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ARCHIVES # 57 (accès libre) : Une étonnante autobiographie d'Antide Janvier – rédigée de sa main (première partie)

Un horloger de génie dans la tourmente de 1789, avec un accès direct au cabinet du roi, dont il perçoit les angoisses sur le temps qui fuit. Surprenant quelques secrets d'Etat, il se pose en témoin des grandeurs et des trahisons de la cour, mais toujours l'oeil rivé sur ses lunettes astronomiques et sur ses horloges...  CE DOCUMENT APPARTIENT AU FONDS DU RÉSEAU DE LECTURE PUBLIQUE DE LA COMMUNAUTÉ D'AGGLOMÉRATION …


Un horloger de génie dans la tourmente de 1789, avec un accès direct au cabinet du roi, dont il perçoit les angoisses sur le temps qui fuit. Surprenant quelques secrets d'Etat, il se pose en témoin des grandeurs et des trahisons de la cour, mais toujours l'oeil rivé sur ses lunettes astronomiques et sur ses horloges...

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CE DOCUMENT APPARTIENT AU FONDS DU RÉSEAU DE LECTURE PUBLIQUE DE LA COMMUNAUTÉ D'AGGLOMÉRATION DU CARCASSONNAIS.
Une transcription du texte (première publication dans Horlogerie Ancienne, la revue de l'AFAHA) a été établie par Michel Hayard, le meilleur spécialiste international d'Antide Janvier, pour en faciliter la lecture, bien que l’écriture de cet artiste âgé de 80 ans soit encore très belle et bien formée. L’orthographe, non encore stabilisée à cette époque, a été corrigée pour une lecture plus facile. Antide Janvier écrit encore le « tems » (au lieu de « temps ») alors que son notaire à la même époque écrit « temps ». Les notes de bas de page ont été conservées [voir après le texte] et augmentées des ajouts ou corrections trouvées dans la marge. Des parenthèses sont ajoutées pour la compréhension de certaines abréviations ou pour préciser certains points.
 
L’autobiographie intitulée Mémoire nous donne un grand nombre d’indications sur les faits remarquables qui ont émaillé la vie d’Antide Janvier. À Versailles, il a fait partie de l’entourage de Louis XVI et nous détaille ses relations avec le souverain à travers quelques anecdotes qu’il nous est facile de rattacher à la succession des faits historiques de l’époque. Plus amer après la Révolution, il nous raconte les difficultés qu’il rencontre, même pour se faire reconnaître. Le titre de cette biographie a été rayé par l’auteur : Antide Janvier à S. M. Louis Philippe Ier, Roi des Français. Cela suppose que l’écrit a été commencé après le 2 août 1830, date de l’abdication de Charles X qui cède le trône à Louis-Philippe. Antide Janvier approche alors des 80 ans.
Michel Hayard
 
AntideJanvierAutobiographie1-Businessmontres
 
 ANTIDE JANVIER
«Je suis né avec quelque talent,
le public éclairé l’a jugé ainsi »... 
 
◉◉◉◉ Je suis né (1) avec quelque talent, le public éclairé l’a jugé ainsi. L’ancienne Académie Royale des Sciences, l’Institut National de France, et la plupart des Sociétés Savantes de l’Europe ont confirmé ce jugement. L’éclipse de soleil du 1er avril 1764 (2) décida de ma vocation, j’appris l’astronomie. À cette époque et dans l’espace de 15 à 18 mois, je composai et exécutai (3) une sphère mouvante qui fut reçue avec éloge par l’Académie des Sciences de Besançon, le 4 mai 1768. Ce fut dans cette ville qu’après avoir été accueilli avec distinction par tout ce qu’il y avait de plus instruit dans les diverses classes de la société, le jeune artiste vécut des lettres de citoyens d’autant plus flatteuses qu’elles n’avaient point été sollicitées, et que les magistrats avaient eu l’attention délicate de les faire expédier (4) au nom de son père pour lui donner un degré d’ancienneté de plus et attacher les prérogatives de citoyen (5) à tous les membres de la famille. Ainsi je fus enivré de gloire avant l’âge de 18 ans ! Mais hélas et malheur, mille fois malheur à qui entre dans le monde sans connaissance, sur le frêle appui d’un coeur profondément sensible !... si cet homme est né avec de grandes valeurs et que les passions gouvernent dans son cœur avant qu’il ait eu le temps de déployer ces talents, c’est un homme perdu; et s’il est né sans fortune il s’en souviendra trop tard. Telle fut ma destinée.
 
