> 

BUSINESS MONTRES ARCHIVES (accès libre)
Le tourbillon serait-il une « fausse bonne idée » ? Vianney Halter en tire quelques conclusions...

Horloger indépendant (dans tous les sens et au meilleur sens du terme), Vianney Halter a été désigné comme « meilleur horloger- constructeur 2011 » par les jurés du Grand Prix d'Horlogerie de Genève. Il a quelques mots, à la fois tendres et forts, à nous dire sur le tourbillon : il ne parle pas souvent, mais sa parole porte à chaque fois (reprise d'une conférence donnée pendant le salon Belles Montres)...


••• LE POINT DE VUE D'UN HORLOGER INDÉPENDANT


Le tourbillon considéré comme une « relique barbare », mais démonstrative (c’est le point de vue d’un horloger indépendant : Business Montres du 4 décembre 2012)

Sans Vianney Halter, les jeunes créateurs de la nouvelle génération horlogère n'auraient sans doute pas eu l'audace de se lancer. C'est parce qu'il a osé des montres incroyablement rupturistes à la fin des années 1990 (notamment son Antiqua rétro-futuriste et quasiment pré-steampunk : ci-dessous) que des pionniers comme Maximilian Busser ou Felix Baumgartner ont eu envie d'aller plus loin et qu’ils ont lâché les marques et les ateliers où il travaillaient pour tenter de défricher de nouveaux territoires. Étayée par de solides connaissances horlogères et par une imparable culture mécanique, Vianney Halter (ci-dessus) est un ces influenceurs discrets qui aurait tout du gourou s'il n'était par nature rebelle à tout embrigadement. Sa parole est rare, mais elle porte : Business Montres vous propose une reprise de la conférence qu'il a pu donner au récent salon Belles Montres. On vérifiera qu'il n'a pas sa langue dans sa poche...

À l'issue du texte de cette conférence,  dont on aura remarqué qu'il fait écho à notre récente note d'archive : « Il y a des coups de au cul qui se perdent », selon François-Paul Journe (Business Montres du 1er décembre), le débat est ouvert. Sauf qu'il n'y aura sans doute pas de débat. Après des années de discours ronflants sur les ineffables avantages du tourbillon, on voit mal les marques horlogères accepter de manger leur chapeau en admettant que le tourbillon en question n'a sans doute été qu'un prétexte idéal pour justifier la dérive inflationniste du prix des montres [dans le cadre d'une course aux profits dictée par les Bourses et le goût du lucre] : les Chinois ont eu beau prouver qu'on pouvait produire des tourbillons honorables pour le dixième – voire le centième – de l'extorsion de fonds pratiquée en Suisse, cette image du tourbillon haut de gamme a tant été martelée qu'elle séduira encore les amateurs débutants pendant de longues années...

Le débat n'en reste pas moins ouvert  et nos colonnes à la disposition des horlogers qui auraient envie d'ajouter leur grain de sel aux interventions de Vianney Halter et de François-Paul Journe. Combien auront le courage de le faire ?

••• UNE CONFÉRENCE DE VIANNEY HALTER (2012)

« Tordons le cou à quelques idées reçues »

J’ai choisi de vous parler du tourbillon,  car c’est un dispositif ancien, mais qui est, depuis maintenant une bonne dizaine d’années, de nouveau en vedette et mis en avant par la plupart des marques horlogères. Le retour d’une innovation, vieille de plus de deux cents ans, n’est pas sans susciter quelques interrogations et je vais essayer de vous apporter des éléments de réponse et vous faire partager mon point de vue. Tout d’abord, tordons rapidement le cou à un abus de langage : le tourbillon n’est pas à proprement parler une complication. Qu’est-ce qu’une complication ? C’est une fonction supplémentaire équipant une montre ou une horloge, en plus de l’indication de base des heures, minutes et secondes. Un calendrier, les phases de lune, un chronographe, le quantième, l’équation du temps, le lever et coucher du soleil, un deuxième fuseau horaire, etc. sont des complications.

