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Un marteau pour glorifier les aiguilles (Osvaldo Patrizzi)

Un article oublié, retrouvé au hasard d’une recherche en ligne : « Business Montres » venait de naître, mais ce texte a été publié à l’époque par « Série limitée », le supplément chic du quotidien économique français « Les Échos ». C’est un hommage à Osvaldo Patrizzi, l’homme qui a « inventé » les enchères pour les montres de collection. Établi en 2002, son record du monde pour une montre-bracelet vendu aux enchères a tenu près de quinze ans…


OSVALDO PATRIZZI

Les aiguilles et le marteau

Une vie à fleur de cadran, une passion au bout du poignet. Fondateur et animateur d'Antiquorum qui fête ses trente ans cette année, Osvaldo Patrizzi fait tomber sous son marteau les records d'enchères pour les plus belles montres du monde.

C'est l'histoire d'un Italien un peu froid, forcément milanais, né en 1945 et que l'on envoie en pension, dans un collège suisse, dès l'âge de 6 ans. De retour en Italie, à 11 ans, il agace beaucoup sa mère en ne cessant de démonter tous les réveils de la maison. Quand son père meurt, il n'a que 13 ans : sa mère le place en apprentissage chez un horloger. Quatre ans plus tard, Osvaldo, jeune horloger surdoué, décide de créer son propre atelier pour réparer pendules et horloges. À l'approche de la soixantaine, Osvaldo Patrizzi est resté le bel Italien longiligne de sa jeunesse : grand, mince, toujours élégant dans ses vestes Brioni et les costumes qu'il commande aux meilleurs maîtres tailleurs de Hong Kong.

Derrière son établi, le jeune Milanais s'est trouvé un destin. Sa réputation s'étend très vite. Il rachète des vieilles pendules à Paris pour les revendre à Rome. L'Association des antiquaires italiens en fait son expert pour l'horlogerie ancienne. Il ouvre une seconde boutique au début des années 1970 et rencontre un autre passionné d'horlogerie, Gabriel Tortella, restaurateur aussi, mais dans un restaurant. Ils décident de tenter leur chance à Genève avec des ventes aux enchères d'horlogerie ancienne : « En 1973, il était beaucoup plus facile de s'installer en Suisse qu'en Italie où sévissait un absurde contrôle des changes. »

Le 7 octobre 1974, leur première vente aux enchères est une vraie commedia dell'arte. Patrizzi ne parle pas un mot de français, Tortella à peine plus. Nos deux Italiens à la raison sociale inconnue (Galerie genevoise d'horlogerie ancienne, qui deviendra Antiquorum en 1981) sont flanqués d'un improbable « expert » égyptien muet de panique face au public genevois. Surprise ! Les deux cents lots partent, pour près de deux millions de francs suisses. Leur bonne idée : un catalogue, bricolé avec un copain photographe, qui présente chaque objet avec sa photo et une notice détaillée. Tortella dit encore de son ex-associé : « Malin comme un singe et droit comme un Allemand. » Un compliment quand on parle d'un Milanais...

Personne n'imagine alors que l'horlogerie suisse va affronter la plus terrible crise de son histoire. Les Européens travaillent depuis les années 1920 sur les montres à quartz et les premiers mouvements miniaturisés voient le jour en 1967. Les marques suisses vendent alors ces montres à quartz plus cher que les montres de luxe. Fatale erreur de marketing. Quand, à la fin des années 1970, les Japonais parviennent à produire ces mouvements électroniques à des prix de plus en plus écrasés, le quartz inonde la planète. L'industrie horlogère suisse se meurt. Les manufactures ferment. Dans les vallées horlogères, on jette à la poubelle des milliers de mouvements mécaniques. Les écoles d'horlogerie ferment. Les maîtres horlogers partent à la retraite sans être remplacés. Il faudra le coup de génie - de « folie », à l'époque - d'un certain Nicolas Hayek, créateur de la Swatch (en 1982), pour sauver le savoir-faire helvétique.

