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Le Mans Classic : comment Richard Mille a réussi son OPA sur le monde de la passion automobile
On ne va pas réécrire le même article tous les ans à propos du même événement récurrent : dans les médias, on appelle cet éternel retour un « marronnier ». Alors que tous les passionnés de courses automobiles vintage sont au Mans Classic, sur le circuit de la Sarthe, reprenons un de nos anciens reportages sur place. Il n'a guère que six ans, mais les conclusions ne varieraient pas aujourd'hui : une montre vendue, c'est bien. Une montre vécue, c'est mieux......
Le Mans Classic, c'est tous les deux ans, mais c'est une fête qui prend à chaque édition un peu plus d'importance dans le coeur des amateurs. On y défie la pluie par amour pour les belles mécaniques vintage,leur rondeurs et leurs rumeurs (article original : Business Montres du 8 juillet 2012)...
••• Le plus étonnant sur le site du Mans Classic (le circuit des Vingt-quatre Heures du Mans), c'est la passion des dizaines de milliers de spectateurs pour les voitures. Contrairement à ce qui se passe pour l'épreuve-reine de ce circuit, la compétition est loin d'être le centre d'intérêt prioritaire : on s'agglutine devant les voitures, pas devant les pilotes, que personne ou presque ne connaît – à part leurs concurrents et leurs copains. Plus étonnant encore : on ne s'extasie pas sur les marques, même les plus connues, mais sur les voitures, leur ligne, leurs formes, leurs moteurs, le bruit de leur échappement, leur goût étrange venu d'un autre âge, quand l'électronique ne réglait pas la conduite et quand le marketing n'imposait pas ses concepts au monde automobile.
Le contact entre la foule des visiteurs (entre 100 000 et 200 000 tout au long du week-end) et les gentlemen drivers est immédiat au Mans Classic. On se parle, on aborde les mécaniciens et on questionne les pilotes sans timidité. A croire que les barrières sociales n'existent pas, entre ces amateurs fortunés qui peuvent entretenir une écurie privée à l'année et ces passionnés qui repartiront avec des revues ou des casquettes. N'allez d'ailleurs pas croire que toutes les voitures engagées dans les différents plateaux sont des caprices de milliardaires : on trouve des Aston Martin vintage dans les campings détrempés de la périphérie du circuit, où les amateurs moins fortunés passent le week-end dans leur tente Quechua. L'originalité du Mans Classic, c'est aussi de banaliser la marque : face à ces meutes de Ferrari historiques, de vénérables Jaguar et de Porsche dans leur jus, même les plus luxueuses automobiles présentées par Mercedes finiraient par passer pour des Twingo...
Et il n'y a pas que des voitures anciennes de collection. C'est vraiment la fête de tout ce qui roule et de tout ce qui a roulé, à commencer par les véhicules militaires qui font de la résistance depuis le débarquement de Normandie, en 1944, mais sans oublier des grosses américaines effilées comme des fusées, quelques autocars d'autrefois [on se croirait dans les films néo-réalistes français des années cinquante] ou des véhicules publicitaires comme ceux qui composaient la caravane du Tour de France : la voiture en bonbonne de gaz a été très applaudie. C'est incroyable comme une voiture qui débanalise le quotidien engendre le sourire, chez celui qui la conduit comme chez ceux qui la regardent...
Mais que vient faire M. Mille, que tout le monde appelle ici Richard ou Ricardo, sur ce circuit ? Même en étant fous, on peut estimer qu'il a peut-être une chance sur 100 000 de trouver un seul client de rencontre dans cette foule des visiteurs. Bien entendu, les gentlemen drivers sont ses clients, encore qu'ils aient visiblement d'autres passions que la montre et un assez faible niveau de culture horlogère. Donc, ceux qui connaissent Richard Mille n'ont pas besoin d'une piqûre de rappel et ceux qui ne le connaissent pas et qui le découvrent sur le circuit n'ont pas les moyens. Pourtant, la marque est partout, avec des milliers de marquages systématiques « Richard Mille », des photos géantes à flanc de tribune et une association à tous les documents de la fête. A croire que la marque est aussi puissante que Michelin dans cet univers mécanique...