Le tourbillon lui n’apporte pas d’indication supplémentaire. Ce n’est pas une complication, c’est un dispositif technique. Mais alors quelle en est la vraie nature ? Remontons au milieu du XVIIe siècle. C’est l’époque où l’horlogerie fait une avancée décisive, quand Christian Huygens a l’idée d’appliquer la théorie du pendule à l’horlogerie. Il ouvre la voie aux pendules de précision qui régneront en maîtres(ses) jusqu’à l’invention des oscillateurs électroniques et des horloges atomique au XXe siècle. Un autre bond en avant est accompli quand Isaac Thuret réalise, en 1675, toujours pour Christian Huygens, une montre avec un balancier-spiral. La précision devient alors transportable, ce qui permet le développement des chronomètres de marine, indispensables pour calculer la position en longitude des navires en mer. Jusque dans les années 1970, la quasi-totalité des montres produites sont équipées d’un ressort-spiral. Il a fallu ensuite une troisième révolution technique pour que les ressorts-spiraux soient remplacés par les oscillateurs électroniques qui donnent aux montres à quartz la précision ultime...

Mais revenons à nouveau en arrière.  Après ce XVIIe siècle extraordinaire de progrès en matière de mesure du temps, quelle est la place du tourbillon, invention qui fait l’objet d’un dépôt de brevet par Louis-Abraham Breguet le 23 décembre 1800 (ci-dessus) ? Quelques explications techniques s’imposent.

• Le talon d’Achille du balancier-spiral réside dans son équilibrage. Le balancier-spiral idéal (donc celui qui n’existe pas) possède son centre de gravité situé exactement sur son axe. C’est un résultat qui est extrêmement difficile à obtenir par fabrication. Il est même théoriquement impossible à obtenir, puisque le ressort spiral en fonctionnement ne cesse de se déformer et que son propre centre de gravité ne cesse donc de se déplacer au rythme de ces oscillations. L’équilibrage du balancier est approché par réglage, à l’aide de vis d’équilibrage ou de masselotes dont on ajuste la position.

• Prenons un balancier-spiral dont le centre de gravité n’est pas situé sur son axe. Plaçons la montre en position verticale de sorte que ce balourd soit situé vers le bas. Sous l’effet de la pesanteur, le balourd freinera le démarrage et diminuera la durée des périodes en provoquant une avance de la montre. Si nous mettons la montre dans la position verticale opposée, avec le balourd situé en haut, il provoquera une accélération au démarrage et augmentera les périodes en provoquant un retard de la montre. Si nous mettons la montre dans deux autres positions verticales, soit à 3 heures ou à 9 heures, nous constaterons que les amplitudes et la marche sont la moyenne des deux positions précédentes.

• L’idée de Louis-Abraham Breguet est de mettre le balancier-spiral dans une cage qu’on ferait tourner sur elle-même. Le retard provoqué par le balourd du balancier-spiral dans une position serait compensé par l’avance provoquée par ce même balourd dans la position symétrique… et vice-versa. Au fur et à mesure de la rotation de la cage, les imprécisions se compensent pour finalement s’annuler après un tour de cette cage. Grâce à cette compensation, Breguet espérait se jouer de la pesanteur et obtenir une mesure du temps plus précise, en moyenne.

Mais connaît-on vraiment la véritable motivation de Breguet avec cette invention ? Il y a au moins trois hypothèses avancées par différents historiens…

• Hypothèse 1 : Breguet cherchait une construction permettant une meilleure précision. Fut-ce au prix d’une construction plus complexe... C’est l’hypothèse communément présentée par toutes les marques qui aujourd’hui mettent en avant le tourbillon, comme la meilleure solution en termes de précision…

• Hypothèse 2 : Breguet cherchait une construction de l’organe régulateur permettant de s’affranchir de l’étape longue et fastidieuse (donc coûteuse) de l’équilibrage du balancier pour proposer des montres aussi précises mais moins chères. C’est l’hypothèse de mon confrère Vincent Calabrese...


• Hypothèse 3 : plus que la précision, Breguet avait le souci de la lubrification des paliers du balancier. Avec la qualité médiocre des huiles de l’époque ajoutée à la non-étanchéité des montres à l’humidité et surtout à la poussière, les paliers sur lesquels repose l’axe du balancier ne tardaient pas à s’user et s’ovaliser. En faisant tourner l’ensemble dans une cage, on repartit cette usure sur toute la circonférence du palier et on en augmente la longévité. C’est l’hypothèse de mon confrère François-Paul Journe…

Je ne sais pas si on saura un jour trancher entre ses hypothèses. Peut être était-ce un mélange des trois. Peut-être était-ce autre chose. Je vous proposerai un peu plus tard ma propre interprétation. Mais avant, examinons si la pratique vérifie les espoirs suscités par la théorie...