Mais Osvaldo Patrizzi, passionné de beaux mouvements, refuse la fatalité. Il rachète à bas prix ce qu'il trouve de belles montres mécaniques et de mouvements à complication et les fait réparer par des inconnus (devenus célèbres depuis) : Franck Muller, Roger Dubuis, Antoine Préziuso, Philippe Dufour ou Michel Parmigiani. Ce dernier, un ami de trente ans, explique : « Par ses connaissances et sa persévérance, c'est le vrai promoteur de l'art horloger. Il a créé un standard professionnel avec des catalogues dont il a fait des guides attractifs, chatoyants et poétiques. »

En 1979, commissaire-priseur débutant, Osvaldo Patrizzi organise une vente aux enchères de montres-bracelets. Une première dans l'histoire horlogère. À part lui, qui peut croire qu'on trouvera des amateurs pour enchérir sur des produits aussi « ringards » que les montres mécaniques ? La conviction et l'intuition payent. Les chronographes mécaniques Patek Philippe se vendent 50 % plus cher chez lui que dans la boutique de Genève qui n'osait même plus les proposer à ses clients. La montre-bracelet peut (re)devenir un des objets fétiches de notre modernité. Dans la foulée, Osvaldo Patrizzi invente les premières ventes aux enchères « thématiques », consacrées à une seule marque. Certains de ses catalogues sur Breguet, Rolex, Patek Philippe (ci-dessus) ou Longines font date. Il publie d'épaisses monographies, largement illustrées et documentées, sur les marques préférées d'enchérisseurs comme Patek Philippe ou Rolex. Et il lance la mode des chronographes Rolex Daytona qui finiront par se vendre plus cher d'occasion que neufs. Le musée Patek Philippe doit beaucoup à Antiquorum, qui ratisse le monde entier à la recherche de belles pièces oubliées. C'est chez lui que Nicolas Hayek constitue, sans lésiner, le futur musée Breguet.

Ses secrets : d'abord, beaucoup de travail. « C'est une force la nature, capable de revenir de Hong-Kong le matin pour repartir à New York l'après-midi s'il sait y trouver une pièce rare », raconte l'expert international Jean-Claude Sabrier qui l'a longtemps secondé avant de devenir responsable du patrimoine chez Breguet. Capable aussi de ramener un précieux cartel Louis XV des États-Unis, en bagage cabine. « Il est infatigable, increvable, aussi dur pour lui que pour ceux qui essaient de le suivre », confirme Arnaud Tellier, ancien « élève » de Patrizzi chez Antiquorum et actuel conservateur du musée Patek Philippe, à Genève. Quelque cinq mille montres passent chaque année entre les mains d'Osvaldo Patrizzi, soit cent cinquante mille depuis la fondation d'Antiquorum, il y a tout juste trente ans. « Il a un excellent œil, reprend Jean-Claude Sabrier. Il discerne au premier regard l'intérêt technique et "commercial" d'une pièce et il saura la mettre en valeur pour les amateurs du monde entier dont il connaît les collections et les... faiblesses secrètes ! »

Un sauveur de la montre ancienne, comme Nicolas Hayek a sauvé l'industrie horlogère ? Le parallèle n'est pas inconvenant. C'est bien lui qui a réinventé le marché de la montre de collection en éduquant les amateurs par ses catalogues et en les rassurant par la progression régulière des enchères. Lui-même admet : « Les montres-bracelets sont aujourd'hui considérées comme des œuvres d'art. À l'égal des peintures ou des sculptures, elles ont leurs grands et leurs petits maîtres, leurs valeurs-refuge et leurs cotes spéculatives. » Témoins, les records de ces dernières années : une Patek Philippe World Time (fuseaux horaires) en platine de 1939 est partie pour 4,5 millions d'euros [6,6 millions de francs suisses de l’époque : ci-dessous et en bas de l'article]. Record du monde pour une montre-bracelet. Même prix pour une montre de poche Patek Philippe Calibre 89. Un manuscrit de quarante pages de la main Abraham-Louis Breguet a atteint 250 000 euros. Un chronographe Rolex Daytona au cadran rouge vif a dépassé les 300 000 euros. Après la vente, un vieil horloger mexicain a raconté que, dans les années 1970, les concessionnaires Rolex offraient en prime ces Daytona invendables aux acheteurs d'autres modèles !

Vente record aussi à 450 000 euros pour une montre Vacheron Constantin. « Les amateurs se focalisent sur cette marque maintenant que les Patek Philippe sont devenues inabordables. La cote va exploser », pressent Osvaldo Patrizzi. Les spéculateurs misent sur l'envolée des prix en 2005, année du 250e anniversaire de la manufacture. De fait, toutes les griffes de luxe rachètent aujourd'hui un passé qu'elles n'estiment plus du tout dépassé. Les belles montres disponibles sont rares et les amateurs toujours plus nombreux, par la magie de la mondialisation et du high-tech qui permet d'enchérir par téléphone mobile ou par Internet. En bonne logique, les prix ne devraient plus cesser de monter, pour les pièces exceptionnelles comme pour les montres plus récentes.

