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SANS FILTRE #01 (accès libre)
« Au lieu de gaspiller des milliards, investissez-les là où ils sont utiles ! » (lettre ouverte)

« Messieurs qu’on nomme grands, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être si vous avez le temps » : Mouloudji nous chantait ça, sur un poème inspiré par Boris Vian, dans un autre siècle (1954), à une époque où l’État pouvait encore faire interdire des chansons à la radio. Peut-être est-il temps de reprendre le vrai texte de Boris Vian, arme à la main, pour préparer l’avenir au lieu de réparer le passé…


En fait, Mouloudji n’avait pas voulu chanter le texte original du Déserteur, notamment la fin du poème de Boris Vian, qui avait pour chute : « Si vous me poursuivez, / Prévenez vos gendarmes / Que je tiendrai une arme / Et que je sais tirer ». Mouloudji, qui ne voulait déjà pas s’en prendre à « Monsieur le Président », avait préféré son très pacifiste « Prévenez vos gendarmes / Que je n’aurai pas d’arme / Et qu’ils pourront tirer ». La chanson n’en restera pas moins pendant plusieurs décennies sur la liste des œuvres dont la diffusion était interdite à la radio française…

Il est donc temps d’en revenir à la version rebelle initiale et de prendre les armes, cette fois dans un contexte horloger très précis : celui des gaspillages éhontés que pratiquent ces « Messieurs qu’on nomme grands » dont on se demande, avec un peu de recul, s’ils ne sont pas surtout grands dans le crétinisme économique et dans la stupidité stratégique. Un premier exemple, celui du groupe Parmigiani Vaucher : dans les semaines qui viennent, à l’issue d’un conseil de la fondation Sandoz (propriétaire du groupe) qui s’annonce tendu, nous devrions être fixés sur le sort d’un conglomérat horloger qui aura brûlé en pure perte, pour rien, sans le moindre espoir de rémission, ni de retour sur investissement, pas loin de 650 millions de francs en vingt ans [certaines sources parlent de 700 millions de pertes réelles]. S’ils étaient inférieurs à ce montant, les chiffres que nous donnions dans une précédente « lettre ouverte » (Business Montres du 16 décembre 2016) ne tenaient évidemment pas compte des pertes désastreuses enregistrées depuis la parution de ce coup de gueule. Selon toute vraisemblance, ce pôle horloger sera désarticulé [il est douteux qu’on trouve un « industriel » capable de le reprendre pour le sauver] et la marque Parmigiani progressivement ramenée au modeste atelier de restauration qu’elle était à l’origine. 600 ou 700 millions, ce n’est pas rien : combien de jeunes créateurs aurait-on pu aider à grandir et à enrichir l’humus horloger pour une telle somme ?

Un autre exemple récent, toujours au XXe siècle : l’acharnement thérapeutique autour de la marque Ebel aura coûté pas loin de 200 millions d’euros au groupe LVMH (qui l’avait rachetée au fonds bahreïni Investcorp en 1999), puis à peine un peu moins, toujours en centaines d’autres millions d’euros, au groupe Movado (qui a racheté la marque à LVMH en 2003) : tout ça pour quoi, sinon pour faire survivre Ebel comme une marque mineure, mignonne et sympathique, mais sans perspectives d’avenir ? On a déjà largement dépassé le milliard de devises fortes (francs, euros, dollars : au choix). Derniers exemples, tout aussi récents : si on chiffrait autour des 130-150 millions de francs (de dollars ou d’euros) le montant réel des investissements réalités en pure perte par la maison Ralph Lauren, depuis 2009, pour satisfaire les caprices horlogers de son créateur, on serait sans doute encore loin de la vérité. Tout ça pour finir dans un couloir mal éclairé du SIHH, histoire d’y revendre à la sauvette des montres à quartz : est-ce bien honorable ? Encore un exemple récent,celle de l’aventure H. Moser & Cie, qui aura réussi à flamber 120 millions de francs suisses en dix ans, avant son miraculeux sauvetage in extremis par le groupe familial de Georges-Henri Meylan, qui est toujours à la manœuvre pour rendre à cette manufacture son lustre d’antan. On dépasse maintenant le milliard et demi…

