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ARCHIVES # 9 : « Il y a des coups de pied au cul qui se perdent ! » (François-Paul Journe)

« Arrêtons de raconter n’importe quoi à propos des tourbillons ! »... Il fut un temps où « Saint François-Paul, patron des vrais horlogers » [en français dans le  texte], et sans doute un peu martyr des causes perdues, ne mâchait pas ses mots. Il existait alors des espaces rédactionnels pour parler librement. Pas sûr qu'on puisse renouveler l'expérience...   ◀▶ QUAND FRANÇOIS-PAUL RÊVAIT DE MONTRES JETABLES...□□□ Retour en arrière, il y a cinq ans à peine : Worldtempus se permettait alors des contenus éditoriaux un peu décapants. …


« Arrêtons de raconter n’importe quoi à propos des tourbillons ! »...

Il fut un temps où « Saint François-Paul, patron des vrais horlogers » [en français dans le  texte], et sans doute un peu martyr des causes perdues, ne mâchait pas ses mots. Il existait alors des espaces rédactionnels pour parler librement. Pas sûr qu'on puisse renouveler l'expérience...

 
 
◀▶ QUAND FRANÇOIS-PAUL RÊVAIT DE MONTRES JETABLES...
□□□ Retour en arrière, il y a cinq ans à peine : Worldtempus se permettait alors des contenus éditoriaux un peu décapants. A quelques jours du salon de Bâle et du SIHH, Grégory Pons, qui en était le directeur éditorial, avait décidé François-Paul Journe à mettre les pieds dans le plat, en toute franchise, à propos des tourbillons et des concepts mécaniques échevelés dont les années 2000 avaient fait une spécialité. Il n'est pas inutile de relire cet entretien, daté du 26 mars 2008...◀▶
 
 
 
 
FRANÇOIS-PAUL JOURNE
« Il y a des coups de pied au cul qui se perdent ! »
 
••• A quelques jours des salons horlogers, qui vont déverser des dizaines de nouvelles complications sur le marché, il n’est pas inutile de rappeler quelques notions fondamentales de l’art horloger. Questions à François-Paul Journe sur l’utilité des tourbillons et réponses sans langue de bois du maître-horloger le plus respecté de sa génération : « Arrêtons de raconter n’importe quoi à propos des tourbillons ! »
 
 
○○○ Un premier coup de gueule à propos du double tourbillon sans aiguilles (ci-dessus) ?
□□□ François-Paul Journe : Là, on vient de franchir ce que le Canard Enchaîné français appelle le « mur du çon » ! J’ai vraiment l’impression que des gens qui ne connaissent rien à l’horlogerie se font un devoir de trouver à tout prix un « truc » original. Après la rouille, il leur faut quelque chose à mettre sous la dent d’une poignée de collectionneurs « extrêmes », un nouveau « concept » pour des clients qui n’auraient pas acheté de montre un peu spéciale depuis trois mois et qui se sentiraient en manque. Mais, après tout, pourquoi pas ? Qu’on ne vienne cependant pas me dire que cet épiphénomène est la réalité du marché : ce sont des exceptions qui confirment la règle... Pour ma part, j’ai choisi de témoigner d’une conception classique de l’horlogerie : je ne me sens pas tenu de courir au devant de toutes les avant-gardes, qui doivent absolument trouver de nouvelles idées pour ne pas se trouver noyées dans les centaines de marques qui font aujourd’hui de la « haute horlogerie compliquée ».
 
○○○ Parlons, justement, de cette « conception classique » de l’horlogerie…
□□□ F.-P.J. : Ce sont des principes horlogers qui remontent à la grande quête de la précision lancée dès le XVIIIe siècle. Sur les chronomètres de marine de l’époque et sur les régulateurs, il s’agissait d’avoir un minimum de frottements et donc de réduire au minimum le nombre des rouages intermédiaires. Il fallait donc faire « sortir » les aiguilles à l’endroit précis du mobile qui les animait : sur les régulateurs de précision, on trouve ainsi l’aiguille des heures (plus lente) au-dessus du barillet, l’aiguille des minutes au centre et l’aiguille des secondes au-dessus de l’échappement. Sur les chronomètres de marine de Berthoud, les aiguilles sont de la même manière posées sur les mobiles. C’est ce qu’on a trouvé de mieux pour limiter les frictions. 
 