Autre secret de l'animateur d'Antiquorum : son business model « générationnel » qui rebat les cartes tous les trente ans. Ses acheteurs des années 1970 arrivent à l'âge où ils songent à la transmission de leur patrimoine. Les montres sont idéales, tant pour désinvestir discrètement – les clients d'autrefois remettent aux enchères ce qu'ils ont acquis, plus-values à la clé – que pour les héritiers, qui réinvestissent sur les montres, valeurs plus « liquides » qu'un immeuble. Et l'on profite plus de sa montre que d'une ligne de stock-options. Cette rationalité n'exclut pas les coups de coeur.

Osvaldo Patrizzi se souviendra longtemps de l'émotion qui l'a saisi au Japon voici deux ans. Alors qu'il présentait à Tokyo une montre émaillée montée en amphore et dotée d'un mouvement à automates, une aïeule japonaise lui a dit avoir hérité de son vieux mari d'une pièce identique à cette amphore, probablement fausse. Elle ne l'était pas. C'était le pendant de la montre présentée qui manquait à la paire d'origine. Les deux amphores n'avaient pas été réunies depuis leur vente, en 1805, à un empereur chinois ! La pièce a atteint les 2,7 millions d'euros. Autre moment fort : l'adjudication de la fameuse Patek Philippe, record du monde à plus de 4 millions d'euros, presque trois fois l'estimation. Passé le million et demi d'euros, il ne reste que trois amateurs pour surenchérir. Par paliers de 15 000 euros, les 3 millions sont en vue. Osvaldo Patrizzi, sur un nuage, n'a pas un souvenir très précis de la suite. Le dernier compétiteur calera peu après quatre millions. L'identité de l'acheteur de la montre la plus chère du monde –probablement un Asiatique – est restée mystérieuse [Note 2021 : on peut avouer aujourd’hui qu’il s’agissait du milliardaire coréen qui était propriétaire de la marque Samsung]...

Le travail, la vision, la chance parfois, mais surtout la passion : on ne devient pas leader mondial de la montre de collection sans avoir le feu sacré. « Il a réussi à devenir une référence mondiale d'abord parce qu'il avait la passion des belles montres. Peut-être aussi parce qu'il était Italien et qu'on trouve les plus belles collections horlogères du monde en Italie ! », relève en souriant Franco Cologni, le « pape » de l'horlogerie au sein du groupe Richemont. Sur ce créneau des montres de collections, Antiquorum vend aujourd'hui les trois quarts des montres de collection négociées sur la planète, loin devant ses concurrents les plus célèbres du monde des enchères...

De quoi rêve donc Osvaldo Patrizzi quand il n'étudie pas une montre ? De musique ! Il se serait bien vu en pianiste de concert ou en chef d'orchestre à La Scala de Milan. Son sourire s'illumine quand il entend chanter Mozart, Puccini ou Verdi. Sa femme, Kathryn, une gemmologue d'origine américaine (ci-dessus), spécialiste de l'Art déco, lui a bien offert un piano, mais il reporte toujours au lendemain son apprentissage de virtuose. Tous deux se consolent à bicyclette, en kayak ou en snowboard quand vient l'hiver. Pour le reste, « Osvaldo est l'homme le plus romantique que je connaisse. Je ne peux pas imaginer une vie meilleure que celle que je vis avec lui », explique-t-elle avec une candeur très américaine. « Avec le charme qu'il a, il aurait pu séduire toutes les femmes, conclut un Franco Cologni un rien jaloux, mais il a sacrifié ses passions amoureuses à sa passion des montres. »

Grégory Pons

❑❑❑❑ SON RESTAURANT PRÉFÉRÉ :
Le Cipriani, à New York, où il déguste son plat préféré : l'espadon à la mexicaine, arrosé de Nero Davola, un vin de Sicile (Vanderbilt Avenue (Midtown East/Murray Hill et 44e Rue) Tél. 212 973 0999. www.cipriani.com

❑❑❑❑ TEXTE ORIGINAL : Les Échos (10 décembre 2004)


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