◉◉◉◉ En 1770 je construisis pour l’instruction publique, un grand planétaire de 3 pieds de diamètre. Cet instrument représentait les inégalités des planètes, leurs excentricités, les rétrogradations des points équinoxiaux, les révolutions des satellites autour de leur planète principale (6) et ça (etc.). En 1773, le 3e jour de novembre (7), je présentai à Louis XV cette machine perfectionnée et réduite à 10 pouces de diamètre. À cette présentation mémorable, je fus assez imprudent pour donner un démenti en présence du Roi, au vieux Maréchal duc de Richelieu, premier gentilhomme de la chambre. L’offense était capitale, et je ne dus ma grâce qu’à l’impassible justice que dirigeait Mr. de Sartines Lieutenant général de police dans l’espèce de dictature qu’il exerçait à Paris et dans tout le royaume (8).
 
◉◉◉◉ Depuis cette époque je passai plusieurs années dans les souffrances. Mr. Louis, Directeur de l’école de chirurgie de Paris, me fit porter tous les jours deux fois durant 18 mois, le cautère actuel (un fer rouge) sur l’os temporal sans obtenir l’exfoliation de la carie. Je ne fus rendu à une existence supportable que par les conseils et les soins de Mr. Sabattier (Raphaël Bienvenu Sabatier 1732-1811) chirurgien major de l’hôtel des Invalides ; mais j’ai conservé la carie de l’os temporal, qui n’est pas la moindre de mes infirmités. Fixé à Verdun après cette douloureuse période, je jouissais dans cette ville d’une réputation acquise par de longues études auxquelles je sacrifiais toutes mes ressources. En 1783 Louis XVIII (alors Monsieur) fit un voyage à Metz. En passant à Verdun il se reposa deux jours au Palais épiscopal. Grâce à l’active ostentation de l’évêque (9) qui dépensait chaque année 80 mille Francs pour sa table et qui me montrait comme une rareté à tous les étrangers de marque qui s’arrêtaient chez lui (10), j’eus l’honneur d’être présenté au Prince et de l’entretenir tous les jours au sujet de quelques unes de mes machines astronomiques, placées dans son appartement. Au mois de mars 1784 je vins à Paris pour des emplettes relatives à l’art de l’horlogerie que j’exerçais avec quelque savoir. J’avais apporté deux petites sphères mouvantes réduites à 4 pouces de diamètre (11) pour les faire dorer durant mon séjour dans la capitale. Une bizarrerie de ma destinée (et elle en a qui ne furent que pour moi) fit connaître ces machines à Mr. de La Lande, professeur d’astronomie au collège royal. Le savant astronome me témoigna son étonnement sur leur composition et m’adressa avec une lettre pleine d’intérêt à Mr. de La Ferté intendant général des Menus Plaisirs et qui me fit présenter au Roi par Mr. de Fleury, premier gentilhomme de la chambre, le 24 avril. Louis XVI ordonna l’acquisition de ces deux sphères qui furent immédiatement placées sur le secrétaire de sa petite bibliothèque à Versailles. Élevé au milieu des sapins qui couvrent les sommités du Jura, mon caractère conservait encore alors (12) la rudesse du climat ; cette agreste franchise qui déplut au Prince de Poix s’alliait si parfaitement à la vertu sauvage de Louis XVI qu’il s’était à peine écoulé 10 jours lorsque je fus appelé à Paris par ses ordres et pour son service. Je me défendis longtemps, mais il fallut à la fin céder aux instances d’une épouse chérie et du généreux La Lande. J’arrivais au foyer des lumières et de l’instruction où je devais devenir si complètement malheureux le 5 octobre suivant, et je fus logé aux Menus Plaisirs.
 
