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CHAISES MUSICALES : Jean-Claude Biver en pompier de service pour éteindre le feu qui s'était déclaré chez TAG Heuer

C'est l'histoire du canard dont on a coupé la tête et qui continue à trotter dans la cour : depuis la fin du printemps, Stéphane Linder n'était plus qu'un prince consort en instance de répudiation. Il vient de se sentir appelé à « développer des projets personnels ». Jean-Claude Biver reprend la barre alors que la tempête s'annonce... ▶▶▶ TAG HEUERMalheur aux vizirs qui n'ont plus les moyens de jouer les …


C'est l'histoire du canard dont on a coupé la tête et qui continue à trotter dans la cour : depuis la fin du printemps, Stéphane Linder n'était plus qu'un prince consort en instance de répudiation. Il vient de se sentir appelé à « développer des projets personnels ». Jean-Claude Biver reprend la barre alors que la tempête s'annonce...

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 TAG HEUER
Malheur aux vizirs qui n'ont plus
les moyens de jouer les califes à la place du calife... 
 
TAGLinderBusinessmontres◉◉ AUX COMMANDES DEPUIS L'ÉTÉ 2013, Stéphane Linder (ci-contre) avait tous les atouts en main pour succéder dignement à Jean-Christophe Babin, exfiltré de la présidence de TAG Heuer pour imaginer un autre destin à la maison Bvlgari. Quand on a, comme Stéphane Linder, passé plus de vingt ans chez TAG Heuer – avec une expérience produit et des responsabilités marketing, dont la direction du marché américain – et qu'on est natif de la watch valley, on connaît tous les sortilèges, tous les mirages et toutes les sensations fortes de la maison. Pour avoir accompagné l'irrésistible ascension de la marque, lancée par Jean-Christophe Babin à la conquête d'une haute horlogerie qui lui permettait de tutoyer les stars d'Hollywood (ci-dessus : Cameron Diaz, inspiratrice glamour de TAG Heuer) aussi bien que les champions de la F1, Stéphane Linder se sentait en possession de son bâton de maréchal, dans un fauteuil managérial qu'il ne pouvait imaginer que bâti pour lui. La marque paraissait définitivement lancée sur les rails d'une dynamique imaginée par Jean-Christophe Babin, qui n'avait pas lésiné sur la requalification dans le glamour et dans la haute mécanique – voire même dans la manufacture haut de gamme, avec deux mouvements chronographes en production, une image internationale des plus prestigieuses et un prestige automobile indéniable tout en étant leader mondial de la chronographie mécanique de luxe : d'excellents résultats opérationnels avaient validé cette vertigineuse montée en gamme, opérée en une décennie...
 
◉◉ SAUF QUE L'HORLOGERIE EST UN UNIVERS IMPITOYABLE, qui voit les cycles se succéder sans pitié pour les managers, surtout quand ils sont des barreurs de beau temps plus que des capitaines au long cours. En dépit de toute la cosmétique statistique dont l'industrie des montres est capable, les années 2013 et 2014 ont été loin d'être des années faciles : les tendances fatales initiées par la crise bancaire internationale de 2008 ont commencé à y produire leurs effets toxiques et l'économie internationale s'est grippée jusqu'à remettre en cause la notion même de globalisation. Au cours de ces deux dernières années, malgré toutes les dénégations officielles [heureusement, les lecteur de Business Montres étaient prévenus contre cette desinformation], le front chinois craquait et les grands réseaux du luxe commençaient à resserrer leur dispositif en rentrant la toile sous les premi!res bourrasques. Les marques trop exposées en Chine allaient le payer autant que les marques qui y étaient sous-exposées. Ce qui était le cas de TAG Heuer, qui a manqué son implantation chinoise au moment même où explosaient ses frais d'accès au marché [il fallait bien ouvrir des boutiques à tout va pour compenser la faiblesse chinoise] et ses dépenses d'investissement dans un outil industriel « manufacture » destiné à pallier la pénurie des mouvements mécaniques orchestrée par le Swatch Group – que n'avait qu'un seul et unique but : faire trébucher TAG Heuer, dangereux concurrent d'Omega, en l'obligeant à augmenter ses prix et à flirter avec le côté obscur du Swiss Made...
 
