CHRONIQUES DE LA DÉBÂCLE #7 : Quand on a la prétention d'être une (vraie) marque de luxe dans l'horlogerie, est-ce qu'il ne serait pas temps de se passer d'Internet et des réseaux sociaux ?
Le 17 / 09 / 2015 à 03:13 Par Le sniper de Business Montres - 2403 mots
La question est provocatrice, mais elle mérite réflexion : les marques et les montres de luxe ont-elles encore leur place sur les réseaux sociaux grand public, où se dissolvent les impératifs d'identité, de rareté et d'exclusivité ? Courage, fuyons !
▶▶▶ HORLOGERIE 2.0Connexion, piège à cons ? ◉◉◉◉ LE PARADOXE N'EST PAS MINCE, IL EST MÊME REMARQUABLE : plus les marques …
La question est provocatrice, mais elle mérite réflexion : les marques et les montres de luxe ont-elles encore leur place sur les réseaux sociaux grand public, où se dissolvent les impératifs d'identité, de rareté et d'exclusivité ? Courage, fuyons !
▶▶▶ HORLOGERIE 2.0Connexion, piège à cons ? ◉◉◉◉ LE PARADOXE N'EST PAS MINCE, IL EST MÊME REMARQUABLE : plus les marques de luxe (horlogères) développent leurs opérations sur Internet et sur les réseaux sociaux, et moins elles vendent de montres. Serait-ce un hasard fâcheux et une coïncidence conjoncturelle malheureuse ? On peut d'autant plus poser la question que la cible principale des montres de luxe – ces 30 % à 40 % de clients chinois traqués à travers le monde – est aussi la plus connectée du monde : donc, si on comprend bien, plus on s'adresse à des clients qui vivent les yeux sur leurs écrans nomades et les pouces sur leurs claviers, et moins les maisons horlogères sont performantes. Rappelons que le plus fameux de ces réseaux sociaux (Facebook) est toujours interdit en Chine : cela a-t-il gêné ou favorisé la formidable « bulle horlogère » chinoise de ces dix dernières années. Il y aurait donc une décorrélation sévère entre les réalités du marché horloger et l'omniprésence des réseaux numériques qui enserrent la planète. D'où les doutes sur l'efficacité des coûteuses et complexes stratégies digitales adoptées par les marques. D'où la tentation de se demander si la bonne réponse aux défis de l'hyperconnexion n'est pas dans la... déconnexion ! ◉◉◉◉ UNE RÉCENTE APRÈS-MIDI DE CAUSERIES GENEVOISES : autour du luxe (LuxuryDay : « Luxe : Challenges et challengers ») a permis de vérifier que les « experts » du luxe convoqués pour l'occasion ne connaissaient à peu rien à l'horlogerie profonde et aux impératifs de l'horlogerie de luxe, embarquée malgré elle tantôt du côté des marques de mode à grande diffusion, tantôt du côté des monuments historiques d'une tradition muséale. Aussi sympathique et charismatique soit-il, un « spécialiste » comme Jean-Noël Kapferer a du luxe horloger contemporain une vision sérieusement datée, en dépit des schémas subtils qu'il tente de plaquer sur une réalité dont les subtilités lui échappent, même s'il en discerne les mutations essentielles. Le livre de référence sur le marketing des montres de luxe reste à écrire [vous avez remarqué comme il n'en existe pas sur le marché ?]...