◉◉◉◉ Là dans le court espace de quatre années, je composai et exécutai plusieurs pendules curieuses (13) mais surtout une horloge planétaire la plus complète qui eût encore paru et que l’Académie Royale des Sciences honora de ses suffrages. Ce travail fit tant de sensation à Paris que les horlogers de la cour cherchèrent à empêcher sa présentation au Roi ; mais je fus assez heureux pour déjouer leurs intrigues et cette présentation eut lieu le 29 avril 1789. Le monarque entouré de ses quatre ministres, eut la bonté de m’écouter durant trois quarts d’heure, que j’ai toujours comptés pour les moments les plus heureux de ma vie et les plus chers à mon cœur. Cette machine fut acquise par la Roi et placée au milieu de sa petite bibliothèque ; elle valut à son auteur (14) une réputation que l’on a qualifiée d’européenne. La Révolution marchait à grand pas. Je voyais le Roi plusieurs fois dans la semaine, il me paraissait inquiet et semblait prévoir sa destinée et on pouvait du moins le conjecturer d’après une particularité que je ne me rappellerai jamais sans émotion. La voici : Le mouvement de l’une des petites sphères que j’avais vendues au Roi avait une aiguille de secondes qui faisait 240 battements par minute et divisait par conséquent chaque seconde en quatre parties ; un jour je trouvais cette aiguille qui ne pesait pas 1/4 de grain, posée au pied de la sphère. J’ai vérifié son pivot, bien persuadé qu’elle n’était pas tombée d’elle-même. 8 jours après, même accident, même réparation. Enfin le dimanche suivant, préoccupé de cette affaire j’entrai chez le Roi avant qu’il fût parti pour assister à la messe ; je trouvai encore l’aiguille déplacée et je laissai échapper une exclamation de dépit. Le Roi qui ne m’avait pas vu, se leva et vint me demander ce que j’avais ? — Sire voilà la 3ème fois que je trouve cette aiguille détachée (je la tenais) nulle cause possible dépendante de la machine ne peut la faire tomber. Il faut qu’une main ennemie... – Avez-vous oublié mon ordre ? Je restai quelques secondes, interdit. Mais comme par inspiration, je me rappelai la défense faite à ses horlogers de toucher à ces machines et je répondis : non Sire c’est le 1er de vos bienfaits. Alors appuyant sa main droite sur mon bras gauche, il me dit avec une espèce d’attendrissement : eh bien calmez-vous, jeune homme. Le temps passe si vite et il m’en reste si peu ! En achevant ces mots il porta son mouchoir sur ses yeux mouillés de larmes. Je compris que c’était lui-même qui détachait cette aiguille qui hachait en quelque sorte le temps. Je la rompis sur le champ et jetai les deux morceaux sur le parquet. - Très bien me dit cet excellent homme puis il retourna à sa place ordinaire, dans l’embrasure de la croisée. Dès ce moment il me fut impossible d’approcher ce Prince sans éprouver un serrement de coeur extrêmement pénible.
 
◉◉◉◉ On a vu ci-devant, que les sphères étaient placées dans un grand secrétaire à cylindre ; le derrière de ce meuble était dans l’alignement de l’embrasure de la croisée, et comme j’étais arrivé par le devant du secrétaire, le Roi ne m’avait pas aperçu. Je ne m’étais pas inquiété non plus de sa présence, puisque j’avais la permission d’entrer. Mais par quelle bizarrerie, le Roi qui n’avait rien à faire devant ce secrétaire (car le globe terrestre dont il se servait souvent, et sur lequel je l’avais vu tracer le voyage de Lapeyrouse avec des cheveux fixés par des petites boules de cire, se trouvait placé entre le côté gauche du meuble et le mur extérieur) par quelle bizarrerie dis-je, le Roi venait-il se placer précisément devant cette aiguille qui l’inquiétait au point de la détacher, en voici l’explication : A quelques jours de cette entrevue royale, au moment où le Prince venait de sortir pour la messe, j’entrai dans la petite bibliothèque (le bureau du roi) avant que le garçon du château (le nommé Duret) qui avait la tenue de cette pièce eut le temps de venir. Je m’aperçus que l’un des tiroirs du secrétaire était entr’ouvert (c’était le tiroir à gauche placé précisément au-dessous de la sphère). Ce tiroir contenait des livres de prière et je conjecturai que l’aumônier qui suivait le Roi, n’avait pas eu le temps de refermer ce tiroir.
 