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◉◉ JEAN-CHRISTOPHE BABIN AVAIT PARFAITEMENT COMPRIS et anticipé la menace : on relira avec profit l'anticipation stratégique de Business Montres (9 avril 2007) sur la « mission TAG Killer » assignée à Longines par le Swatch Group, pour prendre TAG Heuer en tenaille entre Omega (qui avait pour mission de grignoter Rolex par le bas, programme réalisé depuis avec un succès certain) et Longines. Jouable en période de « vaches grasses » et de croissance à deux chiffres, la montée en gamme décidée par TAG Heuer s'avérait dangereuse dans les remous d'une globalisation chancelante : elle revenait à se dépositionner – pour plaire à une clientèle asiatique pourtant naturellement peu sensible aux charmes du « sport chic » – et à pratiquer des prix élevés alors que le marché se retournait. Trop de dépenses, pas assez de rentrées : effet de ciseau quasi-léthal ! La mise en place de la manufacture de Chevenez [TAG Heuer était la seule marque suisse à oser industrialiser en parallèle deux mouvements chronographes : un luxe que même Rolex ne s'offre pas !], les budgets mirobolants de R&D (notamment la mise au point du V4 : ci-dessous) et les dépenses de marketing – qui prenaient l'ascenseur au moment où les ventes prenaient l'escalier – ont érodé les profits (résultats opérationnels) jusqu'à ce que des changements s'imposent. Jean-Christophe Babin parti d'urgence pour assurer le sauvetage de Bvlgari [marque mise à mal par les multiples errements stratégiques de Francesco Trapani, l'ancien propriétaire laissé en place avec les meubles par LVMH], Stéphane Linder pouvait se croire calife à la place du calife. Sauf qu'il n'était que le vizir provisoire d'un nouveau calife, Jean-Claude Biver, missionné par Bernard Arnault pour remettre de l'ordre dans un pôle horloger sous-profitable et dont l'avenir semblait problématique face aux leaders du marché... 
 
◉◉ LA SUITE ÉTAIT INÉLUCTABLE : sans vrai réseau personnel à l'intérieur d'un groupe qui pardonne tout aux personnalités charismatiques et faute de réussites antérieures (Etats-Unis ou ailleurs) qui lui auraient servi de paratonnerre, Stephane Linder s'est retrouvé bien seul face à la « machine Biver » et à ses premières gâchettes parfaitement formatées pour relayer en temps réel les initiatives du nouveau patron de l'horlogerie LVMH. Les grands prédateurs chassent en meute, mais le nouveau président de TAG Heuer n'avait pas le profil idoine. Question de culture et de personnalité ! Pour accélérer la reprogrammation de TAG Heuer, bien décodée par Business Montres (5 juin 2014), Jean-Claude Biver plaçait Stéphane Linder sous le contrôle opérationnel de Valérie Servageon – une des grandes dames de l'horlogerie suisse [et une des plus terriblement efficaces, à défaut d'être la plus connue]. Le signal était clair pour les « bivérologues » : la tête du vizir était tranchée d'un seul coup de yatagan ! Le canard pouvait encore courir, mais ce serait plus que vers sa perte... 
 
