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WONDER WEEK 2019 #09
En direct du SIHH : champagne, lichen, méduse, réglisse et venin

Après les indépendants « périphériques » qui festoyaient ce week-end, ouverture aujourd’hui du SIHH de Genève, tel que vingt-neuf éditions en pérennisent les travers, les vertus et les fastes. Chronique de cette première journée dans le réacteur atomique de la Wonder Week…


QUESTIONS SUR 

UNE DÉSINTERMÉDIATION (éditorial)

On retrouvera ci-dessous quelques commentaires sur le véritable torrent de haine que subit personnellement, sur les réseaux sociaux, depuis quarante-huit heures, le CEO d’Audemars Piguet François-Henry Bennahmias. On lui reproche le lancement de la nouvelle montre ronde Code 11.59, dont nous avons déjà écrit qu’elle ne méritait « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité » (Business Montres du 13 janvier). Excès d’honneur par cette surmédiatisation d’une montre qui ne valait sans doute pas la peine du déferlement numérique qu’elle a suscité – au point d’éclipser, au moins dans le flux des commentaires sur les réseaux sociaux, de nombreuses autres nouveautés de la Wonder Week. Indignité de voir ainsi un homme – qui n’est pas spécialement de nos amis – traîné dans la boue pour avoir osé une rupture [qu’il n’a pas forcément réussie] et une incursion hors des sentiers battus et rebattus par sa Royal Oak. Pour une fois qu’un CEO prend des risques, il est absurde et profondément injuste de l’accabler, de l’insulter et de le mettre à mort, au moins médiatiquement. Une vague de violences verbales qui ne sont pas sans rappeler l’insurrection socionumérique des « gilets jaunes » français : ce Bennahmias bashing fait irrésistiblement penser au Macron bashing qui empoisonne (peut-être définitivement) la vie politique en France.

Maintenant, à qui la faute ? Comment expliquer cette révolte des « invisibles » du web contre une montre qu’ils n’ont pas vue et contre un CEO qu’ils ne connaissent pas ? À dire vrai, si ce Bennahmias bashing est proprement scandaleux [en tout cas, il nous scandalise et on en ressent un peu de honte pour la communauté horlogère, que ces comportements déshonorent], il a des causes objectives dont les effets sont désastreux. On peut déjà pointer du doigt la responsabilité personnelle d’un CEO qui n’a jamais lésiné sur le tout-à-l’égo, qui se flattait d’être un « briseur de codes » et qui annonçait à tous les médias perroquets ébaubis une montre classique on ne peut plus « rupturiste » : la déception était à la hauteur de l’enfumage préalable – incommensurable ! « Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre », nous avait appris Virgile, dont les cousins grecs savaient que, à trop vouloir s’approcher du soleil, Icare s’était brûlé les ailes (ci-dessous, le tableau de Charles Paul Landon, 1799). On peut aussi mettre en cause la fronde [discrète, sinon occulte] de bon nombre de détaillants américains récemment privés de dessert Royal Oak par François-Henry Bennahmias, qui leur préfère quelques boutiques monomarques : on peut imaginer que ces détaillants frustrés (le Bennahmias bashing était essentiellement anglo-saxon) n’ont pas manqué d’attiser la déception de la communauté horlogère et de jeter de l’huile sur le feu. L’emballement de la machine médiatique a fait le reste…

C’est là qu’on prend la mesure de la folie qu’a constitué, pour toutes les marques, une fuite en avant éperdue dans une numérisation mal maîtrisée et une désintermédiation conduite sans prudence : au lieu des bons vieux journalistes qu’on calmait avec quelques annonces publicitaires, on a fait confiance à des « influenceurs » sans foi, ni loi qui n’ont rien pu empêcher, ni rien contrôler – on a même remarqué des propos haineux (non modérés) sur les propres réseaux sociaux d’Audemars Piguet, et notamment sur sa page Instagram ! Il y a des gifles qui se perdent. Notons au passage que, comme dans l’affaire des « gilets jaunes », les sites officiels, reconnus, bien-pensants et autorisés [ces médias perroquets que nous aimons tant] se sont trouvés en complet décalage avec l’« opinion publique » d’une communauté horlogère dont ils étaient les médiateurs supposés. C’était une première dans l’histoire horlogère ! Maintenant que le « dentifrice » anti-Bennahmias est sorti de son tube, il sera impossible de l’y remettre : on peut redouter que tous les CEO horlogers un tant soit peu audacieux et anti-conformistes s’en prennent désormais plein les dents ! La fronde anti-Babin (TAG Heuer) lors du malheureux épisode du spiral Seiko passera bientôt pour une comptine enfantine à côté de ce qui nous attend comme ultra-bashing systématique…

