ENCHÈRES 2021 #04 (accès libre)
Seuls les crétins pensent qu’on gagne à tous les coups avec les icônes horlogères
Les ravis de la crèche le pensent aussi, mais on peut leur pardonner leur naïveté confondante, basée sur des légendes urbaines. Ce qui est inquiétant, c’est de voir des milliers d’amateurs se précipiter tête baissée sur des montres spéculatives à hauts risques. Le vintage, c’est casse-gueule ! Exemple précis et poignant avec un record du monde très démonétisé…
La plupart des amateurs, des collectionneurs, des investisseurs et des spéculateurs qui débarquent aujourd’hui dans le paysage des montres de collection – avec des moyens non négligeables – étaient encore en culotte courte en 2002, quand un certain Osvaldo Patrizzi, fondateur et animateur d’Antiquorum (alors leader mondial des enchères horlogères) adjugeait pour 6,6 millions de francs suisses (4 millions de dollars américains de l’époque, mais l’équivalent de 7 millions de francs suisses 2021 ou de 59 millions de dollars Hong Kong de 2021) une pièce unique Patek Philippe en platine de 1939 – il s’agissait qu’une référence 1415 HU (Heures universelles). Cette enchère établissait un record du monde absolu pour une montre-bracelet, au double du record du monde précédent (relire au sujet de cette séquence historique notre récent Business Montres Archives du 2 juin – accès libre).
On savait à l’époque que cette montre avait été acquise par le propriétaire coréen de la méga-firme électronique Samsung, qui l’avant rangée dans son coffre-fort. On sait aujourd’hui que, pour des raisons de succession et de délicates difficultés avec le fisc coréen, la famille de cet enchérisseur– qui détenait une collection personnelle de montres évaluée à plusieurs centaines de millions de dollars ! – a dû vendre au plus offrant [et au mieux-disant en matière de garanties sur le cash retiré de l’opération] la plus grande partie de ce « trésor de guerre ». C’est une grande partie de cette collection qu’on a vu passer sous le marteau pendant les récentes ventes aux enchères de ce printemps : Christie’s en avait acquis le monopole de dispersion. On a donc vu réapparaître à Hong Kong, le 22 mai dernier, dans la vente Christie’s consacré aux « Légendes du temps », cette même réf. 1415, considérée cette fois – non sans de solides arguments – comme datée de 1946. Rappelons que le record du monde pour une montre-bracelet vintage, établi par cette véritable légende horlogère [presque un mythe], a tenu plus de douze ans avant d’être battu par Aurel Bacs…
Personne n’avait plus jamais revu cette montre superstar depuis 2002 (c’était le lot n° 608 de la vente Antiquorum du 13 avril 2002). Chez Christie’s, en mai dernier, c’était le lot n° 2507 de la grande vente mondaine d’une soirée qui s’annonçait mémorable. Tout concourait à une autre adjudication record : la rareté absolue de cette pièce unique en platine, l’élégance de son cadran argenté, de ses chiffres arabes en platine, de ses aiguilles en platine, de son émail d’origine, de ses quarante-et-une villes de référence (en anglais) et de son mouvement Louis Cottier, en parfait état. Une notice dithyrambique dans le catalogue Christie’s et quinze photos très détaillées de la montre ne pouvaient qu’aboutir à un triomphe sous le marteau, avec une estimation très défensive située entre huit millions et vingt-quatre millions de dollars Hong Kong [rappelons que l’enchère de 2002 avait été de 59 millions de dollars HK].
