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SANS FILTRE #32 (accès libre)
« Pourquoi les horlogers suisses ont-ils eu si peur de Napoléon ? »

On ne célèbre pas tous les ans le bicentenaire de la mort d’un grand homme comme l’empereur Napoléon Ier. On attendant des marques suisses une floraison de montres qui auraient célébré cet anniversaire – surtout quand on sait le rôle joué par Napoléon dans la formation de l’unité fédérale suisse. Rien, ou si peu ! Reste à comprendre pourquoi…


Une citation très littéraire pour commencer : « Enfin, le 5, à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine. » (François-René de Chateaubriand)

Quand on voit la Suisse horlogère ne manquer à aucun prix la moindre année du Chien ou la plus banale année du Rat dans le zodiaque chinoise, on croit rêver quand on constate que pas une seule grande manufacture de tradition n’a pensé à célébrer le deuxième centenaire de la mort de l’Empereur à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821. On attendait la maison Breguet sur ce terrain : que serait devenu Louis Abraham Breguet sans la famille de l’Empereur, sans le Premier Empire, sans la cour napoléonienne et sans les élites impériales de l’époque ? Mais rien de rien, vaine attente : pas le moindre signal ne nous est parvenu de Breguet pour célébrer ce bicentenaire ! Une honte qui s’étend aux autres manufactures suisses pourtant si friandes de « métiers d’art » et toujours prêtes à commémorer n’importe quoi plus vite que leur ombre…

• On pense ici à Jaquet Droz, qui vient de rater une occasion idéale de ne pas se contenter de ses acquis…

• On aurait aimé découvrir une montre impériale de Vacheron Constantin…

• C’était un excellent prétexte pour un hommage de Cartier à la place Vendôme, symbole impérial par excellence...

• On ne comprend pas l’indifférence d’Ulysse Nardin, qui avait une carte à jouer sur ce terrain…

• Même constat pour Gucci, marque italienne qui se place d’emblée sous le signe de l’abeille impériale…

• On se demande pourquoi Louis Vuitton n’a pas eu la moindre tentation bonapartiste, ni la même audace que pour lancer la récente Tambour Carpe Diem, autrement plus clivante qu'un hommage à ce grand empereur voyageur…

• On s’interroge sur le mutisme de Chaumet, qui est peut-être la maison horlogère la plus « impériale » de toutes les références du luxe contemporain…

• C’est à croire que ni Bernard Arnault, ni François-Henri Pinault n’ont assez de fibre patriotique pour inciter leurs marques horlogères ou joaillières à marquer l’événement…

Exception qui confirme la règle : la montre Napoléon imaginée par Christophe Claret (révélation Business Montres du 5 mai, ci-dessus et ci-dessous), un tourbillon répétition minutes à automate et peinture miniature, lancé le jour même du bicentenaire, à l’heure précise de la mort de Napoléon ! Heureusement qu’il y avait un horloger [français !] pour sauver l’honneur de l’horlogerie suisse et rappeler que l’Empereur a joué un grand rôle, au moins intellectuel et moral, dans la maturation de l’unité fédérale suisse et dans l’esprit des Lumières qui a guidé la création de la Confédération. Comment ne pas se souvenir que l’essentiel de la Suisse romande était intégré à la France [Genève était alors le chef-lieu du département français du Léman] et qu’un fameux maréchal d'empire comme Berthier, bras droit de Napoléon pour les questions d’état-major, était aussi… prince de Neuchâtel ? Sans l’Empereur, la Suisse ne serait pas ce qu’elle est : un minimum de politesse aurait dû pousser plusieurs horlogers à s’en souvenir…

D’autant que Napoléon Bonaparte et sa légende sont manifestement un des « produits » historiques les plus faciles à vendre aux clients étrangers de l’horlogerie suisse : les Chinois en sont fous, les Japonais en raffolent, les Russes l’adorent, les Américains en redemandent, les Anglais en sont jalousement fascinés et les Proche-Orientaux n’en peuvent plus de rêver de ce grand homme – sans parler des chefs d’État africains. Avec quelques séries de montres en hommage à ce bicentenaire, la Suisse horlogère jouait donc gagnante sur tous les tableaux. Christophe Claret, qui a du flair, a d’ailleurs prévu d’exalter la grande légende impériale à travers une série de pièces « historiques » plus ou moins uniques du même type que son Napoléon, avec des épisodes thématiques consacrés aux grands événements de la saga napoléonienne : la campagne d’Égypte devrait intéresser quelques pétro-monarques dans les émirats, alors que l’évocation d’Austerlitz ou de la campagne de Russie s’arrachera entre oligarques russes, tandis que l’Allemagne sera émue par cet empereur qui a tant fait – sans le savoir – pour l’unité allemande. On laissera Waterloo aux Britanniques fervents de l’Empereur et le pont d’Arcole aux nostalgiques italiens [même Panerai aurait dû se souvenir des liens très forts tissés entre la famille Bonaparte et l’Italie]

Blague à part, qu’est-ce qui peut expliquer cet invraisemblable dédain des marques suisses pour le bicentenaire de la mort de l’Empereur ? C’est vrai, la nature humaine est ainsi faite que l’ingratitude est de mise chez tous ceux qui ont une dette, au moins morale, envers un grand homme, mais quand même ! Pour expliquer un tel ratage, il faut de bonnes raisons…

• On pourrait certes incriminer les ravages contemporains de l’inculture dans les classes dirigeantes de l’économie : difficile de prétendre qu’« on ne savait pas » avec tout le battage opéré par les médias, longtemps avant l’événement.

• Il est plus intéressant de se demander si, par une forme d’ignorance culturelle, cet événement n’a pas été anticipé parce que personne dans les manufactures n’en a compris la portée historique, et donc géopolitique, et à plus forte raison économique – les uns par conformisme, les autres par paresse intellectuelle, les derniers par trouille sociétale d’être en porte-à-faux par rapport aux canons du politiquement correct et de la cancel culture à l’américaine…

• Enfin, comment ne pas se poser la question de l’obsession chinoise et du sinocentrisme forcené des états-majors horlogers, pour lesquels la plus insignifiante blogueuse du Yunnan a plus d’importance que le plus célèbre des empereurs ayant jamais régné sur cette planète. Focalisés sur la seule Chine, les horlogers – qui ont pourtant eu dix-huit mois de réflexion confinée pour mener à bien un projet impérial – pourraient bien avoir oublier que les Chinois, eux, rendent un vrai culte à l’empereur et sont beaucoup plus nombreux à communier dans sa mémoire qu’à se préoccuper des montres inaccessibles qui célèbrent l’année du Bœuf ou l’année du Singe.

On se demande pourquoi les manufactures suisses disposent à présent de « directions du patrimoine », à quoi elles servent et que font concrètement leurs responsables pour faire avancer la cause des montres dans l’opinion du grand public. Quand on réalise la richesse du narratif historico-horloger qu’il aurait été possible de bâtir autour de Napoléon, cette carence suisse laisse pantois. S’il vous plaît, chers amis directeurs et chères responsables du patrimoine, un peu moins de dragons rougesd sur les cadrans et un peu plus d’aigles impériales ! On vous laisse réfléchir là-dessus…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les trente premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #30 ci-dessous)…

❑❑❑❑ SANS FILTRE #31 « Désolé, mais le compte n’y est pas » (l’ahurissante inflation de nos temps d’écran : Business Montres du 10 novembre)

❑❑❑❑ SANS FILTRE #30 « Mais veulent-ils vraiment que le salon Watches & Wonders 2020 ait vraiment lieu en 2021 ? » (Business Montres du 28 octobre)


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