La désintermédiation disqualifie les uns et met tout le monde en danger, mais elle exacerbe surtout les comportements violents en renforçant le consensus d’entraînement mutuel qui électrise les réseaux sociaux. Qu’ont pu faire les « influenceurs » rémunérés par la marque, sinon se taire lâchement ou aboyer avec les loups – voire mordre la main qui les avait nourris ? Sans repères et sans « guides », les amateurs vocifèrent et gyrovaguent d’opinion en opinion : sans autorité pour faire le tri, ils croient se débrouiller seuls, alors qu’ils ne font qu’épouser le consensus. On espère que le lancement de cette montre Code 11.59 n’est pas définitivement torpillé. L’horlogerie traditionnelle paye là très cher son entreprise de démolition des médias traditionnels, trop démonétisés pour jouer leur rôle de modérateurs et de « passeurs ». Cette désintermédiation foudroyante, c’est la maladie sénile mais ravageuse d’un système en quête de nouveaux repères, mais qui ne parvient pas à les trouver. On vous laisse réfléchir là-dessus…

❐❐❐❐ QUELQUES BRINS DE LICHEN ? En plus sous un cadran de montre ? C’est la force de cette Moser Nature Watch, éphémère et fragile mais néanmoins mécanique, telle qu’a pu l’oser Édouard Meylan (H. Moser & Cie.) pour nous faire prendre conscience des urgences d’une éco-responsabilité dont l’horlogerie semble si peu se soucier (Business Montres du 11 janvier). Cette pièce unique – en fait, il y en a deux, déjà différentes – est une authentique montre hybride, phyto-mécanique, avec des lichens sous le cadran, des cactées ancrées sur la lunette et une jachère sur le bracelet – il faut régulièrement arroser le tout pour y maintenir une vie végétale élémentaire (#MakeSwissMadeGreenAgain). C’est une montre qui fait réfléchir et dont la frivolité apparente est démentie par le soin minutieux que sa « réalisation » horticole a pu réclamer depuis près de deux ans [sur les réseaux sociaux, il s’est tout de même trouvé un crétin pour estimer qu’on aurait pu la produire en série]. Ce record de la « montre-suisse-la-plus-sincèrement-verte » sera très difficile à battre…

❐❐❐❐ AURAIT-ON OUBLIÉ LES AIGUILLES ? En dépit de la puissance déflagrante de cette Moser Nature Watch (ci-dessus), on peut se demander si la nouvelle version de la Swiss Alp Watch [celle qui parodiait avant tant d’ironie l’Apple Watch], rebaptisée Concept Black, n’est pas encore plus forte et plus… méchante pour stigmatiser certaines dérives de l’horlogerie suisse. Ni logo, ni marque sur le cadran noir et brillant comme celui d’une smartwatch au repos. Pas la moindre aiguille pour donner l’heure, mais le poussoir d’une répétition minutes pour écouter le temps qui passe (ci-dessous). Il ne faut plus regarder l’heure, mais tendre l’oreille. Ce n’est certes pas le premier concept du genre : on se souvient d’un double tourbillon sans aiguilles chez Romain Jerome, qui était une création sans sonnerie de BNB (Business Montres Archives du 2 juillet 2017) et on a même connu une autre répétition minutes à cadran noir sans aiguilles chez Haldimann (H9 : Business Montres du 14 mars 2013). H. Moser & Cie ajoute une parodie contemporaine à cette subversion mécanique : c’est presque de l’abstraction lyrique…

❐❐❐❐ LE RADEAU DE LA MÉDUSE ? La Medusa du Lab créatif de MB&F est un superbe objet du temps, tant sur le plan mécanique que sur le plan esthétique, et même sur le plan conceptuel puisqu’on peut poser cette horloge, mais aussi la suspendre avec ses pendeloques-tentacules (développement avec L’Épée 1839, ci-dessous). Trois couleurs pour cette méduse, un prix relativement raisonnable (autour des 25 000 francs suisses) et un style horloger pas si exubérant, qui tranche cependant avec le conformisme minimalo-vintage de rigueur dans les vitrines du SIHH : cette méduse est une grande dame horlogère née dans une petite marque…

