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HISTOIRE DE L’HORLOGERIE (accès libre)
Le « geste horloger », un savoir-être qui dépasse de loin le savoir-faire industriel

Dans ses travaux académiques, le jeune historien genevois de l’horlogerie Sébastien Ratcliff s’est intéressé à un nouveau concept : le « geste horloger », notion élémentaire – quoique méconnue – des beaux-arts de la montre, qui a par exemple permis la revitalisation de l’horlogerie genevoise après la violente saignée économique du quartz. Présentation et précisions par ce chercheur très prometteur…


Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, de nombreux acteurs et commentateurs déplorent la disparition progressive des traditions et des savoir-faire horlogers artisanaux, causés par la mécanisation des moyens de production et diverses avancées technologiques. Et pour cause, plus d’une vingtaine de métiers autrefois essentiels à la création d’un garde-temps ont progressivement disparu en moins d’un siècle. Au début des années 1970, la crainte de la perte de ces compétences s’intensifie avec l’arrivée des montres à quartz sur le marché mondial, durant une période de crise économique globale qui frappe durement l’industrie horlogère suisse. Ces chocs cumulés bouleversent le secteur et mettent en lumière les failles d’un système de production devenu obsolète. Ainsi, en l’espace d’une dizaine d’années, plus de la moitié des emplois horlogers sont supprimés en Suisse, tandis qu’à Genève, près d’un quart des employés de la branche sont mis au chômage. Au-delà des considérations statistiques, c’est l’utilité même de la montre mécanique, irrémédiablement moins précise que son homologue fonctionnant au quartz, qui est remise en question.

Par extension, le métier d’horloger, comme les savoir-faire qu’il détient, se trouve également fragilisé et son essence même est remise en question. Aussi, certains membres de la commission de l’École d’horlogerie de Genève s’interrogent sur la formation et le futur : « Que demanderons-nous à l’horloger de demain ? », « Sera-t-il un horloger-électricien ? ». Si ces questionnements se posent au sein des instances éducatives, ces bouleversements ont des répercussions directes sur les plus prestigieuses maisons horlogères de Genève : alors que Vacheron Constantin traverse une période de crise intense, Patek Philippe, réputée pour ses ateliers dans lesquels travaillent les meilleurs horlogers de Genève, impose un jour chômé par semaine à l’ensemble de ses employés entre 1975 et 1977.

Pourtant, alors que le geste horloger, quintessence du savoir-faire horloger artisanal, semble devenu désuet, Genève devient au début des années 1980 le théâtre de sa revitalisation. La manifestation la plus visible de ce phénomène est la création de plusieurs marques fondées par des horlogers indépendants qui capitalisent sur leur maîtrise du geste horloger et leur statut d’artisan, contribuant ainsi activement au « renouveau horloger » tel que décrit par l’historienne Laurence Marti. Mais comment expliquer cette reviviscence ? Quel rôle les institutions publiques genevoises ont-elles joué dans la conservation et la transmission de ce savoir-faire artisanal ? Qu’en est-il des entreprises privées et des horlogers eux-mêmes ? Quelles sont les dynamiques qui sous-tendent la renaissance de cette pratique ? Pourquoi ce renouveau de l’artisanat prend-il place à Genève et pas ailleurs ? Ces interrogations constituent la trame d’un récent travail [effectué par l’historien Sébastien Ratcliff], qui développe ici ce concept de « geste horloger » nouvellement proposé.

L’expression « geste horloger » a été utilisée pour la première fois– et presque l’unique – par l’anthropologue Hervé Munz dans un court article publié en 2012, après s’être plongé en immersion dans une classe d’école d’horlogerie. Dans cet article, Munz examine les modes de transmission des gestes et des pratiques propres à l’horlogerie. Il utilise ce concept pour décrire aussi bien la posture et l’attitude des apprentis dans leur environnement de travail que les « gestes techniques » spécifiques au métier d’horloger. Dans sa thèse de 2016, où il consacre un chapitre à la notion de geste, l’expression « geste horloger » n’apparait qu’une fois, tandis que le mot geste est utilisé une trentaine de fois. Cela reflète le fait que l’auteur n’a pas pleinement développé ce concept, que nous proposons d’approfondir, en passant par une redéfinition complète de ce dernier.