On atteindra vite les deux milliards en comptabilisant les investissements colossaux consentis par les groupes dans leurs sempiternels tonneaux des Danaïdes : qui se souvient que le renflouement d’une manufacture comme Roger Dubuis [rachetée par Richemont en 2008 et tout juste à l’équilibre dix ans plus tard] aura finalement coûté un billet de 220 à 250 millions de francs à Johann Rupert, dont les directeurs financiers sont, à n’en pas douter, des virtuoses de l’évaporation ? À combien chiffrer les pertes fabuleuses cumulées d’une maison comme Baume & Mercier depuis le début du XXe siècle – par dizaines ou par centaines de millions ? On en dirait autant des dispendieuses opérations successives de réveil de la « Belle au bois dormant » du Locle (Zenith) par le groupe LVMH, qui a dû acquitter une addition finale proche des 200 millions de francs depuis l’an 2000. Par pudeur, ne posons pas à Bernard Arnault la moindre question sur ses pertes dans l’opération De Beers ou dans la survie de la joaillerie Fred, puits sans fond très gourmands en fonds perdus d’avance.

On va maintenant attaquer le cap des trois milliards de gabegie financière, toujours pour le seul XXIe siècle, en évoquant le cas douloureux d’autres groupes. Du côté de Bienne, on ne peut pas dire que le Swatch Group ait pécloté dans l’injection [pardon, la dilapidation !] de capitaux dans des maisons structurellement déficitaires comme Jaquet Droz ou, hier, Léon Hatot, alors même que Blancpain, voire Breguet, semblent désormais s’orienter vers la même pente fâcheuse et gâcheuse. Terminons ce rapide tour d’horizon pour calculer, à la louche, que l’aventure Girard-Perregaux a bien dû coûter 200 millions [sans doute un peu plus] au groupe Kering avant que la marque ne retrouve son équilibre, sachant qu’il aura fallu à François Henri Pinault à peu près la même somme [sans doute bien plus] pour sauver du naufrage son vaisseau-amiral horloger (Ulysse Nardin) – ceci en passant pour mémoire e par pertes et profits le cash flambé par Boucheron pendant les années noires de l’ère Tom Ford. Nous vous avons évité l’évocation des 200 millions engouffrés par les investisseurs angolais à bord de la caravelle De Grisogono ou les centaines de millions dissipés par Fossil dans d’improbables épopées comme celle des montres Burberry, ou les gouffres ouverts par Timex, ou les ahurissantes évasions de capitaux de la légendaire arnaque chinoise du groupe Peace Mark – et ainsi de suite, jusqu’à dépasser les quatre milliards. On s’arrête là pour reprendre notre souffle : les poches de ces messieurs sont trop profondes pour qu’on les explore à fond…

En soi, que des groupes financiers perdent beaucoup d’argent est un problème mineur au vu des milliards de bénéfices qu’ils engrangent par ailleurs : cet appauvrissement est plus nominal et comptable que réel, comme en témoignent les opulents « trésors de guerre » [trésorerie ou cash flow en jargon d’analyste] de ces groupes. Ces pertes ponctuelles sont absorbées et noyées dans les résultats globaux des rapports d’activité. Même quand les bénéfices du groupe Richemont ou du Swatch Group sont divisés par deux en temps de crise [comme récemment, lors de la « crise-qui-n’existait-pas » des années 2015-2017], Johann Rupert réalise tout de même un gros demi-milliard de profits nets et Nick Hayek en encaisse même un peu plus ! Merci pour eux…

Ce qui est purement scandaleux, c’est la vanité de ce galvaudage et de cette rage déprédatrice qui sacrifie l’avenir au présent. Pire qu’un gaspillage, c’est un pillage par anticipation de l’héritage horloger. Au lieu d’étouffer, sous la stérilité de ces millions gâchés, l’émergence des jeunes pousses qui prépareraient l’avenir, ces « Messieurs qu’on nomme grands », ces grands « maîtres des forges » de l’établissement horloger, feraient mieux de créer des fonds d’investissement et de les doter de quelques dizaines (voire centaines) de millions à investir dans des start-ups horlogères (amont industriel, marques et projets de distribution) qui préparent l’avenir au lieu de réparer le passé. C'est ce que font les industriels de l'automobile (Renault,) ou de l'électronique (Apple). Bernard Arnault (LVMH) a commencé à le comprendre en misant sur les jeunes créateurs [mais uniquement dans le secteur de mode] et François Henri Pinault (Kering) a pris la même orientation. Pour l’horlogerie ou même la joaillerie, en revanche, pas la moindre lueur de clairvoyance du côté du Swatch Group [n’oublions pas que Nick Hayek a éconduit Apple qui voulait développer son Apple Watch avec Swatch], ni le moindre éclair de lucidité chez Richemont, où les « vieux-cons-de-la-vieille-garde » [affectueux surnom interne des anciennes directions] ont tout fait pour torpiller les projets visionnaires d'un Franco Cologni dans ce domaine.