Avant toute chose, remarquons que la compensation induite par le principe du tourbillon  ne fonctionne que si le balancier-spiral reste dans un plan vertical. C’est le cas dans une horloge fixe, mais l’histoire a montré que les meilleurs résultats en termes de précision sont obtenus avec des horloges à pendule. Point besoin de tourbillon. Peut-on alors envisager une application du tourbillon pour les chronomètres embarqués à bord des navires où les pendules donnent de mauvais résultats et qui sont donc régulés par des balanciers-spiraux. ? En fait, c’est un dispositif beaucoup plus simple et diamétralement opposé à celui du tourbillon qui a été retenu, puisqu’on place ces garde-temps dans des berceaux qui en assurent le maintien en position parfaitement horizontale quelque soient l’état de la mer et les mouvements du bateau. Là encore, le tourbillon est inutile...

On comprend donc aisément que le domaine de prédilection  du tourbillon soit la montre, et notamment la montre de gousset, la montre du XVIIIe-XIXe siècle. Celle-ci est régulée par un balancier-spiral qui se trouve la plupart du temps en position verticale, quand la montre est rangée dans la poche du gilet de son propriétaire. En effet, les résultats de concours de chronométrie montrent que les montres à tourbillon occupent 59 % des premières places, alors qu’elles ne représentent que 25 % des montres concourantes. Serait-ce là la preuve de leur supériorité ?

En fait, non : leur succès apparent vient du fait  que les concours évaluent les performances des montres en plaçant celles-ci en 5 positions dont la combinaison la plus fréquente est celle des états suivants :
montre horizontale posée « cadran vers le ciel / horizontale posé « cadran vers le sol » / verticale « couronne à midi » / verticale « couronne à 3 heures » / verticale « couronne à 6 heures »


Les montres qui montrent le plus faible écart d’imprécision entre chaque position sont jugées les plus performantes. Or, avec un tourbillon, les trois positions verticales sont en fait équivalentes : donc l’écart de d’imprécision est nul. Les montres à tourbillon sont avantagées « par construction » dans ce genre de tests. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’elles sont plus précises à l’usage...

Passons à la montre du XXe siècle :  la montre bracelet. Sa position change continuellement et rapidement au gré des mouvements de son propriétaire : la compensation théoriquement parfaite du tourbillon est donc inapplicable. Plus encore, c’est finalement le poignet de l’utilisateur qui assure la compensation. Nul besoin d’un tourbillon pour que la montre délivre une mesure de temps dont les retards et les avances auront été moyennisées. Pauvre tourbillon !

Finalement, le tourbillon semble être une de ces « fausses bonnes idées »  qui jalonnent l’histoire de la technique et qu’il faut avoir développées et testées pour comprendre qu’elles ne procurent que peu ou pas de réel progrès à l’état de l’art. En 1920, Henri Bouasse, professeur à la Faculté des Sciences de Toulouse, écrit dans son ouvrage Pendule, spirale et diapason, au sujet du tourbillon : « Son prix élevé et ses avantages problématiques l’ont réduit à une simple curiosité historique ». En fait, on peut dire que c’est davantage Abraham Louis Breguet qui a rendu le tourbillon célèbre que l’inverse et que le tourbillon inventé par un horloger moins réputé serait probablement tombé dans l’oubli comme tant d’autres dispositifs.

Breguet avait-il conscience des limites de cette invention ?  Nul ne le sait. Cependant, j’ai le sentiment que l’homme d’affaires qu’il était en plus d’être un horloger de talent a vu dans le tourbillon un moyen de distinguer sa production de celle de ces confrères et de positionner ce qu’on appellerait aujourd’hui sa marque dans le haut de gamme. En cela aussi, il fut un visionnaire...

En effet, le XIXe siècle voit se démocratiser l’horlogerie,  jusque-là uniquement réservée à la classe sociale la plus élevée, la noblesse de cour. L’enrichissement de la bourgeoisie crée un nouveau marché. Le nombre d’horlogers augmente, ainsi que la production tandis que le prix des montres baisse, ainsi que leur qualité. L’étape ultime étant atteinte avec la montre de Georges Fréderic Roskopf faisant appel à 57 composants au lieu des 160 habituels et étudiée pur une fabrication industrielle en vue d’une diffusion massive.

