptives génératrices de passions et rafraîchissez les collections de vos marques à une fontaine de jouvence générationnelle...

••• Procédez d’urgence à un audit blitzkrieg de vos marques, en rapportant à chaque fois leur identité profonde à la réalité actuelle de leur offre commerciale (le catalogue de leurs collections), à leur positionnement prix et aux orientations de leur marketing comme de leur communication. Même un étudiant en première année de Sup de Luxe s’apercevrait du hiatus qui s’est creusé entre ce qui se fait et ce qui devrait se faire. Ce n’est plus un naufrage, c’est un cataclysme géologique – virtuellement approuvé par vous et votre laxisme au cours de ces dernières années ! Demandez-vous, entre autres, si Cartier est toujours chez Cartier, si Panerai habite toujours chez Panerai ou si Jaeger-LeCoultre n’est pas une maison hantée par le fantôme de Jaeger-LeCoultre. Et ainsi de suite pour les autres « maisons » du village Richemont. On en voit même à douter de la pertinence à venir du concept de « haute horlogerie » dont vous n'avez plus le monopole opérationnel. Ne croyez pas les impuissants qui vous racontent qu'il n'y a rien à faire ou que c'est trop compliqué. N'écoutez pas les gourous aux cerveaux stériles que vous subventionnez depuis trop longtemps. Pas besoin de mobiliser des centaines de spécialistes pour cet audit : un audacieux commando d'une poignée de connaisseurs peut tout mener à bien en quelques semaines [il n'y a que vous qui n'avez pas identifié les mortelles dérives que tout le monde voyait]...

••• N’hésitez pas à trouver ailleurs que dans ces « maisons Richemont » – rongées par les termites de l'impuissance créatrice – la dynamique managériale capable de relancer votre groupe et d’initier, demain, une nouvelle course à ces profits que vous sentez s'évaporer. S’il est certain que vos structures opaques et obsolètes, tout comme vos procédures castratrices, sont incapables de relancer la moindre marque, faites confiance aux jeunes entrepreneurs de la nouvelle génération pour infuser leur énergie dans notre hiérarchie. Que de nouvelles marques à votre disposition ! Que de voltigeurs autrement plus hardis et conquérants que vos lourdes divisions blindées, désormais immobilisées faute de carburant ! Rachetez-les, ces jeunes indépendants, associez-vous avec ces héros de la créativité et de la débrouillardise, tirez profit de leur fantastique capacité de survie (souvent contre les entreprises de votre groupe), détournez leur tonus à votre profit – mais veillez cependant à ne pas les émasculer : ces jeunes créateurs ont besoin de vos ressources, pas de votre Gestapo gestionnaire ! Des noms ? Reparlons-en tous les deux, loin des oreilles ennemies qui nous écoutent…

••• Entourez-vous d’un conseil indépendant de différents sages non rémunérés, mais capables de vous dire la vérité, sans cosmétique courtisane. Venus de différents horizons sociologiques et culturels, sans lien avec les marques que vous pilotez, mais en phase avec les courants qui restructurent les opinions publiques où vous piochez vos clients, ces conseillers de l'ombre pourront allumer pour vous les clignotants nécessaires – ceux que vos cadres dirigeants ont toujours refusé d’actionner pour ne pas vous effrayer et pour sécuriser leurs prébendes ! Ne faites plus confiance aux saprophytes de votre entourage. Lisez donc la presse indépendante et laissez tomber les médias perroquets financés par vos patrons de marque – avec votre argent ! – pour leur servir à la fois de piédestal et de marchepied pour la suite de leur carrière. On ne vous fait lire que les médias subventionnés par votre argent – ce qui vous a fait vivre sur un mol édredon pendant que s’amoncelaient de noires nuées à l’horizon. Les chemins de l'avenir sont pavés de rugueux cailloux et bordés d'épines amères : il faudra bien que les vaches maigres de votre troupeau s'y fassent un passage dans les années à venir...

En souhaitant sincèrement et ardemment que le groupe Richemont ne soit pas le prochain Kodak, le futur IBM ou le nouveau Nokia, ni l'actuel Costa Concordia, veuillez agréer, cher M. Rupert, etc. etc.




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