◉◉◉◉ Mais qu’avaient de commun ces livres de piété et l’aiguille des secondes déplacée ? Lecteur suspendez votre impatience. Depuis plusieurs années que mon unique service se faisait dans la petite bibliothèque, je n’avais pas aperçu un carreau en velours cramoisi qui était ordinairement repoussé sous le secrétaire du côté du tiroir entr’ouvert, j’en conclus que le Roi voulant faire sa prière (15) en avançait le carreau et que là, à genoux, il avait sous les yeux l’aiguille (trotteuse) qui lui retraçait la rapidité du temps dont il trouvait qu’il lui restait si peu.
 
◉◉◉◉ Dans la première semaine d’octobre 1789, une espèce d’orgie qui eut lieu à Versailles entre les gardes du corps et le régiment de Flandres, excita une sourde rumeur dans Paris ; on parlait secrètement d’emmener le Roi à Metz on craignait pour les subsistances et le dimanche 4 la fermentation était générale. J’avais ouï dire dès la veille que tous les fourgons et les chevaux des Menus étaient à St Denis, et que Mr. Deseutelles, surintendant de Mr. de La Ferté, attendait là. Le dimanche matin je vérifiai moi-même le fait en visitant les remises et écuries. J’entrai chez Mr. de La Ferté pour lui faire part des bruits qui circulaient ; il traita ces bruits de contes en l’air mais lorsque je lui parlai de ma conviction ex-visu, il se dépêcha de me donner un billet pour les voitures de la cour. Je me rendis au bureau en écoutant, chemin faisant ce qui se disait dans les groupes, en remarquant surtout beaucoup de gardes français qui prenaient la route de Versailles et s’entretenaient avec feu. Arrivé au bureau des voitures je n’en trouvais qu’une à quatre places. J’y montais de suite parce que j’étais pressé d’arriver avant la messe du Roi, et que d’ailleurs on était accoutumé à me donner toujours deux places (16). Sur ma demande le cocher part. La voiture sortait de la cour lorsque je vois Mr. de La Rochefrière, officier des gardes de Monsieur que je connaissais et qui me demande si je veux lui donner une place. Le cocher m’interroge des yeux, il s’arrête et Mr. de La Rochefrière monta. Pendant ce temps arrive Mr. Meurand fabriquant d’instruments de mathématique, je le reçois encore et nous partons. La Rochefrière qui mécroyait les opinions des gentillâtres de son espèce, avait l’air rayonnant de joie ; mais la présence d’un tiers le gênait : je le mis à son aise à cet égard en l’assurant que notre compagnon m’était intimement connu. Mr. de La R. alors se déboutonna, nous fit confidence du repas de corps de Mrs. les officiers, des airs qu’on y avait chanté et entre autre : « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille etc. » comme quoi on avait foulé la cocarde tricolore aux pieds etc. etc.
 