Dans ce contexte, le tourbillon apparaît comme un moyen  pour un horloger de démontrer « par l’objet » la maîtrise qu’il a de son art. Et ce n’est pas rien ! La fabrication manuelle d’un tourbillon est un véritable un tour de force : le nombre d’horlogers capables d’en assurer l’exécution est longtemps demeuré extrêmement limité. Avec le développement de la micro-mécanique et l’industrialisation de la fabrication, cet argument est moins fort aujourd’hui qu’autrefois, mais il reste cependant vrai. On peut donc dire que, même si le tourbillon n’apporte pas un effectif progrès en matière de précision, il apporte une certaine garantie de qualité. En effet, le dispositif est d’une telle complexité qu’une fabrication médiocre donnera des résultats calamiteux en termes de mesure du temps. En d’autres mots, il vaut mieux une bonne montre à ressort-spiral simple qu’une mauvaise montre à tourbillon. Pour autant, est-ce le seul argument en faveur du tourbillon ? Ce serait un peu court, et je serais déçu si le tourbillon n’était finalement qu’un argument marketing.

Pour comprendre ce que peut être aujourd’hui le tourbillon,  il faut changer de perspective et comprendre la véritable nature de l’horlogerie contemporaine. L’avènement de la montre à quartz dans les années 1970-1980 a marqué la fin de la quête de la précision ultime qui était menée depuis plus de cinq siècles. C'est une révolution qui a failli faire disparaître l’horlogerie mécanique. Si celle-ci a pu survivre et, même – ironie du sort – devenir le haut de gamme de l’horlogerie, c’est parce qu’elle a radicalement changé de nature. La mesure du temps n’est plus qu’un prétexte pour perpétuer un art et un ensemble de métiers d’art. 

Les montres ne sont plus des instruments utilitaires : elles sont devenues des sculptures cinématiques, des œuvres d’art que leur propriétaire peut emmener avec lui pour partager sa passion. Dans ce contexte, le tourbillon a toute sa place. Simple, double, triple, volant, carrousel, etc. : il permet d’animer un calibre , c’est à dire de lui donner une âme et d’en faire, littéralement, un mouvement. Attention ! Je ne dis pas que la simple implantation d’un tourbillon sur un calibre lui donne inconditionnellement des lettres de noblesse. Bien au contraire, l’implantation d’un tourbillon dans un mouvement est un défi que se lance l’horloger-constructeur : un défi non seulement technique, mais aussi un défi créatif et un défi de réalisation. Comme pour toutes pièces horlogères, le diable est dans les détails et la qualité réside tout à la fois :

 dans la force du concept (cet objet a-t-il du sens ?)
 dans l’élégance de la construction (cet objet est-il bien conçu ?)
 dans la qualité de sa réalisation (cet objet est-il bien fabriqué ?)

Quand ses trois conditions sont réunies, on a affaire à des pièces horlogères d’exception. A titre d’exemple j’en ai retenu quatre : le tourbillon de Breguet, le tourbillon de Houriet, le tourbillon de Derek Pratt, la montre Invention Piece Nr 2 de Greubel Forsey (pièces disposées dans cet ordre ci-dessous)...

Nous arrivons au terme de cet exposé et je vais en résumer le propos en répondant de manière courte à trois questions essentielles.
• Question 1 : le tourbillon propose-t-il objectivement une réelle amélioration en termes de précision ? La réponse est non.
• Question 2 : le tourbillon fut-il une innovation majeure dans l’histoire de l’horlogerie ? La réponse est non.
• Question 3 : le tourbillon est-il cependant digne d’intérêt dans l’horlogerie contemporaine ? La réponse est oui.

J’ajouterai pour finir une quatrième question que je pose à moi-même : Vianney Halter proposera-t-il un jour une montre à tourbillon ? La réponse est... peut-être [NDLR : ce sera effectivement le cas en 2013, avec le tourbillon triple axe Deep Space, ci-dessus et ci-dessous, une montre qui vaudra à Vianney Halter le Grand Prix d’horlogerie de Genève en 2013 : Business Montres du 8 juin 2013]



Partagez cet article :

Restez informé !

Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter et recevez nos dernières infos directement dans votre boite de réception ! Nous n'utiliserons pas vos données personnelles à des fins commerciales et vous pourrez vous désabonner n'importe quand d'un simple clic.

Newsletter