○○○ Est-ce la clé du « style Journe » ?
□□□ F.-P.J. : L’esthétique de mes cadrans n’a pas d’autre justification que ces principes horlogers, qui donnent en plus une excellente lisibilité. On pourrait presque dire que la décadence a commencé en mettant l’heure au centre : on créait ainsi un renvoi esthétique, qui était horlogèrement inutile. Même une date nuit à la précision ! Avec des montres comme mon chronomètre souverain, j’essaie pour ma part de travailler dans la philosophie des montres d’observatoire et des chronomètres de marine, qui restent le b.a. ba de la précision horlogère : les pièces d’horlogerie étaient alors des instruments scientifiques dont la précision conditionnait l’avancement des connaissances. Cette quête de la précision était un absolu, qui doit encore nous inspirer.
 
○○○ Les tourbillons ont-ils permis d’améliorer cette précision ?
□□□ F.-P.J. : Non, bien sûr. Tout le monde le sait, mais personne ne le dit. Ne serait-ce que pour les questions de frottements que nous venons d’évoquer, un tourbillon règle moins bien qu’une montre simple (heures, minutes, secondes). Il n’y a aucun doute là-dessus. Alors, quand je vois qu’on cumule deux tourbillons sur une même montre, ou qu’on additionne tourbillon, quantième perpétuel et chronographe à rattrapante, les bras m’en tombent. Au XVIIIe siècle, on passait des semaines, voire des mois ou des années à régler un seul chronomètre de marine, dans toutes les positions et à toutes les températures. Les mémoires des horlogers de l’époque fourmillent de notations sur cette inlassable recherche de l’ultra-précision. Le jeune horloger qui aurait réalisé un double tourbillon aurait pris un coup de pied dans le cul !
 
○○○ Ce qui veut dire que…
□□□ F.-P.J. : Les trois-quarts des « horlogers » du XXIe siècle méritent un bon coup de pied au cul ! 
 
○○○ Mais encore ?
□□□ F.-P.J. : Soyons sérieux. C’est déjà très délicat de régler une montre avec une aiguille toute simple, ultra-légère, équilibrée. Ajouter une cage de tourbillon, cent fois plus lourde, moins équilibrée, c’est une hérésie. Aucune montre ne marchera jamais mieux avec un tourbillon.
 
○○○ Le tourbillon n’a-t-il pas été inventé pour gagner en précision ?
□□□ F.-P.J. : C’est une légende, voire une tromperie, au mieux un contresens. Abraham-Louis Breguet était obsédé par la mauvaise qualité des huiles horlogères. Avec les montres de poche de son époque, les mouvements fonctionnaient uniquement dans deux positions : verticalement ou horizontalement, droit ou à plat. Les pivots du balancier finissaient par travailler toujours sur les mêmes points de friction, ce qui faisait figer les huiles quand elles ne remontaient pas le long du pivot en désertant le point de friction. Les effets de la gravitation sur le spiral importaient beaucoup moins à Breguet que le durcissement des huiles et la non-lubrification des pivots : en faisant « tourner » l’échappement dans toutes les positions possibles grâce à un « tourbillon », Abraham-Louis Breguet obligeait les huiles à « bouger » pour bien lubrifier les pivots de l’organe réglant. Le tourbillon n’avait ainsi d’utilité que pour une lubrification optimale des pivots. C’était, à ses yeux, un système ingénieux qui présentait plus d’avantages (meilleure lubrification) que d’inconvénient (davantage de frottements).... Aujourd’hui, avec les montres-bracelets modernes, la question des huiles a été résolue et celle de la lubrification est réglée par les mouvements du poignet, qui assurent un fonctionnement des organes réglants dans toutes les positions. Le tourbillon relève donc de la pure virtuosité mécanique, mais il fait perdre de l’amplitude – et donc de la précision – à plus forte raison quand il est proposé en double, en triple ou en quadruple attelage, ce qui est une nouvelle façon de franchir le « mur du çon »…
 
