WONDER WEEK 2015 #10 : Le réel a bien eu lieu, mais les marques de haute horlogerie semblent vivre sur une autre planète que la nôtre...
Le 25 / 01 / 2015 à 08:09 Par Le sniper de Business Montres - 3259 mots
« Chérie, j'ai rétréci la cible » ! Bien anticipée ici même, la crise horlogère est là et le réel a fini par imposer sa sanction. Problème : hier, les manufactures suisses créaient des montres pour une élite internationale de clients raffinés. Aujourd'hui, elle ne cible plus qu'une classe de milliardaires capricieux et d'oligarques incultes...
▶▶▶ PERSPECTIVES 2015Plus bling …
« Chérie, j'ai rétréci la cible » ! Bien anticipée ici même, la crise horlogère est là et le réel a fini par imposer sa sanction. Problème : hier, les manufactures suisses créaient des montres pour une élite internationale de clients raffinés. Aujourd'hui, elle ne cible plus qu'une classe de milliardaires capricieux et d'oligarques incultes...
▶▶▶ PERSPECTIVES 2015Plus bling que moi, tu meurs ! Plus cher que moi, tu crèves de jalousie... ◉◉◉◉ PARFOIS, C'EST TERRIFIANT ! Les nouvelles en provenance de la planète se fraient un chemin sur les écrans de notre quotidien : en pleine grand-messe du SIHH, avec flûtes de champagne et sushis à tous les comptoirs, voici que nous arrivent des images atroces d'Ukrainiens de l'Est bombardés comme de vulgaires Syriens, des reportages sur des foules enragées par les caricatures de leur prophète, des informations sur les réfugiés qu'on naufrage sur des cargos rouillés au sud de la Méditerranée, des documentaires sur les mineurs de diamants clandestins qui risquent leur vie dans des terriers africains pour une poignée de centimes. Les économies développées sont à bout de souffle, celles des économies toujours en voie de développement peinent à honorer leurs promesses de croissance. Les peuples connaissent un mal-vivre grandissant avec des revenus de plus en plus incertains. Quand ils ne sont pas laminés par la crise, les Occidentaux le sont par le doute identitaire. Les guerres civiles, les terrorismes de toutes obédiences, les conflits religieux, les organisateurs mafieuse et les Etats voyous créent une insécurité qui interdit le tourisme dans plus de la moitié des pays de cette planète. - Blade Runner (pour ceux qui n'auraient pas reconnu)
◉◉◉◉ QUI S'EN EST APERÇU DANS LA SUISSE HORLOGÈRE ? Show must go on à Genève ! La Chine et la Russie dévissent, alors que le Japon fait naufrage, quand l'Europe se désespère et que la reprise américaine relève plus du voeu pieux que de la confiance dans le dollar. Qui croit vraiment que les réalités du terrain correspondent aux statistiques d'exportation de montres qui font le bonheur des poètes sémanticiens de la Fédération horlogère ? Apparemment, tout le monde, puisque pas une voix discordante n'est venue troubler l'unanimisme satisfait toujours de rigueur après les salons genevois : ceux qui niaient la moindre crise en 2014 reconnaissent enfin que l'année a été chahutée, mais ils nous affirment que tout ira pour le mieux dans le meilleur des montres en 2015. Ils refusaient publiquement de croire au moindre problème sur le marché chinois, mais ils s'efforcent aujourd'hui de trouver des poches de croissance alternative. Ils se moquaient des smartwatches qui prétendaient concurrencer les belles montres de haute horlogerie suisse, mais ils font désormais preuve d'une fébrilité suspecte à ce sujet. Business as usual ! Oui, mais pour combien de temps avant le grand chambardement ? ◉◉◉◉ LE RÉEL EST DE RETOUR ! Jusqu'à l'année dernière, les marques avaient le prétexte de marchés émergents à servir en priorité, là où les rituels de la corruption, l'exploitation des uns par les autres et les rapines de l'accaparement des biens publics rendent l'argent facile et abondant. On a donc pu non