1983-2013 : Trente ans plus tard, François-Paul Journe a-t-il encore quelque chose à nous dire ?
Le 26 / 11 / 2013 à 06:51 Par Le sniper de Business Montres - 3263 mots
Défricheur de la révolution mécanique des années 1980-1990, le Marseillais François-Paul Journe avait réappris les codes de la belle horlogerie à des Suisses qui ne juraient que par le quartz. Il avait même réhabilité l'esprit des manufactures du passé en séduisant une nouvelle génération de collectionneurs. Où sont passés cet esprit pionnier et cette créativité ?
▶▶▶ LA MANUFACTURE F.P. JOURNE À LA CROISÉE DES CHEMINS« Le Breguet de la fin du XXe
Défricheur de la révolution mécanique des années 1980-1990, le Marseillais François-Paul Journe avait réappris les codes de la belle horlogerie à des Suisses qui ne juraient que par le quartz. Il avait même réhabilité l'esprit des manufactures du passé en séduisant une nouvelle génération de collectionneurs. Où sont passés cet esprit pionnier et cette créativité ?
▶▶▶ LA MANUFACTURE F.P. JOURNE À LA CROISÉE DES CHEMINS« Le Breguet de la fin du XXe siècle », vraiment ? ◉◉◉◉ C'était du temps où François-Paul Journe avait tout juste : la pratique de la restauration des montres et des horloges du passé lui avait « fait » l'oeil en même temps que la main – et même le cerveau puisque la fréquentation des grands maîtres de la tradition permet de retrouver et de comprendre leur cheminement intellectuel. C'était du temps où quelques hardis jeunes horlogers, sortis d'écoles horlogères à peu près désertées [on pense ici, entre autres, à un Franck Muller ou à un Antoine Preziuso], se mêlaient de vouloir repenser l'horlogerie mécanique à une époque où les grandes marques suisses se vautraient dans les facilités de l'électronique et du quartz : rappelons ici l'immortelle pensée d'un Alain-Dominique Perrin, qui abjurait solennellement la mécanique [en faisant jeter les mouvements et les composants qui allaient avec] et qui déclarait, au nom du groupe Vendôme (futur Richemont) qu'il n'était plus « question de réparer le passé, mais de préparer l'avenir ». Dans ce paysage, les petits jeunes faisaient désordre... ◉◉◉◉ François-Paul Journe allait même plus loin que les autres. Les amateurs avaient pressenti, depuis la réalisation de son premier tourbillon, que cet horloger débutant avait un gros potentiel (ci-dessus). Il devait, dans les années 1990, créer sa propre maison, devenue vraie manufacture [installée à Genève dans une ancienne fabrique de bretelles], et imposer de nouveaux codes à la montre suisse : heureuse époque où un boîtier en 39 mm vous donnait la réputation de faire des « grandes montres », quand un fond saphir dévoilant le mouvement garantissait votre statut de maître-horloger. Il suffisait de transposer au poignet les chefs-d'oeuvre des maîtres de l'horlogerie classique (Breguet, Janvier, Berthoud) : leurs ouvrages étaient disponibles et constituaient une fantastique réserve d'idées pour des montres-bracelets qui semblaient révolutionnaires. Le chronomètre à résonance de FP Journe allait constituer un des symboles les plus parlants de cette nouvelle « révolution conservatrice »... ◉◉◉◉ De quoi faire se lever une nouvelle génération de collectionneurs, plus volontiers asiatiques qu'européens ou américains [mais pas que], capables d'apprécier des architectures classiques dans un style contemporain réaffirmé. Même les marchés de la montre étaient traditionnels : on ne parlait pas encore des pays émergents ! Années bénies où on n'imaginait pas qu'on pourrait aller beaucoup plus loin, tant dans la taille des montres que dans leur expression mécanique. Pas de doute, de l'avis unanime, le « nouveau Breguet » était Marseillais et il s'installait à Genève pour réapprendre la tradition des belles montres aux horlogers suisses, qui commençaient à peine à découvrir le concept de « haute horlogerie » : sur ce terrain vierge, les « codes FP Journe » [heures décentrées, cadrans bicolores, compteurs cerclés, mise en évidence des détails horlogers, etc.] étaient assez puissants pour faire oublier les péchés de jeunesse de mouvements pas toujours déverminés par le « maître » – qui n'avait pas la loupe à l'oeil que pour les photographes de presse – et par ses jeunes assistants... ◉◉◉◉ Une génération plus tard, il faut reconnaître que l'histoire horlogère n'a pas été tendre avec François-Paul Journe. Dès les premières années du nouveau millénaire, il s'est trouvé bousculé par un nouvel art contemporain des montres (Richard Mille), puis par des dynamiteros amateurs de concepts et de mécaniques ébouriffantes (Maximilian Büsser), sinon par des manufactures spécialistes des « ovnis » (Matthias Buttet et BNB). Plus grave : les marchands ont envahi le temple et la pression des groupes de luxe a perverti les lois de l'horlogerie classique. La créativité des nouvelles marques a explosé en même temps que les marchés : la « nouvelle génération horlogère » des années 2000 n'a pas