◉◉◉◉ BIEN ENTENDU, ON A BEAUCOUP PARLÉ DU « LUXE À L'ÂGE D'INTERNET », ce qui est bien la moindre des choses après quinze ou vingt ans de numérisation forcenée de l'économie et de nos vies quotidiennes. Tout ça pour constater que tous les clients de toutes les marques étaient désormais accessibles par les réseaux sociaux. Ce qui est un paradoxe pour les marques de luxe horloger : même si elles ont eu du retard à l'allumage pour aborder la planète Internet et même si elles ne semblent pas toujours en comprendre les enjeux, elles y sont désormais toutes – même Breitling – et elles y déploient une activité frénétique, en achetant des « suiveurs » pour faire bonne impression et en engageant de sympathiques jeune gens « parce-que-c'est-générationnel-et-plus-cool-si-ces-questions-sont-traitées-par-des-jeunes ». Très bien, sauf que plus les marques se déploient sur les réseaux sociaux (Twitter, Instagram, Facebook et les autres), moins elles vendent de montres : cherchez l'erreur ! ◉◉◉◉ INTERNET, C'EST BIEN CONNU, RESTE LA PLATEFORME IDÉALE pour engager des « conversations » avec ses publics et pour mettre en scène le storytelling (récit de marque) qui va les convaincre. Argument massue : « L'univers de votre marque est dans la poche de votre client ». Raconter, c'est bien. Vendre, c'est mieux. Apparemment, on n'a pas encore trouvé la bonne connexion entre les deux – ce qui est un autre paradoxe à l'âge d'un Big Data supposé faire succomber le client sous le charme de « suggestions » de plus en plus intrusives. « Tout le monde y est, donc je dois y être », répètent les managers perroquets, qui ont oublié de vérifier qui y était et pourquoi, qui en tirait profit et à quel niveau. Si Internet n'existait pas pour les marques qui prétendent au vrai luxe horloger, faudrait-il l'inventer ? La réponse n'a rien d'évident – surtout au regard des nouveaux paradigmes du luxe. ◉◉◉◉ OUTIL DE MASSE DESTINÉ À BRASSER DES QUANTITÉS (BIG DATA) sans trop se préoccuper de qualité, ni de confort relationnel, les réseaux sociaux sont aujourd'hui comme les hypermarchés des années 1960 et 1970 : c'est à qui alignera le plus grand nombre de caisses enregistreuses, de têtes de gondole, de mètres carrés de parking et de bruyants messages promotionnels. Les nouveaux SEO (Search Engine Officer) sont les VRP qui faisaient la promotion en interpellant les ménagères au pied des piles de boîtes de céréales. Qu'est-ce que le luxe (vrai) luxe peut avoir à faire dans ce cirque ? Vecteur de massification, Internet reste ontologiquement antinomique avec les valeurs d'identité, d'exclusivité et de rareté qui s'attachent au luxe : peut-on sincèrement avoir une « conversation » intelligente avec quatre millions de « followers » dont on découvrira que 95 % sont des mercenaires indiens analphabètes ou des Africains que ça dépanne ? C'est à se demander si Internet, creuset qui ne fonctionne que dans une logique de quantité, n'est pas intrinsèquement pervers et toxique pour le luxe, horloger ou non. C'est un média commercial de multitude, excellent pour vendre quand on est une marque de volume qui s'adresse aux plus larges masses, mais douteux dès qu'il s'agit de poser une singularité ou une personnalité capable de faire ressentir des émotions charismatiques au-delà de toute rationalité [rappelons que l'achat d'une montre de luxe est tout sauf un acte qui relève de la raison]. ◉◉◉◉ C'EST DONC À SE DEMANDER SI L'HORLOGERIE NE FAIT PAS FAUSSE ROUTE en prostituant son image et ses valeurs sur les réseaux sociaux : certes, chacun de ses clients milliardaires fréquente ces canaux numériques comme tout être humain civilisé les pratique, mais comment préserver l'essence du lustre qui s'attache au luxe dans des échanges électroniques asymétriques ? Un seul exemple, extrême pour pousser à la réflexion : l'horloger le plus respecté du monde a-t-il seulement un compte Instagram ? A-t-il jamais twitté ? Il n'a fait qu'un peu plus de 200 montres dans sa vie, mais il suffit qu'il claque des doigts pour provoquer un tsunami de nouvelles commandes, à des prix qui ne relèveront pas de l'extorsion de fonds telle que la pratique les grandes