En effet, alors que Munz considère les gestes horlogers comme un ensemble de micro-gestes acquis au cours de l’apprentissage et incarnant les valeurs et normes du métier, commun à l’ensemble des personnes exerçant le métier d’horloger, nous suggérons une perspective différente. Nous définissons le geste horloger comme l’expression la plus aboutie du « savoir-faire horloger » artisanal, répondant à des critères spécifiques tels que développés dans le paragraphe suivant. Une fois n’est pas coutume au sein de cette vaste nébuleuse que constitue l’« horlogerie », un problème de définition s’est posé pour tenter de cerner au plus près cette expression.

Plusieurs questions se sont alors présentées : qu’est-ce que le geste horloger ? En quoi consiste-il ? Où le retrouve-t-on ? Qui le pratique ? Quelle différence entre le geste horloger et le « savoir-faire horloger », inscrit en 2020 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité ? L’absence de définition dans des références – bien que souvent discutées – comme le Dictionnaire de l’horlogerie, récemment mis à jour, ne facilite pas cette tâche. Néanmoins, deux types d’horlogers en particulier se distinguent par leur maîtrise du geste horloger : l’horloger-rhabilleur, initialement en charge de la réparation de garde-temps et l’horloger-restaurateur, qui ne travaille que sur les pièces anciennes, souvent endommagées par les effets du temps. En effet, l’étude des sources archivistiques, la littérature et de nombreux praticiens interrogés considèrent cette spécialisation comme l’expression la plus poussée du savoir-faire horloger. Dans sa thèse, Hervé Munz, en décrivant les spécificités de l’horloger-rhabilleur, présente un tableau des caractéristiques techniques qui lui sont propres.

Ces éléments servent de base pour définir le concept de geste horloger : « [Le geste horloger] implique la maîtrise de connaissances, de techniques et d’astuces qui ne sont plus employées telles quelles dans la production industrielle des garde-temps. (…) Il suppose l’acquisition d’un “sens mécanique” qui se traduit à la fois dans un “savoir voir”, un art de la “débrouille”, de la retouche manuelle des composants et de leur ajustement dans les mouvements. Il se concrétise aussi dans une aptitude à la réflexion, à la résolution de problèmes ainsi que dans une capacité à fabriquer ses propres outils et à recréer les pièces constitutives du mouvement, qu’elles soient manquantes, endommagées ou cassées. »

Ainsi, le geste horloger entre en opposition avec les procédés de « production industrielle » et se rapproche davantage des méthodes de travail de l’artisan. Nous définissons par artisan le « spécialiste qui exerce, généralement à son compte, un métier manuel, souvent à caractère traditionnel », et artisanat comme l’« ensemble des artisans », suivant le dictionnaire de la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FH). Aussi, nous soutenons ici que le geste horloger transparait essentiellement à travers trois pratiques horlogères :

1. Le rhabillage, donc l’ensemble des opérations d’entretien, de révision et de réparation des instruments-horaires ;

2. La restauration, soit la forme la plus exigeante et soignée du rhabillage, qui ne concerne que les pièces anciennes, et qui nécessite un important processus d’analyse et l’éventualité d’en refaire certains composants ;

3. La construction artisanale de mouvements horlogers, par opposition à sa production en série, semi ou totalement automatisée.

Nous avons choisi d’inclure dans cette notion ce que Roland Carrera, journaliste spécialisé dans le secteur de l’horlogerie, qualifie de « mains les plus qualitatives du monde ». Cette approche élitiste s’appuie en partie sur la perception qu’avaient ces artisans d’eux-mêmes, à l’image de certains membres du Groupement Genevois des Cabinotiers, qui considéraient que l’association regroupait les « meilleurs horlogers ». En somme, le geste horloger serait alors la manifestation la plus poussée du savoir-faire horloger artisanal, la pointe de cet iceberg, de cette notion plus vaste et systématique regroupant un ensemble de compétences et de pratiques relatives à l’éventail des métiers de l’horlogerie (micromonteur, étampeur, décolleur, angleur, cadranier, etc.). Aussi, on le retrouve uniquement au sein de certaines spécialisations horlogères exécutées de façon artisanale, telles que le rhabillage, la restauration ou la construction de mouvements horlogers. L’expression de ce geste se retrouve alors au sein de toutes sortes d’objets fournissant des indications temporelles à l’aide d’un mouvement mécanique réalisés de manière non-industrielle : pendule, montre-oignon et montre-bracelet. Maintenant que les bases du concept ont été définies, il ne reste plus qu’à essayer de comprendre comment le geste horloger a été sauvegardé à Genève pendant la crise du quartz. Rendez-vous dans de prochains épisodes…

Sébastien Radcliff

COORDINATION ÉDITORIALE : JACQUES PONS



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