TAGMonacoV4Businessmontres◉◉ STÉPHANE LINDER A-T-IL VRAIMENT FAILLI ? Pas forcément. Il n'a surtout pas compris ce qui se passait, ni la mutation radicale qui est en train de rebattre les cartes de l'industrie des montres, ni les nouveaux paradigmes de l'art horloger, ni la stratégie que Jean-Claude Biver imposait à TAG Heuer à marche forcée, sans ménagements inutiles pour les équipes de la marque. Stéphane Linder n'a pas senti qu'il y avait péril en la demeure – contrairement à son vice-président, Guy Sémon, qui a bien perçu les nouveaux enjeux et les nouveaux défis de ce nouvel environnement. N'est pas Jean-Christophe Babin qui veut ! Finalement assez peu emblématique comme ambassadeur, tant du statut historique de la marque que de sa place réelle dans le concert d'une horlogerie en crise, le vizir Linder n'avait plus qu'un style rugueux et bougon, très chauxdefonnier, à opposer aux pressions de son calife, toujours expéditif dans ses foucades tactiques et ses élans stratégiques. Il raisonnait en homme d'hier au lieu d'anticiper l'impact des smartwatches. Il se rêvait en marketeur à paillettes pour parades hollywoodiennes au lieu de revêtir sans états d'âme son uniforme de pompier sauveteur. Il s'imaginait en pilote de F1 [même ce plaisir lui aura été soufflé sous le nez] alors qu'on lui demandait de piloter la plus humble carriole d'un nouveau luxe très accessible. Nouveau choc culturel. C'est sans doute cruel de se retrouver en concurrence avec Tissot quand on se voyait déjà au coude à coude avec Omega, sinon sur les talons de Rolex.
 
◉◉ LE PLUS ÉTONNANT EST SANS DOUTE QUE STÉPHANE LINDER croyait naïvement à l'immuabilité de l'ancien rêve de grandeur babinien – mais sans avoir ni l'étoffe des héros, ni le style gourmé des courtisans qui en imposent parfois dans les états-majors de Bernard Arnault. Il s'est laissé griser par les alcools du Grand Prix d'horlogerie de Genève. Jean-Claude Biver, comme président de l'horlogerie LVMH tout comme au cours de ses quatre décennies d'expériences dans la montre, a toujours pris le soin d'intégrer en silence la culture de chaque maison avant d'y imprimer sa marque. Comme il préfère ceux qui résolvent les problèmes plutôt que ceux qui les récitent, Stéphane Linder s'était mué au fil des mois en problème plus qu'en solution. Freineur plus qu'accélérateur, boulet plus que ballon d'oxygène, son sort était scellé. Il aura sans doute aussi pris le silence initial de Jean-Claude Biver – qui l'avait mis en observation depuis neuf mois – pour une approbation implicite : mauvaise pioche !
 
◉◉ SON MANQUE DE VISTA AURA ÉTÉ FATAL À STÉPHANE LINDER : cette démission à « effet immédiat », sans solution immédiate de remplacement, traduit l'urgence d'une reprise en main également motivée, murmure-t-on [mais on ne prête qu'aux riches], par quelques dossiers gênants et peut-être quelques cadavres dans les placards. Tant mieux pour le vizir si spontanément démissionnaire, dont on nous jure qu'il s'est senti soudain appelé à « développer des projets personnels » d'autant plus urgents que rien ne nous les laissait présager. On l'aura en tout cas usé jusqu'à la corde, en lui laissant la responsabilité du recul de la marque au cours de ces derniers trimestres, de l'effondrement de ses résultats, de l'extinction de ses illusions de grandeur, de la mise en hibernation de ses projets de développements de mouvements mécaniques, des réductions d'effectifs en cours, de l'abandon programmée des diversifications de l'ère Babin et – on l'aura compris – de tous les péchés d'Israël : c'est la bonne vieille technique du bouc émissaire. Injuste, mais classique. Vae victis !
 
◉◉ IL N'EST DE RICHESSES QUE D'HOMMES, répètent les gourous de la communication. En changeant de président, TAG Heuer ne change pas de destin. Pour l'instant, c'est Jean-Claude Biver qui va jouer les pompiers de service pour piloter, pendant un an ou deux, la transition vers une nouvelle séquence dans l'histoire d'une marque qui n'a jamais été un long fleuve tranquille. Il y avait le feu dans la maison : la « machine Biver » a les moyens de l'éteindre et de renouer avec une profitabilité qui faisait de la maison la vache à lait du pôle horloger. Sans aller jusqu'à rêver des profits autrefois moissonnés par Jean-Christophe Babin, on peut au moins l'espérer pour les centaines de collaborateurs de la maison. Il y a une vie en dehors de la haut horlogerie – d'autant que les grandes batailles de demain se joueront sur le champ clos industriellement décisif des montres entre 1 000 et 4 000 dollars (le nouveau terrain de jeu de TAG Heuer). Et, bien entendu, sur l'échiquier controversé des smartwatches, où le franc-comtois et madré Guy Sémon n'entend pas se laisser dépouiller par une poignée d'Américains tapageurs. 
 