◉◉◉◉ Nous arrivâmes ainsi en face de l’école militaire et là il y avait un régiment suisse à revers jaune, si je m’en souviens bien, et campé depuis quelques jours ; ce régiment était sous les armes, le sac sur le dos, en avant de ses tentes (17). Je demandai ce que faisait ce régiment et je reçus encore la confidence du départ du Roi et des dispositions faites pour son escorte. Je m’expliquai nettement avec La Rochefrière sur la possibilité du succès d’après la fermentation des esprits, et nous poursuivîmes notre route jusqu’à Versailles. Je donnai au postillon l’ordre de m’attendre à 4 heures ; je laissai aller mes compagnons chacun de leur côté et je montai seul au château. Arrivé dans la galerie je la trouvai remplie de gens de cour avec des figures rayonnantes de satisfaction. Je fis plusieurs tours dans la galerie pour entendre ce qui se disait et je fus particulièrement frappé de la conversation des députés de Bretagne qui parlaient avec feu sur une banquette placée entre deux travées. L’un d’eux disait à ses collègues : « Vous connaissez tous mon épouse, mes enfants, mes proches, vous savez combien ils me sont chers ! Eh bien on les hacherait en morceaux devant moi qu’on ne me ferait pas céder », et j’entendis plusieurs autres colloques de cette force. L’heure de la messe arriva bientôt et je me rendis au cabinet du Roi aussitôt qu’il fut sorti ; mais je trouvai la porte gardée extérieurement par Mr. Thierry de Villedavray premier valet de chambre. Je le priais de m’ouvrir pour faire mon service ? Il me répondit : le Roi se passera de votre service aujourd’hui - mais Mr. je viens de Paris exprès pour cela - C’est égal je vous dis que vous n’entrerez pas. Ce refus me confirma tous les bruits, j’en conclus même qu’il se faisait quelque préparatif extraordinaire dans le cabinet et je formai le projet d’y entrer en dépit de la surveillance du valet de chambre.
 
◉◉◉◉ Je reviens au dîner du roi où je vis la reine pour la première fois (ce dîner n’était qu’une espèce de déjeuner très simple où le Roi ne restait pas plus de 10 minutes au sortir de la messe). J’y assistais fréquemment. Je me plaçai en face du monarque. Il ne m’eut pas plutôt aperçu qu’il demanda au duc de Villequier, assez haut pour que je n’en perdisse pas un mot, si j’étais entré dans son cabinet. Le duc de Villequier lui répondit bas à l’oreille. Le Roi se lève, le duc de Villequier prend un autre chemin et je vais le croiser dans un petit escalier où je lui demandai très poliment s’il y avait quelque chose de particulier qui concernât mon service puisque le Roi lui avait demandé si j’étais entré dans son cabinet. Villequier me dit brusquement que je me trompais et que S. M. (sa Majesté) avait trouvé que je m’approchais trop près de sa table. Cette supercherie redoubla mon désir d’entrer dans le cabinet pendant les vêpres et voici comment je m’y pris.
 
◉◉◉◉ Le nommé Duret garçon du château, avait toute la confiance du Roi, c’était lui qui avait la tenue du cabinet, et il passait par une petite porte dérobée que je connaissais parfaitement, et au moment où le Roi sortait pour aller aux vêpres, j’étais sûr de rencontrer Duret du côté de cette porte, ce qui ne manqua pas. Duret, mon ami, j’ai oublié de remonter mes pendules durant la messe, ouvrez-moi vite que je fasse cette besogne. Duret qui n’avait pas de consigne m’ouvra... et voila le téméraire Antide dans la bibliothèque du Roi tandis que son valet de chambre Thierry garde la porte extérieurement et se promène en travers de cette porte. Je commence à m’assurer que je suis seul et pour cela je soulève les quatre portières en tapisserie (18) au risque d’être assassiné. Quand je suis certain qu’il n’y a personne, j’examine le remue-ménage qui a eu lieu dans cette pièce. Ma grande sphère mouvante qui occupait le milieu se trouvait roulée dans un coin, une série de tables jointes les unes aux autres en occupait toute la longueur, depuis l’embrasure de la croisée jusqu’au fond de la pièce. Ces tables étaient toutes recouvertes de feuilles de papier « grand-aigle ». Je soulève la première, je trouve un plan de ville forte, à la seconde même chose et ainsi de suite jusqu’à la place du Roi où je trouvai le plan de la ville de Metz avec une copie qu’en faisait ce Prince (car sa cassette de mathématiques était déployée et il dessinait très bien ces sortes de plans). Je ressortis promptement sans même remonter les pendules et je revins passer devant Mr. Thierry à qui je demandai sérieusement s’il ne voulait donc pas m’ouvrir ? Sur sa négation je passai outre en riant.
 