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la famille Samsung n’a pas vraiment fait une bonne affaire ce soir-là chez Christie’s : cette pièce unique a été adjugée pour 14,6 millions de dollars HK, soit l’estimation moyenne, ce qui fait à peu près 1,7 millions de francs suisses. Pratiquement le quart du prix payé en 2002 en tenant de la valeur actualisée de l’enchère de l’époque. Ce qui est bien maigre pour un record du monde mythique et ce qui fait réfléchir aux fluctuations imprévisibles et irrationnelles du marché des montres de collection, qui semble aujourd’hui préférer des Rolex « industrielles » à une exceptionnelle pièce unique Patek Philippe. Pour expliquer l’insuccès flagrant de cette enchère, on peut évoquer la faible culture horlogère des enchérisseurs locaux [apparemment insensibles aux multiples charmes d’une montre aussi exceptionnelle], la surabondance de l’offre de montres légendaires au cours d’une même session d’enchères [même si le marché a visiblement très faim, inutile de lui flanquer une indigestion : on ne comprend pas ici la stratégie empressée de Christie’s, qui aurait mieux fait de diluer cette dispersion Samsung sur plusieurs saisons], voire la taille un peu trop discrète de la montre (31 mm), compensée il est vrai par l’élégante distinction de ses affichages et la qualité de son exécution, ou même le manque de bruit de fond médiatico-élitiste autour de cette pièce unique en platine [le catalogue en détaillait parfaitement tous les arguments, mais les enchérisseurs mondains les lisent-ils ?]...
Reste cette évidence : la dévaluation de facto de cette légende horlogère [le quart du prix précédent payé voici vingt ans, c’est un effondrement !] a brutalement dévalué toutes les réf. 1415 de série qui étaient en stock chez les marchands ou en collection chez les amateurs – ce qui n’est pas un bon point pour Christie’s. Cette enchère assez désastreuse, plus ou moins masquée par les différents bons scores d’autres pièces du catalogue de Hong Kong, rappellera aux ravis de la crèche que l’investissement vintage n’est pas systématiquement gagnant : combien d’actuels « records du monde » sous le marteau tiendront-ils la distance dans vingt ans ? Seuls les crétins croient que l’inflation des adjudications de ces dernières années – en grande partie explicable par l’irruption des spéculateurs chinois sur le marché du vintage – se prolongera pour les siècles des siècles : les spéculateurs sont versatiles et les cotes plus aléatoires que jamais, alors que se profilent d’éventuels retournements de conjoncture et, pour ce qui est des collectionneurs européens, la perspective de successions compliquées alors que rien ne peut garantir que les montres seront toujours, demain, ces vibrants objets du désir qu’elles ont été [qu’on se souvienne ici du marché de la philatélie, tellement spéculatif dans le passé, mais qui n’a plus aujourd’hui que des vendeurs et plus du tout d’acheteurs].
Comme l'écrivait Louis Aragon : « Rien n'est jamais acquis à l'homme : ni sa force, ni sa faiblesse ni son coeur ; et quand il croit ouvrir ses bras, son ombre est celle d'une croix ; et quand il croit serrer son bonheur, il le broie. Sa vie est un étrange et douloureux divorce... Il n'y a pas d'amour heureux. » Heureusement, on peut encore se faire plaisir dans les salles d’enchères avec des montres moins spéculatives et beaucoup plus accessibles : question de discernement, de flair, d’intuition, de chance, de culture et de plaisir carpe diem à prendre comme il se présente – l'amour, c'est tout de même plus gratifiant que le calcul rapace !
ENCHÈRES 2021(les épisodes précédents)
Dans les coulisses et sur le front des ventes aux enchères du millésime 2021, alors que le marché des montres de collection semble vouloir surpasser le marché des montres neuves…
❑❑❑❑ #03 : L’incroyable remontada horlogère de Christie’s (Business Montres du 25 mai)
❑❑❑❑ LE SNIPER DU WEEK-END : L’arbre d’un double record du monde peut-il cacher une forêt d’incertitudes ? (Business Montres du 9 mai)
❑❑❑❑ #02 : Une icône iconissime dans son préciosissime habit de lumière (Business Montres du 27 avril)
❑❑❑❑ #01 : La montre princière d’un grand maréchal peut-elle ranimer le marché ? (Business Montres du 15 avril)
❑❑❑❑ WATCH CERTIFICATE : Enfin, une certification à peu près crédible de l’authenticité des montres vendues aux enchères (Business Montres du 15 mars)