seulement augmenter de façon aberrante (110 % en moyenne depuis l'an 2000 : voir ci-dessous – PDF à télécharger ICI), mais surtout en proposer d'autres – toujours plus nouvelles, toujours plus nombreuses, toujours plus coûteuses – à des tarifs indécents que les non-initiés ont du mal à imaginer et avec des complications que même les initiés renoncent à comprendre ou à s'expliquer (voir les propos de Franco Cologni : Business Montres du 19 janvier). Tout ça, c'était avant. Impossible de considérer que, pour 2015, le paysage n'a pas définitivement changé : le réel a eu lieu, comme disent les philosophes. Impossible de ne pas reconnaître que, depuis deux ans, les lecteurs de Business Montres ont été largement prévenus et informés de cette renverse des marées. Ils ont entendu – à défaut de l'avoir écouté et compris – notre sirène d'alarme, actionnée régulièrement pour anticiper la fin du mirage chinois [notre pronostic sur le néo-maoïsme anti-luxe occidental de Xi Jinping, de même que le retour à l'austérité prolétarienne, n'a pas changé], les dangers de la nouvelle géopolitique mondiale [la question ukrainienne a fait chavirer le porte-avions russe ; le pourrissement du Proche-Orient va finir par menacer les pétro-oligarchies qui assuraient nos fins de mois], le lancinant réveil des religions [quand faudra-t-il enlever la croix des logos horlogers ?] ou l'irréversible mutation sociale qui change l'attitude des nouvelles générations face au luxe. S'ils ont compris (pas sûr !) ces changements de paradigmes, les horlogers suisses n'ont pas appris à manoeuvrer pour s'y adapter. Rien n'a changé... - CAGR = Compound annual growth rate ou taux de croissance annuel moyen.
◉◉◉◉ EN 2015, ON BOURRE AUTANT LES TIROIRS des détaillants qu'en 2010 ou en 2012. Si on a fermé des boutiques, on a continué à en ouvrir autant pour cause de globalisation et d'adaptation à des nouveaux flux touristiques que tout annonce pourtant aléatoires [un coup d'ascenseur sur le franc suisse et 50 000 Chinois annulent leur shopping à Lucerne]. Les goûts des bons clients ne sont plus ce qu'ils étaient, surtout ceux de la nouvelle « classe moyenne » asiatique, très différente des exigences prêtées aux capricieux et cupides oligarques communistes, enrichis par l'exploitation de la main-d'oeuvre locale. Les marques continuent pas moins à pratiquer un bling-bling de plus en plus choquant à des prix de plus en plus indécents. ◉◉◉◉ AU LIEU DE FREINER LA PRODUCTION et de profiter de cette pause des marchés pour réfléchir et refonder l'outil industriel, on a continué à mettre les fournisseurs sous pression et à forcer la main des détaillants. Il fallait à tout prix préserver les marges, non pour investir dans la R&D ou dans l'intelligence économique, mais pour verser des dividendes encore plus substantiels aux actionnaires tout en s'octroyant des salaires mirifiques [le standing des parkings horlogers témoigne d'une impressionnante montée en gamme]. Quand on travaille dans le luxe, la maladie la plus endémique est de se prendre pour son client : puisqu'on ciblait les néo-milliardaires de la globalisation, autant les imiter. Autant vivre comme eux quand on vit grâce à eux (ci-dessous : Hainan, l'île aux trésors des néo-milliardaires chinois). Le fantastique effet d'aubaine du coupage euro-franc suisse n'a pas profité à la branche : il a été accaparé par une élite prédatrice, qui préfère procéder à de nouvelles augmentations de prix plutôt que de sacrifier ses marges et – encore plus hallucinant ! – qui propose à ses fournisseurs, déjà asphyxiés, de baisser leurs prix de 20 % pour éviter d'avoir à augmenter les siens (Chopard : Business Montres du 23 janvier). ◉◉◉◉ SUR QUELLE PLANÈTE VIVENT DONC LES OLIGARQUES de la haute horlogerie ? On ne va pas jeter la première pierre à Richard