maisons de la place. On parle évidemment de Philippe Dufour, « dieu vivant » chez les collectionneurs : ses amis ont dû lui tordre le bras pour qu'il ait un site éponyme – et c'était surtout pour éviter que ce nom ne soit usurpé ou hacké... ◉◉◉◉ DONC, LA QUESTION POSÉE RESTE : Y ÊTRE, OUI... EN ÊTRE, PAS SÛR ! Les nouveaux codes du luxe condamnent définitivement [jusqu'à la prochaine mutation] toute approche quantitative, toute promotion ostentatoire et tout réflexe statutaire : ce sont les ressorts majeurs de toute intervention numérique, ce qui est justifié pour les références mass market, les marques mainstream et les labels du masstige, mais parfaitement suicidaire pour celles qui se posent en parangon du luxe horloger. D'autant que ce luxe horloger est le plus souvent pathétique en live Internet. On prend les montres de luxe pour des colifichets de mode. Grave plantage stratégique ! On comprend pourquoi ça fonctionne de moins en moins. La génération Y se sera détachée des « marques Internet » – devenues synonymes de trivialisation et de dégradation de leur essence luxueuse – avant que ces marques ne le comprennent : l'égocentrisme tribal de cette génération Y – on ne peut plus experte en décodage marketing d'opérations foireuses – exige, au contraire, des ambiances feutrées, des expériences exclusives, une séduction craquante et une finesse relationnelle définitivement absente des mass media numériques [si vous croyez encore que Watch Anish est un ambassadeur du luxe horloger, un bon conseil : changez de métier]... ◉◉◉◉ PEUT-ON VRAIMENT ÊTRE ABSENT D'INTERNET ? Bien sûr que nous : comme on vient de le voir, y être (avoir une adresse) n'est pas en être et en pratiquer toutes les singeries instagrammées ou twitterrisées. Le média le plus rentable de toute la presse française reste Le Canard Enchaîné, qui fête cette année ses cent ans – sans la moindre publicité, ni la moindre concession aux tendances de la presse magazine. Que trouve-t-on sur la page Internet du Canard Enchaîné ? Une adresse ! Pas la moindre conversation, ni le moindre contenu. Étonnant et révélateur, non ? Ne pas en être, c'est peut-être décider de couper court à tous ces contenus, à toute cette parade un peu grotesque, à ces interminables diaporamas [le mot est volontairement démodé] de navrants selfies et de confiture égocentrée. Il est temps d'étudier, pour les marques de luxe horloger, une hypothèse de déconnexion qui ne pourra que séduire les digital natives et piquer leur curiosité pour des montres qui cesseront d'être des produits de grande consommation pour devenir des preuves d'intelligence et de culture éditées en séries très exclusives à vocation tribale, dans une logique d'affinités communautaires. Laissons donc Internet aux marques de surgelés ou aux vendeurs de tourisme en charter. Retrouvons donc le goût de l'échange dans un confortable fauteuil Chesterfield, avec un Laphroaig hors cuvée commerciale, dans un club qui n'accepte pas les « dîners de cons » pour collectionneurs de montres. C'est tout le logiciel de présence au monde du luxe horloger qu'il faut à présent réinitialiser : seules les marques engagées sont engageantes ! La neutralité numérique est un sacerdoce exigeant, mais le message est assez fort pour convaincre... ◉◉◉◉ POUR CE QUI EST DES MODALITÉS DE CETTE EXFILTRATION DES RÉSEAUX SOCIAUX, rien de bien précis pour l'instant. Nous en sommes seulement aux interrogations préalables à toute prise de conscience, mais il faut surveiller de près les marques horlogères les plus prescriptrices de la nouvelle génération : ayant été les premières à opérer en ligne [alors que les grandes maisons ignoraient ce média], ces marques en ont à présent fait le tour ; elles en ont épuisé les charmes et les sortilèges ; elles seront logiquement les premières à s'en départir discrètement – en laissant devant les caisses de l'hypermarché digital les maisons qui confondent encore l'érotisme et la pornographie. Tout ceci étant à relativiser par le fait même de ne publier ce genre de contenus que sur Internet, mais posez-vous la question quand même... 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