○○○ Pourtant, F.-P. Journe a fait son tourbillon..…
□□□ F.-P.J. : Oui, mais en minimisant les effets négatifs sur la précision grâce à un remontoir d’égalité. Je ne dis pas d’ailleurs pas que je le referais. J’ai aussi fait une Octa chronographe, mais qui me posait de tels problèmes de précision que j’ai préféré mettre fin à l’expérience. Aujourd’hui, compte tenu des logiciels informatiques et des machines-outils de précision dont nous disposons, faire un tourbillon est loin d’être le summum du savoir-faire horloger. C’est de l’art pour l’art, et non une nécessité du point de vue de la précision horlogère : nous avons peut-être changé de logique (la quête de l’exactitude) et les montres ne servent plus seulement à donner l’heure, mais les fondamentaux n’ont pas évolué. Un tourbillon règlera toujours moins bien qu’un mouvement simple. Et ceci pour rester poli vis-à-vis des tourbillons additionnés de complications : avec le déclenchement de la rattrapante d’un chronographe, on voit pratiquement l’amplitude chuter et le balancier s’arrêter : même sans être horloger, cela se vérifie aisément sur n’importe quel banc de test Witschi. Et je ne parle pas de ces aberrations horlogères que constituent les « faux » tourbillons, dont le balancier n’est pas dans l’axe des pivots de la cage (contrairement au principe de la construction brevetée par Breguet).
 
○○○ Et sur plusieurs axes ?
□□□ F.-P.J. : C’est spectaculaire, c’est vrai, mais on cumule les difficultés et c’est pire : à la moindre erreur de pointage (on en est ici à quelques microns près), ces tourbillons multi-axes ne fonctionnent que très imparfaitement, ne serait-ce qu’à cause des engrenages d’angle et des rouages coniques. La transmission de l’énergie s’opére mal et les changements de force sont fatals à la précision dès que les tolérances les plus strictes ne sont pas respectées. Bref, ça ne fonctionne généralement pas sans le coup de pouce d’un horloger, qui peut forcer ici ou là, à l’ancienne…
 
○○○ On peut tout de même tenter d’innover dans ce domaine…
□□□ F.-P.J. : Bien entendu, et je souhaite que chacun puisse s’exprimer, mais je réclame qu’on cesse de nous raconter n’importe quoi. Certes, plus on est de fous, plus on rit. Ce qui me choque, ce sont les mensonges cousus de fil blanc, les légendes horlogères qu’on bâtit sous les yeux d’amateurs de plus en plus médusés, les mensonges qu’on empile autant que les complications. On peut faire du marketing sans contrevenir aux lois les plus élémentaires de la dynamique horlogère : une chute d’amplitude fait perdre de la précision, quel que soit le discours officiel sur les tourbillons. 
 
○○○ Parlons d’avancées comme le silicium…
□□□ F.-P.J. : [François-Paul Journe grimace] Mouais… On a testé des ancres et des roues en silicium pour F.-P. Journe : il faut en casser dix pour monter correctement un seul échappement : c’est plus fragile que du verre ! Donc, déjà, à la base, se pose un problème de production. En second lieu, c’est un problème de SAV, sauf si on veut créer des montres jetables. Je dirais que le silicium est une voie de recherches intéressantes, sur laquelle je persiste à travailler, mais cela reste du domaine de l’expérimental, notamment pour les spiraux en silicium, qui demeurent impossibles à nettoyer. Si les horlogers du XVIIIe siècle avaient utilisé des composants en silicium, nous n’aurions plus une seule de leurs montres à nous mettre sous la main. Moi, j’ai presque abandonné cette filière et j’ai tendance à penser que le silicium est plus aujourd’hui une tentation marketing qu’une voie royale pour l’horlogerie.
En revanche, je m’intéresse toujours de très près aux questions de lubrification et aux matériaux qui ne réclament pas (ou presque pas) d’huile. Quand je vois, d’ailleurs, le Swatch Group investir sur des entreprises spécialisées dans les huiles horlogères, j’ai la conviction qu’il y a là des champs d’investigation plus fructueux que le silicium. On est ici à la frontière du concept horloger absolu et définitif… 
 