◉◉ ON PEUT AUSSI (ON DOIT) S'INTERROGER sur la stratégie de repositionnement imposée à TAG Heuer par Jean-Claude Biver, qui n'avait sans doute pas le choix, tant pour pacifier les relations avec le Swatch Group [le Yalta entre Nick Hayek et Bernard Arnault a-t-il été signé à Bâle en 2014 ? En tout cas, la querelle sur les livraison de mouvements semble enterrée] et pour renouer dès 2015-2016 avec des résultats opérationnels conséquents. Il faudra donc attendre le printemps 2015, sinon le début 2016 pour valider la pertinence de la nouvelle approche bivérienne de la marque. Cette nouvelle orientation a... désorienté dans un premier temps les équipes et le réseau. Au fil des mois, elle a semblé mieux acceptée : la fin de l'éphémère séquence Linder en tourne définitivement la page. Pendant ses neuf mois de mise sous contrôle et d'apprentissage sur le terrain de la culture TAG Heuer, Jean-Claude Biver aura pris le temps de faire un peu de ménage et, surtout, de repérer, parmi les hommes en place, les plus dignes d'assumer ultérieurement des responsabilités. Le président de l'horlogerie LVMH entend miser sur des ressources internes – celle de quadras hyper-motivés, futurs membres d'une nouvelle garde rapprochée – pour le relayer. C'est la tactique du « sillon de labourage », héritée de ses lointaines vacances à la ferme : même quand on n'a jamais labouré un champ avec un tracteur, il suffit de suivre le premier sillon tracé par le paysan et de bien suivre les traces de ses roues pour labourer impeccablement droit ! Ces derniers temps, cette parabole bivérienne a beaucoup servi...
 
◉◉ RESTE À SAVOIR SI JEAN-CLAUDE BIVER AURA non seulement la moelle, l'enthousiasme et la santé, mais aussi la niaque pour réussir le changement de modèle économique d'une marque phare qui reste essentielle dans le dispositif horloger du groupe LVMH : on sait qu'il en a l'intelligence et les bonnes intuitions, mais la mutation est sévère et les marges de manoeuvre limitées par l'agressivité des concurrents. Il n'est pas spécialement pressé de regarnir ce créneau directorial et il prendra le temps de favoriser une solution interne, aidée par son charisme personnel et le fait qu'il mouille sa chemise quotidiennement dans l'entreprise. On le voit multiplier les petits déjeuners, dès 7 h 30, avec les cadres, mais aussi avec les opérateurs de base, qui auront tous à peu près pris leur breakfast avec « Jean-Claude » avant l'été prochain. Les anciens cadres de la « bande à Bibi » se faisant rares ou étant mobilisés par d'autres missions, il lui faut désormais former une « jeune garde » endogène, sous la houlette de relais internes comme Valérie Servageon ou Guy Sémon, les deux nouveaux piliers du système. Pour repérer son futur homme de confiance à la direction de TAG Heuer et lui transmettre le flambeau, il doit y promouvoir des officiers, qui seront les généraux de demain. Pas facile de dénicher un tel profil d'oiseau rare, tant pour le charisme commercial à l'échelle mondiale que pour le cocooning d'équipes une peu déstabilisées par le reformatage en cours. La partie s'annonce difficile. Même pour un Jean-Claude Biver qui joue désormais les patriarches et dont c'est l'ultime défi lancé à la face des dieux de la montre...
 
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