◉◉◉◉ Je fus convaincu d’après cette visite qu’on voulait réellement emmener le Roi à Metz, et je suis persuadé que sans le mouvement qui se manifestait à Paris et dont on avait la certitude à Versailles, ce départ eût eu lieu dans la nuit. Ce fut le lendemain (5 octobre 1789) que La Fayette conduisit la garde nationale à Versailles et le lendemain (6 octobre 1789) que l’on ramena le Roi à Paris. J’ai conservé la pleine et entière conviction qu’excepté le capitaine des gardes, le premier valet de chambre et Duret, je fus le seul homme de service qui entra ce jour là dans la petite bibliothèque du Roi19. Malgré la prétendue assurance le Roi n’était pas tranquille au château des Tuileries. J’y allais tous les jours où cet homme de confiance, ce Duret qui le trahit par la suite, me faisait part de ses inquiétudes. Je ne connaissais pas l’intérieur du Palais (ce ne fut que sous Napoléon que j’en parcourus toutes les distributions) je sais seulement que le Roi passait la nuit dans un appartement où l’on arrivait par le corridor noir, appartement occupé sous Louis XVIII par le 1er valet de chambre. Et c’est là que nous établîmes une forte lunette astronomique de Putois (que j’avais achetée 600 Livres) pour observer les satellites de Jupiter, et j’y passais quelquefois 3 heures (depuis 11 heures du soir jusqu’à 2 heures du matin) avec le Roi pour ces sortes d’observations. Il y avait toujours d’assez longs intervalles entre chaque observation, durant lesquelles tantôt je répondais aux diverses questions que le Prince me faisait sur l’astronomie, tantôt j’écoutais les leçons de morale qu’il ne dédaignait pas de me donner avec une bonté patriarcale. Ce genre d’occupation dura longtemps. Chaque fois qu’il y avait des éclipses je faisais avertir le Roi de l’heure et il donnait l’ordre (20) de m’introduire. Le Roi se plaisait surtout à reconnaître les constellations que nous pouvions découvrir dans notre position, et j’ai plus étudié avec lui que je ne l’avais fait de toute ma vie.
 
◉◉◉◉ Le goût dominant du Roi était l’étude de la géographie, et non la pratique de l’art du serrurier comme on le répandait dans le public et j’avais conçu une pendule géographique qui indiquait l’heure dans tous les départements de la France sans qu’il y eût une seule aiguille sur le cadran. Ce cadran représentait une carte de France d’une projection particulière. L’échelle des longitudes était divisée en minutes de temps, elle était mobile et présentait successivement toutes ses subdivisions aux méridiens qu’elle rencontrait. Cette carte précieuse fut exécutée par Coteau, le plus habile émailleur de ce temps là, et dont aucun n’a approché depuis. L’échelle des longitudes fut coupée de la même pièce avec une adresse admirable par un nommé Fontaine, et la boîte en architecture, fut exécutée par Ferdinand Schwerdfeger qui avait fait le fameux meuble de la Reine. Cette machine fut entièrement terminée au mois d’octobre 1791 et je la fis porter aux Tuileries pour la présenter au Roi. Le Roi me demanda de renvoyer au lendemain et en attendant, il me fit placer la pendule sur la cheminée du petit appartement où il se tenait le jour, et qu’avait occupé l’abbé Talbert (21). Le lendemain le Roi remit encore au jour suivant et à l’heure indiquée j’étais dans le salon vert, lorsque le Prince venait à passer et me dit : je suis à vous dans un moment. La machine était déposée sur une table et j’avais pris toutes les mesures pour pouvoir l’ôter de la boîte en un clin d’oeil et l’expliquer plus facilement.
 
