WONDER WEEK 2015 #8 : Pour le designer Emmanuel Gueit, les marques se foutent de la gueule du monde (et Audemars Piguet de la sienne)
Les marques n'ont rien compris au fact checking : leur inculture patrimoniale est sidérante. Un bon exemple de bullshit dans une vitrine Audemars Piguet au SIHH... ▶▶▶ AUDEMARS PIGUETMais non, la Millenary n'a rien à voir avec le regretté Gérald Genta ! ◉◉◉◉ INTERNET MET TOUTES LES SOURCES DE DOCUMENTATION à portée de …
Les marques n'ont rien compris au fact checking : leur inculture patrimoniale est sidérante. Un bon exemple de bullshit dans une vitrine Audemars Piguet au SIHH...
▶▶▶ AUDEMARS PIGUETMais non, la Millenary n'a rien à voir avec le regretté Gérald Genta ! ◉◉◉◉ INTERNET MET TOUTES LES SOURCES DE DOCUMENTATION à portée de clic : comment oublier que nous vivons à l'heure de l'intelligence collaborative [ensemble, nous arrivons à tout savoir à tout moment] et d'un fact checking (« re-vérification des faits évoqués ») qui repasse à la moulinette critique les moindres assertions. Tous les hommes politiques se sont laissés piéger et ils sont devenus méfiants. Seules les marques – notamment les marques horlogères – ignorent encore dans quel monde tâtillon nous vivons et quel point chacun de leurs éléments de langage est à présent passé au scanner. Hier, Business Montres (22 janvier) expliquait comment Jérôme Lambert a passablement freiné les ardeurs historiques de Montblanc, qu'il préside, à propos de l'invention du chronographe par Nicolas Rieussec : plus personne n'y croyait, autant ne pas s'engluer dans des polémiques inutiles qui n'apportent à la marque, sinon des sourires narquois et apitoyés. Business Montres expliquait aussi comment la maison Perrelet, pourtant durement étrillée par les historiens, s'attachait désespérément – au lieu de tout focaliser sur Louis Frédéric Perrelet, horloger génial – à son « mythique fondateur », Abraham Louis Perrelet, tellement mythique qu'on ne connaît aucune montre, ni aucune image de lui, et pas même un document d'état-civil probant. Aussi génial soit-il dans le storytelling, même Jean-Claude Biver ne parviendrait pas aujourd'hui à nous persuader que la belle histoire Blancpain telle qu'il la racontait est autre chose qu'un des nombreux contes et légendes de l'horlogerie. 
◉◉◉◉ CECI POUR LES GRANDS ANCÊTRES. Ce qui est choquant, c'est de voir les marques réécrire l'histoire immédiate pour la transformer en chewing-gum insipide à usage des blogueurs chinois, qui restent d'une impavide crédulité. C'est un tweet d'Emmanuel Gueit (ci-contre), le designer star de la Royal Oak Offshore (icône Audemars Piguet lancée en 1993, qui a attiré notre attention (ci-dessus). Il est aussi le créateur de la Millenary, dessinée en 1993 et lancée en 1995 – on fêtera cette année les vingt ans de cette montre, mais personne ne semble chez Audemars Piguet vouloir fêter cet anniversaire. Curieusement, dans une vitrine Audemars Pigueut du SIHH, on nous signale – c'est ce que rappelle le tweet – que « les designers de la Millenary ont fondé leur travail sur un dessin de Gérald Genta ». Paix aux cendres de l'excellent Gérald Genta, auquel Audemars Piguet doit déjà la première Royal Oak, et c'est vrai qu'il a beaucoup dessiné pour beaucoup de marques, mais n'allons pas troubler son dernier sommeil en lui attribuant une Millenary qui ne lui doit rien. Emmanuel Gueit confirme que l'idée d'une montre ovale est née d'un coup de crayon... qui dessinait un cercle et qui a dérapé. Stephen Urquhart (actuel président d'Omega, qui dirigeait alors Audemars Piguet) est prêt à témoigner que Gérald Genta n'arien à voir avec le dessin des premières Millenary et même que c'est bien Emmanuel Gueit qui a dessiné le logo Millenary, tel qu'il figure toujours au dos de la montre... ◉◉◉◉ POURQUOI DES ERREURS AUSSI GROSSIÈRES ? Emmanuel Gueit, qui a dessiné depuis des dizaines de montres, pour les plus prestigieuses manufactures, a sa petit idée sur la question : « Obsédées par les profits et par la pression commerciale qu'elle se mettent, les marques oublient qui elles sont et d'où elles viennent. La haute horlogerie subit une impressionnante perte de substance et ça commence à bien faire. On se fout de la gueule du monde : l'incompétence des services marketing devient un problème pour les amateurs. Plus personne, dans les marques, n'a la moindre idée de l'ADN et des codes génétiques propres à chaque maison. On a passé l'histoire par pertes et profits. C'est effrayant, surtout pour des marques comme Audemars Piguet, qui tirent leur légitimité d'un patrimoine aussi riche qu'ancien. Du coup, faute de colonne vertébrale historique, les créations partent dans tous les sens : je me suis aperçu que plus personne ne savait plus, chez Audemars Piguet, la date de lancement de la première Royal Oak Offshore (1993), modèle qui fait pourtant partie des vaches à lait de la maison. Pourquoi aller raconter de telles âneries à propos de Gérald Genta et de la Millenary (en bas de la page) ? Je me souviens que, en arrivant chez Audemars Piguet, j'avais commencé – et on m'y avait incité – par consulter tous les dossiers et tous les livres qui concernaient les créations de la marque. J'ai l'impression que les nouveaux communiquants et les nouveaux responsables produits ont perdu ce réflexe élémentaire. C'est affligeant, mais aussi effrayant...» ◉◉◉◉ FACT CHECKING INUTILE APRÈS CES PROPOS, les témoins de l'anecdote sont toujours vivants. C'est une bonne leçon pour les marques qui prétendent être, ici ou là, les inventrices de la légende horlogère. Prochain exemple : on se demande pourquoi Breitling affirme de façon aussi péremptoire que Breitling a créé, il y a un siècle, « le premier poussoir de chronographe indépendant (1915). » C'est très sympathique de fêter les grands anniversaires de son patrimoine, mais il est totalement contre-performant de raconter n'importe quoi en croyant mieux faire...
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