vu venir la crise de la fin de la décennie, de même que François-Paul Journe n'a pas vu venir cette nouvelle horlogerie post-moderne. Le « petit prince » des années 1990 s'est mué en ronchon face aux jeunes talents qui ne respectaient rien, pas même leurs aînés : il n'a changé ni la taille de ses montres, ni son style, ni son approche créative, alors même que les propositions néo-classiques (A. Lange & Söhne, H. Moser & Cie, plus tard Laurent Ferrier, qui gagné un Grand Prix de Genève dès le retrait de F.P. Journe de la compétition) le démonétisaient insensiblement, jusque dans le coeur des amateurs. Bien sûr, il y avait quelques « amis » sûrs [comme notre cher « ami » Gabriel Tortella] pour mettre du baume au coeur en distribuant ce qu'il fallait de récompenses au Grand Prix d'Horlogerie de Genève pour entretenir le mythe et la flamme. La combine était habile. De quoi épater les copains et les collectionneurs en Asie, mais ni les ventes [scotchées depuis dix ans entre 700 et 850 montres], ni l'image mécanique un peu précaire de la marque, ni le caractère rugueux et dénué de tout humour de François-Paul Journe ne s'en trouvaient améliorés... ◉◉◉◉ Au contraire, au fil des années, on repère un essoufflement créatif que d'aucuns jugeraient très inquiétant. Quand on a maîtrisé les planétaires et les horloges sympathiques, le bégaiement mécanique [on (re)prend les mêmes et on recommence] est moins gênant que la dyslexie : quand on en arrive à mettre sur le marché une Octa sport Indy 500 (ci-contre), c'est qu'on traverse un sacré passage à vide ! Autre maladie gênante à ce stade : l'autisme, dont on prendra comme marqueur le fait de claquer la porte du Grand Prix de Genève quand il est devenu évident que, transparence et honnêteté aidant, sans l'appoint de Gabriel Tortella, le distributeur automatique ne fonctionnerait plus comme avant ! Ajoutons à ces considérations la réputation de plus en plus incertaine d'innovations lancées sans grandes précautions, comme le génial Centigraphe, qui n'a eu que le double tort de ne pas fonctionner parfaitement sur le plan mécanique, de n'être pas d'une lisibilité limide et de tomber au mauvais moment, quand plusieurs autres marques mettaient sur le marché des chronographes aussi « pointus » [Zenith, TAG Heuer, etc.], mais aussi plus intuitivement intelligibles et plus fiables. Après tout, on peut admettre que la vie des marques est une longue sinusoïde où les hauts alternent avec les bas : on y constate des cycles de succès – épisodes pendant lesquels tout réussit à la marque, même ce qui ne devrait pas – et des spirales d'échec – quand rien ne prend... ◉◉◉◉ C'est pourquoi la communauté horlogère attendait avec impatience, sinon avec inquiétude, la montre qu'on nous promettait pour le trentième anniversaire de la première montre créée par François-Paul Journe, en 1983 (voir ci-dessus). Il s'agissait évidemment d'une montre de poche très classique, dotée d'un tourbillon, qui était à l'époque considéré comme une complication mécanique ultime, et de finitions dignes des grands Anciens du XVIIIe siècle : on ne fréquente pas les oeuvres de Breguet pendant des années sans s'imbiber de son influence. L'idée était donc de recréer, au poignet, la magie de ce tourbillon. Sauf que, évidemment, trente années – le temps d'une génération humaine – s'étaient écoulées et que l'horlogerie avait entretemps encaissé une ou deux révolutions conceptuelles. On se souviendra que François-Paul Journe qui se moquait des tourbillons de poignet (Business Montres du 1er décembre 2012), en vouant au ridicule ceux qui s'y risquaient : « Il y a des coups de pied au cul qui se perdent ». Saine polémique, qui nous faisait espérer, pour ce trentième anniversaire, mieux qu'un simple tourbillon de poignet et beaucoup mieux qu'une simple réédition homothétique du tourbillon de 1983... ◉◉◉◉ Ce ne sera malheureusement pas le cas : on cherchera dans ce tourbillon du 30e anniversaire les codes du style FP Journe [à part le profil des cornes et à la couronne], mais on n'y trouvera que ceux du style Jaquet Droz [ancienne ou nouvelle manière : rayez la mention inutile !], avec les codes Breguet pour ce qui est du mouvement et les codes Blancpain pour le boîtier à clapet. On y cherchera un minimum d'apport créatif par rapport à 1983. Une belle idée, le guillochage de la carrure en argent et du fond (ci-dessus), mais le cadran reste désespérément « plat » (sans vie, ni vivacité) alors que les inscriptions « F.P. Journe » et « Invenit et Fecit » [belle devise reprise par les grands horlogers dès le XVIIe siècle] rompent l'harmonie néo-traditionnelle de ce cadran. 