◉◉ À SUIVRE : la fin de l'autobiographie d'Antide Janvier (seconde partie).
 
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◉◉ NOTES
 
1] Le 1er juillet 1751 dans un village du Jura. St Lupicin.
2] Il avait 13 ans moins 3 mois.
3] J’avais sucé la pratique de l’horlogerie avec le lait de ma mère. Mon père simple laboureur dans un pays où les hommes sont tentés d’accuser le ciel de la sévérité du climat ou de la stérilité de la terre, avant de quitter la charrue, avait développé dans sa tête des principes de la mesure du temps.
4] Le 7 mai 1770.
5] Les citoyens de Besançon étaient alors citoyens romains.
6] Cette machine est décrite dans l’ouvrage intitulé : Des révolutions des corps célestes par le mécanisme des rouages.
7] La cour était à Fontainebleau.
8] Cet épisode de ma vie se trouve dans la biographie des contemporains par Arnaud, je crois tome 9e.
9] Mgr. Desnos (Henri-Louis-René des Nos 1717-1793 évêque de Verdun), précédemment évéque de Rennes et qui avait joué un vilain rôle dans l’affaire du malheureux Lachalottais. (Louis-René de Caradeuc de La Chalotais est un magistrat breton né en 1701 et mort en 1785, janséniste qui fut procureur général du Parlement de Bretagne, et un des principaux chefs du mouvement de la fronde parlementaire).
10] Les officiers de la garnison nommaient l’évêché « L’hôtel de la croix d’or » et lorsqu’à la parade ils se demandaient l’un l’autre où ils dînaient, il était rare que la majorité ne répondit pas : à la croix d’or.
11] J’avais construit ces machines pour mon épouse qui désirait fortement d’acquérir quelques notions d’astronomie.
12] On prétend que je n’ai pas beaucoup changé et que, depuis plus de vingt ans que je suis comme isolé sur la terre, ma sauvagerie n’a fait que s’accroître.
13] Une de ces machines fut vendue au feu duc d’Orléans qui me fit perdre 600 # (Livres). Elle vient d’être acquise par Mr. Virel, rue Blanc n°15, dans une vente après décès pour la modique somme de 7 ou 800 f. et elle en vaut encore 3 000 au moins.
14] 24 000 F. et Hist. des Mathématiques, Tome 3, p. 797.
15] II était pieux sans ostentation.
16] Ou une voiture, seul, quelle qu’elle fut, ou à quatre places lorsqu’il n’y en avait pas d’autre.
17] II parait que le projet était de partir le jour même.
18] Pour voir s’il n’y avait personne derrière.
19] Rochefrière qui m’avait entendu donner l’ordre au cocher, ne manqua pas de se trouver à l’heure pour profiter de ma voiture. Meurand s’y trouva aussi et je vois encore une dame qui ne pou- vait pas avoir de place et paraissait inquiète. La Rochefrière était déjà un peu dégrisé, les rapports venus de Paris étaient à l’avenant et la route se fit assez silencieusement. Arrivés sur la place de la Révolution, il y avait du tapage, je descendis, la dame voulait être reconduite à l’intendance, je la refusai et je me hâtai de prendre le boulevard pour accourir chez moi, en passant devant la Magdeleine je jugeai à propos de jeter mon épée dans le chantier pour ne pas être pris pour un homme de cour. Lorsque je fus vis-à-vis le dépôt des gardes françaises, j’appris là qu’ils avaient deux pièces de canon qu’ils voulaient mettre au travers du boulevard. Lorsque Royal Meurand viendrait y déboucher pour cerner Paris, ce qui fut fait dans la nuit et Royal Meurand mis en déroute. Puis on alla (dire) aux Suisses du château de partir etc. etc.
20] À son valet de chambre.
21] De Besançon (François Xavier Talbert, dit l’abbé Talbert, né à Besançon en 1725 et mort à Lviv. Ukraine, le 4 juin 1805, est un écrivain religieux et prédicateur français.
 
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