○○○ Qui serait…
□□□ F.-P.J. : ...Tout simplement la montre... jetable. La montre non réparable, consommable, prévue pour un certain temps de fonctionnement sans huile, et jetable à l’issue. C’est encore le meilleur moyen de régler définitivement les questions de SAV. Est-ce aller trop loin ?
 
○○○ Pour résumer, il y a donc saint François-Paul, patron des vrais horlogers, et les autres…
□□□ F.-P.J. : Pas du tout ! Je n’ai rien contre ces autres, mais ils sont… autres. Je trouve amusants les « concepts watches » comme les « manèges enchantés » de certaines marques (je pense ici aux quatre ou cinq tourbillons sur un même cadran), mais ces pièces ne relèvent plus, à mes yeux, de l’horlogerie : on est ici dans la sculpture, dans l’art conceptuel ou dans la démonstration philosophique, mais plus dans la discipline dont les bases ont été posées par Breguet ou Berthoud.
 
○○○ L’horlogerie classique a-t-elle un avenir ?
□□□ F.-P.J. : La collection de montres n’échappe pas aux lois cycliques de la vie. Au milieu des années quatre-vingt-dix, les collectionneurs ont commencé à s’intéresser aux vrais mouvements mécaniques, alors que la plupart des marques achetaient leurs calibres chez les mêmes deux ou trois fournisseurs. Les grands amateurs européens ont privilégié les vraies manufactures et assuré le succès de maisons comme F.-P. Journe. Ce cycle européen se termine (il aura duré une douzaine à une quinzaine d’années) et les grands collections locales commencent à se disperser : beaucoup d’amateurs se reportent sur d’autres thèmes, comme l’art contemporain. Commencé plus tard, le cycle américain a peut-être déjà entamé sa descente. Très récent, le cycle asiatique est toujours en pleine ascension : certains amateurs préfèrent consommer plus vite et plus spectaculairement des montres plus extrêmes. C’est un choix, qui n’est pas le mien.... Je reste sur le marché moins euphorique de la maturité horlogère, celui des amateurs restés fidèles à la montre de qualité, mais lassés des « concept watches » éphémères : il faut à ces collectionneurs – dix fois moins nombreux, mais dix fois plus exigeants – des « vraies » montres, utiles, qui donnent l’heure avec tous les raffinements de la simplicité et de l’authenticité.◀▶
 
Propos recueillis par Grégory Pons,
relus et validés par François-Paul Journe...
 
 
 
COMMENTAIRE 2012
 
□□□ Des propos très durs, même si aucune marque n'est clairement citée [ceux qui étaient visés s'étaient alors parfaitement reconnus], des arguments très convaincants, les mots pour le dire et l'envie de le dire. C'était en 2008. Avec les ravages du médiatiquement correct, pas sûr que François-Paul Journe puisse se permettre aujourd'hui d'aller aussi loin. Pas évident, non plus, qu'il ait envie d'en dire autant : il a depuis lui-même mis de l'eau dans son vin et mis dans le commerce quelques tourbillons, quelques chronographes et quelques complications pas si intégristes que ça sur le plan mécanique. En cours de route, n'aurait-il pas perdu le feu sacré ? N'est-il pas découragé par le tsunami foudroyant de l'inculture horlogère et par la suffisance arrogante des « horlogers » [entre guillemets] qui font aujourd'hui la loi sur les marchés ? Murée dans son splendide isolement, la statue du Commandeur ne peut même plus distribuer les coups de pied au cul qui se perdent...
 
 
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