C’est à pleurer de bêtise : les magouilles de ce margouillis [tout cet argent n’a pas été perdu pour tout le monde] assèchent, stérilisent et désertifient le terreau horloger au lieu de l’enrichir. En investissant dans la créativité, dans l’audace et dans l’intelligence, on ne perd jamais d’argent : soit on apprend des erreurs commises, soit on s’enrichit [paraphrase de ce que disait à peu près Nelson Mandela – et ces « erreurs » sont toujours moins coûteuses que la prodigalité des gribouilles]. Imaginez qu’un de ces fonds d’investissement abondés par un grand groupe ait pris ne serait-ce que 15 % du capital de Richard Mille en 2001 : il aurait créé assez de valeur pour se rembourser de tous ses autres investissements [en 2001, on comptait en centaines de milliers de francs, mais on parlerait aujourd’hui de dizaines, voire de centaines de millions]. Regardez la situation des investisseurs privés qui ont décidé, dans les années 1980, d’accompagner Nicolas Hayek dans l’aventure qui allait donner naissance au Swatch Group : on ne peut pas dire qu’ils l’aient regretté ! Si de tels fonds d’investissement avaient existé, n’auraient-ils pas fait la « culbute » du siècle ?

C’est pour cette raison que ces gaspillages sont une honte pour l’horlogerie – surtout quand il s’agit de s’offrir des voyages planétaires en première classe, des flottes de 4 x 4 « de fonction » et des flots de champagne, des robots d'usinage qui ne servent à rien et des manufactures ostentatoires, avec les plantes vertes et les secrétaires court-vêtues qui vont avec. Sur un marché désormais stabilisé autour de croissances organiques très faibles, les gains de parts de marché ne se feront plus par la rationalisation économique, mais par l’acquisition de nouveaux talents créatifs et par de nouveaux apports d’intelligence dans tous les domaines (c’est un peu ce qu’expliquait la dernière « chronique de M. l’actionnaire » : Business Montres du 13 février). Maintenant qu’on ne peut plus « acheter du chiffre d’affaires » (au lieu de le générer par ses compétences et sa vision), maintenant qu'on est « à l'os », sans gras ni viande à râcler, il va bien falloir acheter du talent, de l'imagination et de l’esprit d’entreprise. C'est le seul moyen de progresser quand on a tout essayé et tout avalé de ce qu'il était possible de récupérer comme chiffre d'affaires additionnel. Quoi de plus adapté que la constitution de divers fonds d’investissement sur les nouveaux créatifs qui émergent comme des champignons après la pluie, sur les lisières des grands groupes et des grandes marques ? Quoi de plus logique que de laisser la nouvelle génération horlogère parler aux nouvelles générations de clients et d’amateurs, dont elle comprend mieux et dont elle médiatise mieux les nouvelles demandes ? On vous laisse réfléchir là-dessus (les illustrations précédentes sont celles du Petit poucet, le conte de Grimm)…

••• Au fait, une dernière considération intempestive et pas du tout innocente : faire croire aux amateurs que Parmigiani était une « belle marque historique » ou que Ralph Lauren était une « vraie marque de haute horlogerie » [pour ne parler que de ces deux exemples emblématiques], n’était-ce pas des « fake news » propagées par les médias aux ordres de l’établissement horloger ? Là encore, il serait urgent d’investir non sur des « influenceurs » escrocs, des relais d’opinion qui sont autant d’illusionnistes ou des (dés)informateurs irresponsables, mais sur des innovateurs capables de prendre des risques et d’imaginer de nouvelles solutions au service d’une nouvelle éthique de l’information. Si, si, ça existe ! Une fois de plus, on vous laisse réfléchir là-dessus…


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