Mille, qui a toujours pratiqué le prix astronomique de la montre comme référent majeur de l'ostentation sociale tout aussi astronomique et de l'égo de son porteur : jusqu'ici, ça lui a réussi, mais au prix d'un ciblage toujours plus étroit de ses montres, focalisées sur la demande de quelques centaines de milliardaires pour lesquels le renchérissement du franc suisse n'a effectivement aucune importance. Alors, dans cette configuration, 1,56 million d'euros (dollars ou francs suisses, c'est pareil !) pour une RM 056 à boîtier saphir, c'est l'extravagance assumée qui crée des dizaines d'emplois dans les vallées. 500 000 euros pour une fleur de magnolia animée : il y aura forcément dans le monde vingt créatures qui s'en feront offrir une par leur protecteur doré sur tranche. Néanmoins, la question se fait lancinante : ces horlogers vivent-ils sur la même planète que la nôtre ? Plus d'un million pour une Greubel Forsey hyper-technique, parfait pour la R&D, mais est-ce un prix capable de rendre une marque crédible sur le long terme ? 730 000 euros pour une A. Lange & Söhne dont le seul apport est de sonner toutes les dix minutes plutôt que tous les quarts d'heure : on se demande qui est sonné ! 270 000 euros chez De Bethune pour des rondelles sculptées à l'effigie des signes du zodiaque européens, 250 000 euros pour le squelette d'un double tourbillon chez Roger Dubuis : si c'est le meilleur moyen de faire de la marge, n'est-ce pas le meilleuraussi moyen de rendre les belles montres définitivement marginales ? On pourrait multiplier les exemples de prix aberrants compte tenu du climat socio-économique occidental – et même du contexte réel des marchés asiatiques... ◉◉◉◉ QUI PEUT CROIRE QUE LES AMATEURS VONT SE PASSIONNER pour la virtuosité ultra-mécanique de certains mouvements, qui empilent à l'envie les complications au risque de provoquer une nausée instinctive ? On nous assure ainsi que les phases de lune du Duomètre Sphérotourbillon Moon de Jaeger-LeCoultre – montre extraordinaire par ailleurs – seront précisément marquées pendant 3 887 ans (en bas de la page) : bravo, mais cela peut-il émouvoir ou convaincre de craquer pour la montre ? Panerai nous bluffe avec son équation du temps [achetée sur étagère] dans une montre de plongée qui n'est d'ailleurs étanche qu'à 50 m et qui n'est donc pas une.. montre de plongée, mais on est aux frontières du foutage de gueule : à quoi peut bien servir de connaître le vrai lever et le vrai coucher du soleil sur une montre à vocation théoriquement subaquatique ? Les mauvaises langues diront que c'est seulement pour justifier un prix stratosphérique, déjà revu à la hausse par le tourbillon embarqué dans cette PAM 36500 (ci-contre). C'est ce qu'on appelle une aberration chromosomique – définition scientifique d'une montre qui serait trisomique ! En parlant d'équation du temps, complication mécanique beaucoup moins compliquée qu'elle n'en a l'air [mais seuls les initiés le savent, puisqu'on en maîtrisait déjà la précision au XVIIIe siècle], une telle subtilité s'imposait-elle chez Greubel Forsey, un prix d'autant plus démentiel qu'il s'agit d'un boîtier en platine (ci-dessous) ? On peut considérer que la marque a besoin de vendre davantage de montres, à des prix plus accessibles, et non davantage de quasi-pièces uniques, à des tarifs pour nababs pétro-fortunés. À propos, les clients connaissent parfaitement le cours du platine, en nette baisse depuis 2014 : inutile de prétexter le prix de ce métal pour argumenter sur le prix de la montre... ◉◉◉◉ PRISONNIER DE LEUR LOINTAINE GALAXIE, loin, très loin de la nôtre, les horlogers n'ont visiblement pas repéré, ni même soupçonné la bascule de leurs certitudes antérieures. Ils ont perdu le contact avec leurs clients traditionnels (les élites occidentalisées) sans