40 mm pour le boîtier en or rose, c'est honnête et pas trop voyant – mais dommage que la lunette soit si épaisse et si lourde quand on le compare avec celle de 1983 ! Côté mouvement (ci-dessous), l'architecture ultra-classique et les performances mécaniques proposées sont un peu gâchées par la taille riquiqui du balancier à quatre masselotes [que n'a-t-on repris l'idée du grand balancier de la montre de poche ?], le conformisme sans imagination du tourbillon 60 secondes [comme tout le monde !], la timidité de la réserve de marche [56 heures, pour un mouvement mécanique contemporain à deux barillets, c'est maigre] et, surtout, par deux détails choquants : la taille des cinq vis bleuies [encore plus massives que sur la montre de poche de 1983 : ci-contre] et le traitement blanc [non doré, ni grenaillé] des ponts de barillet, qui confèrent à ce superbe calibre [remarquable travail de berçage pour le pont du tourbillon] une touche d'inexplicable banalité. On peut même estimer que le mouvement de 1983 était plus réussi ! Rien de très original, donc, dans cette montre du trentième anniversaire, sinon une vague impression de déception pour les 92 000 euros à débourser pour s'offrir un des 99 exemplaires annoncés... ◉◉◉◉ Que reste-t-il aujourd'hui de l'empire multinational F.P. Journe, sur lequel le soleil ne se couchait jamais ? Un style esthétique et une forte personnalité qui s'est automarginalisée, mais surtout beaucoup de doutes – sur la qualité des finitions et la faiblesse de son SAV, sur l'intégrité de la proposition [même Julien Coudray fait des vrais mouvements en or], sur la pertinence du coûteux réseau des boutiques, sur la pérennité de la valeur de ces montres dans le temps, sur la viabilité de son modèle économique [sous-profitable, la manufacture est structurellement déficitaire depuis plusieurs années, alors qu'elle ne peut pas augmenter ses prix], sur son incapacité à générer des nouvelles émotions, sur sa capacité à résister aux pressions des concurrents (notamment H. Moser & Cie, A. Lange & Söhne, Zeitwinkel, Julien Coudray ou Laurent Ferrier, sinon Philippe Dufour s'il se relance sur le marché ou même Patek Philippe) et sur le très faible espace de manoeuvre concédé aujourd'hui aux marques indépendantes. Ceci alors que les collectionneurs multi-possesseurs [encore un facteur inquiétant de non-renouvellement de la clientèle, qui vieillit avec la marque] commencent à douter et à se lasser. La posture médiatico-photogénique de la loupe à l'oeil peine désormais à convaincre : en dépit de son comportement acatriâtre, on en vient à respecter plus l'horloger – génuflexion obligatoire chez les jeunes rédactions – que ses montres, et plus la marque que l'homme. ◉◉◉◉ Espoir suprême et suprême pensée du « journisme » manufacturier : après la montre du trentième, la conquête du marché féminin, avec une « vraie » montre de femme dotée d'un calibre à quartz autoremonté qu'on nous annonce révolutionnaire. Face à un public féminin à peu près négligé jusqu'ici par la marque, il s'agit là de reconquérir des volumes et de la profitabilité – preuve indirecte qu'il y avait le feu de ce côté-là. On se souvient du coup magistral joué par Patek Philippe avec ses Twenty-4, dont le sommaire mouvement à quartz était gommé par la force de la marque et par les diamants insérés dans l'acier du boîtier. Une géniale machine à cash, qui s'appuyait néanmoins sur un dense réseau et sur des prix en apparence abordables pour une marque aussi mythique, dont le marketing ne cessait d'insister sur les records battus aux enchères. Tout ce mirifique storytelling manquera évidemment à l'acrimonieux François-Paul Journe, qui aura du mal à rameuter les femmes vers des boutiques au glamour discutable pour une montre au design non moins problématique. ◉◉◉◉ Alors, a-t-il encore quelque chose à nous dire, ce François-Paul Journe qui n'a pas tenu, et de loin, toutes les promesses du jeune horloger timide et audacieux qu'il était (ci-contre) ? La réponse n'est pas évidente. Disons que ce n'est pas bien parti quand on perd une occasion comme celle d'un trentième anniversaire pour prouver qu'on est toujours le suzerain horloger de la nouvelle génération des méchaniciens contemporains. Disons qu'on a des raisons de s'inquiéter quand le prochain gros coup annoncé par une manufacture mécanique est une montre de dame électronique qui risque de brouiller une image déjà floutée par des errements récents : Invenit et Fecit, le coup du quartz, vraiment ? Disons qu'on peut avoir des doutes sur les intuition stratégiques d'un créateur indépendant qui n'a su que se draper dans sa morgue et dans sa superbe quand des concurrents non négligeables ont commencé à marcher sur ses plate-bandes et à investir l'imaginaire de ses collectionneurs habituels. Réveille-toi, François-Paul, il est encore temps, remets-toi au travail et reviens-nous vite ! ◉◉◉◉ Signalons enfin à François-Paul Journe, dont les lecteurs connaissent le manque d'humour et la mauvaise humeur (Business Montres du 3 avril 2009, à propos d'un « poisson d'avril » pas bien digéré), que nous avons changé d'adresse et que, pour la sommation d'avocat, il ne faut pas se tromper de boîte aux lettres... D'AUTRES SÉQUENCES RÉCENTESDE L'ACTUALITÉ DES MONTRES ET DES MARQUES...