❐❐❐❐ LA DOSE DE VENIN DU SIHH 2019 ? Ce n’était pas une dose, mais un arrosoir numérique sur les réseaux sociaux, voire une piscine digitale où pourrait se noyer sa montre « ronde et classique » qui est un peu faiblarde du côté de l’identité, mais finalement pas si loupée que ça en dépit de sa trop grande taille et de sa banalité esthétique [certains aspects sont cependant réussis, à commencer par l’effort d’Audemars Piguet pour conquérir son indépendance mécanique]. On peut redouter qu’il n’y ait pas d’antidote au venin de la déstabilisation médiatique du CEO d’Audemars Piguet (voir notre éditorial), qui a dû trouver amères les bulles de champagne de la fête du dimanche soir. Peut-être même aura-t-il confondu les tambours des Vieux-Grenadiers mobilisés pour l’inauguration officielle de ce lundi avec ceux qui accompagnaient la charrette des condamnés à la guillotine pendant la Révolution française. Les dés sont jetés : il n’est pas évident qu’ils vont rouler vers l’échec commercial de cette montre si décriée. Le problème est qu’il va maintenant falloir boire ce calice empoisonné jusqu’à la lie…

❐❐❐❐ BONBONS, RÉGLISSE, GUIMAUVES ? Préposée aux confiseries « interdites », la dame de l’entracte a posé son panier chez Richard Mille, qui se paie le culot de ne présenter qu’une seule collection de montres, mais quelle fabuleuse collection ! Elle est d’une homogénéité « fondeuse et acidulée » puisqu’elle ne nous parle que de bonbons [la collection s’appelle Bonbon], de guimauve, de réglisse, de cupcakes et de marshmallows, avec, autour, un peu de citron et de fraise, de myrtille et de litchi, voire de cerise et de kiwi. Plus délicieusement régressif, tu meurs ! Comme vont mourir de dépit les hygiénistes de la montre [ceux qui veulent « moraliser » l’offre en la lissant et en l’aseptisant] quand ils vont découvrir cette bombe horlogère anti-diététique, aux friandises plus réalistes que nature parce que réalisées dans les matériaux high-tech les plus insensés : on sent que Richard Mille s’est fait un plaisir très jouissif à composer cet étal de sucreries largement synthétiques, mais pas que – 60 couleurs dans la palette du confiseur ! Ridicule, pensent déjà les pisse-vinaigres, mais ils oublient que les montres sont des doudous régressifs pour grands enfants et des calmants transactionnels qui font écho aux bonbons de notre enfance. Pour les milliardaires trop gâtés qui composent la clientèle de la marque Richard Mille, ces montres sont de simples… « paquets de bonbons », même si ces doudous sont de coûteux antidépresseurs (comptez 120 000 francs suisses pour chaque caprice glucosique). Une telle maîtrise de l’art horloger dans ce qu’il doit avoir de plus contemporain et une telle compréhension des nouveaux réflexes sociétaux, c’est épatant…

❐❐❐❐ AH OUI, AU FAIT, ET LE CHAMPAGNE ? Comme d’habitude, il était en open bar toute la journée [il en faudra pas loin de 2 500 bouteilles pour toute la semaine]. C’est la boisson fétiche du SIHH – celle qui symbolise le mieux l’image de luxe genevois à laquelle tiennent tant les marques de la Wonder Week. En open bar aussi, l’excellent menu servi dans les multiples restaurants du salon : la convivialité est au bout de la fourchette [ou de la paire de baguettes pour les sushis]

WONDER WEEK 2019

Les précédents épisodes de notre classique feuilleton genevois du mois de janvier, jusque dans les coulisses du grand rassemblement de la « capitale » éphémère de l’horlogerie de luxe :

❐❐❐❐  #08 : Huit premières choses que personne n’osera vous dire sur la périphérie de cette Wonder Week (Business Montres du 13 janvier)

❐❐❐❐  #07 : Quels seront les meilleurs « coups fumants » de cette semaine de folies horlogères ? – troisième partie (Business Montres du 13 janvier)

❐❐❐❐  #06 : Quels seront les meilleurs « coups fumants » de cette semaine de folies horlogères ? – deuxième partie (Business Montres du 12 janvier)

❐❐❐❐  #05 : Quels seront les meilleurs « coups fumants » de cette semaine de folies horlogères ? première partie (Business Montres du 11 janvier)

❐❐❐❐  #04 : Après le carton rouge de l’année dernière, Édouard passe au vert (Business Montres du 10 janvier)

❐❐❐❐  #03 : Au fait, ça se passe où, cette Wonder Week 2019 ? (Business Montres du 9 janvier)

❐❐❐❐  #02 : Certains n’y verront que du bleu, d’autres feront la part des anges (Business Montres du 8 janvier)

❐❐❐❐  #01 : Huit au sept – un nouveau nano-concurrent pour le SIHH, en janvier, à Genève (Business Montres du 29 novembre 2018)


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