On aura compris que la démarche de M. Mille sur Le Mans Classic n'a rien de mercantile et qu'il n'est pas là pour faire du marketing – même s'il en fait, avec une intelligence assez diabolique. L'opération se décompose en plusieurs séquences. D'abord, une passion personnelle chez Richard Mille, et des affinités naturelles avec l'univers de la compétition automobile, pas celui des méga-rendez-vous de la F1 [encore qu'il soutienne Felipe Massa et quelques copains pilotes], mais celui de ces gentlemen drivers, dont les danseuses ont des formes et des rondeurs très aguichantes au-dessus de leur ceinture de pneus, avec des arguments non négligeables dès qu'on a soulevé le capot. Lui-même pilote sa Lola en compétition et il aime visiblement cette ambiance des circuits, sous cagoule, casque et combinaison anti-feu, l'adrénaline du freinage à la dernière demi-seconde et les vibrations du volant dans les ralentisseurs. On n'explique pas la passion : on la vit et on la mérite...
Le vrai argument de l'omniprésence de Richard Mille sur Le Mans Classic, c'est son flair quand il a décidé de s'y intéresser voici dix ans. L'événement était encore dans l'enfance et très franco-français, mais déjà pionnier dans la mise en scène de l'extraordinaire fascination contemporaine pour l'âge d'or automobile du XXe siècle. Aujourd'hui, le nom de Richard Mille est indissociablement lié au Mans Classic, l'un se nourrissant de l'autre, dans une spirale de croissance qui donne un peu le vertige. Même des grandes marques comme Rolex, soutien historique du Mans, n'ont pas la visibilité de Richard Mille sur le circuit de la Sarthe. Pas de concurrents horlogers sur ce terrain très encadré, alors qu'il serait tentant pour eux d'y exploiter leurs propres légendes (on pense ici à TAG Heuer, dont Le Mans est un élément du récit). L'hyper-visibilité crée de la notoriété globale chez les aficionados – ce qui repositionne d'emblée la marque Richard Mille dans le peloton des références mondiales, en dépit de sa production confidentielle (2 000 montres par an en 2012).
La valeur centrale de cet passion mancelle reste cependant la mécanique. Celles des voitures comme– de façon induite – celle des montres. Le coeur de la démarche de Richard Mille, ce n'est pas le design (il n'a pas inventé le tonneau), ce n'est pas le prix (même si c'est un élément important du mix), ce n'est pas la communication (nécessaire, mais pas suffisante) : c'est la substance mécanique, qui s'exprime à travers la mise en scène du mouvement (pas révolutionnaire en lui-même, quoique toujours avant-gardiste), à travers les nouveaux matériaux utilisés et à travers une expression esthétique de la complexité mécanique. Pour authentifier sa proposition, Richard Mille a choisi de faire vivre cette passion mécanique plutôt que de la démontrer : Le Mans Classic est un fantastique massage neuronal (subliminal) autour des valeurs vécues et incarnées de la mécanique. Si on s'éloigne un peu des montres (de toute façon inaccessibles pour 99,999 % de ceux qui participent à l'événement), on revient très à leur esprit : la défense et l'illustration des beaux-arts de la mécanique, dans l'infiniment précis comme dans l'infiniment rapide...
Reste, aussi, en arrière-fond de cette sublimation mécanicienne, le mystère de cette fascination pour les voitures du passé (des années 1920 aux années 1980 : toutes ont couru au Mans). Nous sommes sur le plus grand plateau mondial de voitures anciennes de collection et de compétition, au coeur du plus mythique des circuits. On y vient pour voir des voitures qui ressemblent à des voitures, avec des courbes parfois exagérées qui ne sont pas générées par un logiciel de CAO, mais par le crayon d'un designer. On y vient pour toucher des tôles aux formes voluptueuses et des cuirs légendaires, pour entendre des grondements de moteur en échappement libre, pour sentirles parfums de ces indices d'octane oubliés. Pour goûter, ensemble, en famille et entre amis, à des émotions collectives qui tiennent à la rondeur des compteurs de bord, aux châssis surbaissés, aux silhouettes élancées des carrosseries, au halo des phares diffracté par la pluie et à la ronde des drapeaux qui ondulent au ras du bitume. C'est polysensoriel, Le Mans Classic ! Si ce n'est pas du vouloir « vivre ensemble » affinitaire et communautaire, qu'est-ce que c'est ?
Richard Mille en créateur d'émotions et comme metteur en scène de passions ? (remerciements à Watchonista pour l'image de Richard Mille ci-dessous) Ça ne devrait pas lui déplaire : il a compris depuis longtemps qu'une montre, c'est beaucoup plus qu'une montre. C'est seulement le point de rencontre de tensions élémentaires entre un individu et les multiples systèmes de valeurs de son environnement – ce qui ferait une assez bonne définition contemporaine de la culture. On ajoutera une précision à l'intention des marchands du temple : une montre, c'est beaucoup plus qu'une vente. Une montre vendue, c'est bien. Une montre vécue, c'est mieux...