comprendre que leurs nouveaux clients asiatiques n'aimaient pas forcément les montres, ou les mécaniques du temps, mais plutôt la symbolique sociétale d'opulence et de culture attachée à ces montres. Ils ne recherchaient pas de beaux objets du temps, mais l'ostentation publique attachée au prix de ces objets du temps. L'austérité néo-prolétarienne de l'ère Xi Jinping et la lutte anti-corruption ont brusquement démodé ce tropisme vers les montres suisses, réflexe conditionné qui aura donc polarisé l'essentiel de la production et de la communication horlogères depuis cinq ans – le temps d'une bulle spéculative, aujourd'hui affaissée. De même qu'ils n'avaient pas anticipé la nouvelle demande des marchés émergents [en maintenant leur appareil de production dans une sous-capacité choquante], les manufactures suisses n'ont pas imaginé l'explosion en vol de cette bulle, qui les laisse aujourd'hui sur le sable, comme des poissons qui auraient manqué l'heure de la marée basse. À force de ne plus s'adresser qu'à un cible hyper-restreinte de milliardaires de la globalisation, incultes et faciles à berner par un storytelling habile, pour lesquels le contenant compte plus que le contenu, les marques ont perdu le contact avec leur territoire de légitimité géographique et avec leur public naturel de référence : l'histoire du luxe européen, horloger ou non, est une nécropole de marques qui ont choisi d'opter, au mauvais moment, pour une éco-niche de clientèle trop spécialisée – on peut analyser ce phénomène en termes d'impasse évolutive. ◉◉◉◉ QUI PEUT AUJOURD'HUI RESPECTER DES MAISONS qui ont délibérément tourné le dos aux clients européens qui avaient fait leur fortune, pour ne plus se consacrer – l'évolution sinocentrée des collections en témoigne – qu'aux seuls acheteurs asiatiques d'emballer la machine à cash ? À trop abuser du soleil dans les destinations exotiques, on attrape des cancers qui deviennent inguérissables. Certaines marques ne s'en remettront jamais, et leurs patrons sont (seront) condamnés à quitter définitivement le devant de la scène. Le soleil de l'horlogerie somptuaire s'éteint et seules les marques visionnaires survivront. À l'aune de ce retour au réel, le déchaînement récent à propos des « métiers d'art » devient pathétique : trop et trop tard ! Il n'y a pas là de quoi réanimer la flamme des derniers amateurs européens, que les nouveaux prix post-franc fort vont un peu plus rebuter. Tout aussi léthal, le retour des vaches maigres va assécher les budgets promotionnels, ce qui va réduire d'autant la « part de marché médiatique » des montres traditionnelles, au moment où les smartwatches vont occuper tout le devant de l'attention publique en 2015... ◉◉◉◉ SUR QUELLES VALEURS FONDER UN RETOUR EN GRÂCE pour des marques qui ont abusé de drogues dures comme les profits faciles, la croissance à deux chiffres sans effort commercial, la faiblesse irréelle du franc suisse, le bullshit marketing ou la position dominante comme seul argument d'autorité ? Face aux montres connectées, qui peuvent durablement démonétiser l'horlogerie traditionnelle [nous maintenons notre pronostic initial d'une division par deux des volumes actuels avant dix ans], l'industrie des montres ne s'en tirera que par une explosion de créativité [ce qu'il ne faut pas traduire par « concepts mécaniques aberrants »] capable d'accompagner une nouvelle demande d'objets du temps émotionnels et par une révision déchirante de ses procédures de travail (réorganisation de la production, création de nouveaux réseaux de distribution, définition de canaux de communication adaptés, etc.), le tout avec le souci de maintenir des prix décents pour une offre qui ne doit plus jamais relever de la rançon. D'AUTRES SÉQUENCES RÉCENTESDE L'ACTUALITÉ DES MONTRES ET DES MARQUES...