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SANS FILTRE #31 (accès libre)
« Désolé, mais le compte n’y est pas » (l’ahurissante inflation de nos temps d’écran)

Si vous croyez que l’innovation technique majeure annoncée par Patek Philippe aujourd’hui aura le même goût online qu’en live, qu'elle aura la même efficacité persuasive et le même impact médiatique, c’est que vous êtes un de ces ravis de la crèche qui croient encore au Père Noël ! Ras-de-pixel : courage, fuyons le trop-plein numérique !


Aussi passionnante que soit l’attente du verdict des jurés du Grand Prix d’Horlogerie de Genève (GPHG), ce palmarès mérite-t-il vraiment 70 minutes de présence muette devant un écran ? Surtout quand on a déjà passé, dans la journée, d’autres longues dizaines de minutes en conférence Zoom avec des interlocuteurs qu’on ne peut plus rencontrer dans des bistrots [ils sont administrativement fermés] ou avec lesquels on ne peut plus déjeuner dans des restaurants tout aussi bureaucratiquement bouclés. Surtout quand il a déjà fallu appeler à l’autre bout du continent ou de la planète, toujours en FaceTime ou en visioconférence, des amis qui ne peuvent plus s’envoler vers l’Europe sans subir quarantaines et avanies sanitaires…

Ce serait presque supportable s’il n’avait pas déjà fallu endurer, la veille, sur ce même écran, quelques ventes aux enchères en ligne [les salles de vente ont été fermées au public], alors que rien ne remplace l’électricité que peut générer un marteau face à un public d’amateurs de montres de collection. Peu avant, il avait fallu endurer d’autres présentations en ligne de nouvelles collections, avec ou sans caméras haute définition, des webcasts plus ou moins professionnellement montés et des world premiere numériques qui finissent par ressembler à des parties de bonneteau au coin d’une rue. Les malheureux télétravailleurs auront explosé les compteurs de leur temps d’écran réglementaire dès les premiers jours de la semaine. Si vous croyez que l’innovation technique majeure annoncée par Patek Philippe aujourd’hui aura le même goût online qu’en live, qu'elle aura la même efficacité persuasive et le même impact médiatique, c’est que vous êtes un de ces ravis de la crèche qui croient encore au Père Noël ! Et on ne vous parle pas des heures passées à répondre à des e-mails plus ou moins indispensables et à mettre à la poubelle (numérique) des messages ineptes. Ne pas oublier qu’il y aura aussi, en matinée ou en soirée, les indispensables séances d’achats en ligne, pour se procurer tout ce qu’on ne trouve plus dans des boutiques fermées au nom d’une étouffante tyrannie sanitaire…

On l’aura compris, plus de vie sans écran, mais toujours plus et toujours plus d’écrans pour entretenir l’illusion d’une survie, même pour une communauté horlogère cimentée autour de la passion pour un produit par nature palpable et tactilement générateur d’émotions fortes : le cerveau mammifère des humains est ainsi fait qu’il a besoin de toucher [c’est un de ses cinq sens] pour éprouver des sensations. Certes, quand on connaît un tant soit peu les montres, on peut ressentir quelque chose de fort avec une image, mais rien ne remplace la prise en main d’un objet du temps, qu’il sorte ou non de l’ordinaire.

• Prenons un exemple très simple : tout amateur connaît la Monaco de TAG Heuer, chronographe popularisé par Steve McQueen lors de la sortie de son film Le Mans (1971). Cinquante ans plus tard, Steve McQueen s’est transformé en icône du XXe siècle finissant et la Monaco est devenue l’icône de l’icône. Icône au carré, donc ! Regarder sur un catalogue Phillips (qui adjugera cette montre en décembre) l’image de la Monaco que portait Steve McQueen sur le tournage du film, c’est déjà fort, mais tenir en main l’icône au cube [l’exemplaire iconique d’une icône horlogère popularisée par une icône du grand écran], c’est tout de même autre chose, ça impressionne et ça fait naître une certaine exaltation. Impossible de susciter une telle excitation avec une présentation en ligne. Rien ne remplace une expérience dans la vraie vie et l’excitation d’une montre légendaire qu’on glisse à son poignet…

• Complément utile à cet exemple très simple : quelqu’un qui ne connaîtrait pas la Monaco trouverait sans doute intéressant de savoir que Steve McQueen en a porté une sur le tournage de son film préféré (Le Mans), mais il serait relativement indifférent à la conjonction inouïe du hasard et la nécessité qui ont permis à TAG Heuer de donner naissance à cette mythologie horlogère. Si on ne connaît pas déjà les montres, les codes d’une marque, les valeurs de son patrimoine et les « briques » génétiques de son ADN, on passe largement à côté du message s’il n’est transmis que par écran ou par image : celui qui n’a pas les clés du code finit par ne plus rien déchiffrer correctement : Steve McQueen et sa Monaco n’ont plus dès lors que la froideur des tombeaux…

• On en déduira logiquement qu’un GPHG sans la houle émotionnelle et sans les applaudissements de la salle n’est plus tout-à-fait un Grand Prix de Genève, mais un spectacle de plus dans la myriade des phases spectaculaires de notre quotidien numérique. On en déduira qu’une vente aux enchères sans la tension palpable qu’une salle renvoie à celui qui tient le marteau n’est qu’un parodie marchande aseptisée. On en déduira qu’un webcast est au show promotionnel ce que la banquise est à une plage bordée de cocotiers : on ne s’y attarde pas pour rêver. On en déduira qu’une heure passée sur Zoom libère moins de paroles intéressantes qu’un quart d’heure passé à tchatcher entre copains autour d’un thé à la menthe. On en déduira… Inutile de prolonger la liste !

Dès lors, plus de doute: le numérique lisse et aplatit ; il affadit et il appauvrit quand il n’induit pas en erreur ; il mutile nos perceptions sensorielles en plus de nous ahurir et de nous abrutir, ceci dès notre plus jeune âge – on relira ici avec profit La fabrique du crétin digital (Le Seuil), où Michel Desmurget, docteur en neurosciences, souligne scientifiquement les terrifiants périls de la surconsommation numérique pour les jeunes générations : « Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle »…

Donc, pourquoi infliger aux parents ce qu’ils ne devraient pas faire subir à leurs enfants ? Désolé, mais le compte n’y est pas avec l’ahurissante inflation des temps d’écran [« ahurissante » au sens propre : « qui hébète par son côté absurde »]. Le compte n’y est plus s’il résume la passion horlogère à un nuage de pixels incapable de transmettre la moindre sensibilité et s’il rabote toute effervescence sensorielle. Il n’y est plus du tout s’il gomme toute cette densité de la pâte humaine qui faisait le charme de l’horlogerie traditionnelle, ces histoires d’hommes et femmes enracinées dans un terreau fertile en richesses mécaniques accumulées depuis quatre siècles. Cessez – cessons ! – de nous abrutir et de nous contenter des rogatons numériques qui nous crucifient dans notre inessentialité contemporaine – c’est précisément le fait qu’elle ne soit pas essentielle qui fait tout le charme, le mystère et la séduction de la montre. On vous laisse réfléchir là-dessus…

NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES

Des pages en accès libre pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les trente premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #30 ci-dessous)…

❑❑❑❑ SANS FILTRE #30 « Mais veulent-ils vraiment que le salon Watches & Wonders 2020 ait vraiment lieu en 2021 ? » (Business Montres du 28 octobre)


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