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IN MEMORIAM (accès libre)
Jean-Claude Gueit nous a quittés, et avec lui une certaine vision de la montre

C’était un des plus importants designers horlogers de la fin du XXe siècle, mais sa discrétion naturelle l’avait empêché d’être reconnu à sa juste valeur. Il a joué un rôle déterminant dans l’élaboration et la maturation de la montre contemporaine. Cette grande figure de l’horlogerie va nous manquer…


Une vie d’homme, ce sont deux dates et quelques pierres milliaires le long d’un parcours, mais est-ce bien l’essentiel ? Est-ce bien ce qu’il faut retenir de cette vie ? Pour la précision : Jean-Claude Gueit, 1937-2020. Avoir vingt ans à la fin des années 1950, vivre la folie éruptive des années 1960 et 1970, vibrer dans l’explosion des années 1980 et 1990, prendre du recul depuis les années 2000 – plus d’un demi-siècle sur l’avant-scène de la création horlogère, quatre-vingt-trois ans de la vie d’un homme de l’art dans les coulisses de la haute mécanique. Un parcours linéaire, borné par des dizaines de montres et souligné par les milliers de dessins, d’aquarelles et de gouaches que nous laisse Jean-Claude Gueit.

Ce parcours commence à l’École des arts déco de Genève, que nous connaissons aujourd’hui comme la HEAD : Jean-Claude Gueit en sort avec un diplôme de bijoutier-joaillier, qui lui permet d’intégrer l’atelier de fabrication de bijoux de Marcel Huguenin, où il est vite repéré par Jean-Pierre Écoffey, fabricant de chaînes bijoutières, de boîtiers et de bracelets, qui a repéré son talent pour le dessin : entre deux bijoux travaillés à son établi, Jean-Claude Gueit dessinait des créations imaginaires qui lui trottaient dans la tête. Le voici donc vite à une table de dessin, et non plus derrière un établi : en 1962, on le retrouve chez Ponti & Genari, un atelier genevois qui travaille pour Piaget pour Baume & Mercier, dont il devient vite le designer exclusif. En 1967, quand Piaget rachète Ponti & Genari, Jean-Claude Gueit intègre très logiquement l’équipe de création de Piaget, qu’il animera jusqu’en 1977.

Les années Piaget sont d’une richesse stylistique stupéfiante. Avec Yves et Valentin Piaget, il développe les lignes majeures de Piaget et de Baume & Mercier (dont la Polo et la Riviera) : des montres-bijoux, des bijoux-montres, des montres de forme, des « manchettes » articulées, avec des cadrans en pierre dure et des sertissages encore jamais vus. Qui se souvient du fait que Jean-Claude Gueit a « inventé » le sertissage « arc-en-ciel » (rainbow) pour une marque secondaire, avant d’en faire une des spécialités de Rolex, tout d’abord dans la collection Cellini, puis du côté des Oyster. En 2009, lors du rachat de Piaget par le groupe Richemont, alors que Jean-Claude Gueit avait quitté l’entreprise depuis plus de dix ans, Alain Dominique Perrin reviendra le chercher pour qu’il reprenne en main la création de Piaget et de Baume & Mercier – mission dont il s’est acquitté jusqu’en 2009.

On trouvera dans cette page de nombreuses autres créations de Jean-Claude Gueit, qui reprend son indépendance en 1977 : il va alors dessiner des montres pour Rolex, Patek Philippe, Delaneau, Vacheron Constantin ou Harry Winston. Il est de l’aventure des premières montres sous licence créées pour Hermès. Dior lui confie le dessin de stylos et de briquets. Il travaille à la relance de Concord pour Movado. Il réalise aussi quelques modèles pour Audemars Piguet, Corum ou Girard-Perregaux, ainsi que pour Omega où Jean-Claude Biver fait appel à lui. Une anecdote au passage : les trois « griffes » plates qu’on retrouve encore aujourd’hui sur les montres Harry Winston lui ont été inspirées par les trois doigts de son fils, bébé dormant dans son berceau. Bébé qui n’était autre que le futur Emmanuel Gueit, qui dessinerait plus tard bien d’autres icônes, dont la Royal Oak Offshore ou les plus récentes Cellini chez Rolex…

On en oublie forcément : l’euphorie des dernières années du XXe siècle n’était guère porté sur l’archivage maniaque et la sauvegarde identitaire. Il reste encore sans doute des trésors inconnus de Jean-Claude Gueit à découvrir. C’est pour cette mission qu’une fondation à son nom serait nécessaire, pour préserver l’homogénéité de son patrimoine stylistique, avec le soutien des marques dont il aura su imaginer quelques fructueuses icônes. C’est aujourd’hui un devoir de mémoire qu’il nous revient d’honorer…

Il faudra aussi retenir de ce demi-siècle au service des marques qu’un Jean-Claude Gueit peut prétendre au titre de créateur du métier – jusque-là inconnu – de « designer horloger », dans un quatuor où figurerait une grande dame de la montre comme Jacqueline Dimier, un créateur de bijoux et de montres comme Gilbert Albert et un certain Gérald Genta, qui saura habilement tirer la couverture à lui et qui laissera croire les naïfs à un « style Genta » qui n’était que la synthèse pas forcément probante, mais gentiment bricolée, d’un air du temps esthétique largement brassé par ses pairs. C’est pourquoi il serait vain de chercher dans la production que nous laisse Jean-Claude Gueit un quelconque « style Gueit » : on pourra se contenter de repérer des constantes plus virtuelles que formelles, liées par une tension créative permanente pour se tenir – du bon côté – sur les frontières de la bonne proportion, de l’émotion contenue, du juste équilibre et de la transgression apaisée.

Même s’il a dynamité beaucoup de convenances, Jean-Claude Gueit n’était pas un disruptif au sens contemporain du mot, mais un émotif, en tout cas jamais un répétitif. Ses créations néo-classiques sont à recontextualiser dans les codes de son temps : des formes qui nous paraissent aujourd’hui aller de soi étaient alors rupturistes, mais avec une politesse qui savait y mettre les formes et une délicatesse de principe. Une fois posé cet horizon éthique, le reste n’est qu’intelligence de l’œil [il n’en manquait pas] et précision de la main [il en avait à revendre pour tenir le pinceau et le crayon]. S’il y a un « style Gueit », c’est sans doute dans ce savoir-vivre instinctif qu’on le trouvera, dans cette urbanité sincère et spontanée d’une montre qui sait s’imposer sans en imposer. C’était l’exquise courtoisie d’un design qui ne relevait pas alors d’une quête forcenée du profit à court terme, de la démesure dans la volonté d’épater le bourgeois [si possible asiatique] et d’une distorsion imbécile imposée par la mondialisation de l’offre. On osait alors parler de « beauté », avec une gentillesse naturelle qui emporte la conviction. Pour le plaisir des yeux, on retrouvera Jean-Claude Gueit dans une vidéo tournée par TheWatches.TV avec notre ancien confrère Louis Nardin (remerciements au passage).

Les montres de Jean-Claude Gueit témoignent d’une autre horlogerie, alternative à celle du dernier quart de siècle, et c’étaient d’autres marques, même si elles portent le même nom : c’est sans doute dans la nostalgie de cette ère révolue que se jouera la révolution horlogère que nous impose le nouveau monde, celui d’après les destructions de la crise sanitaire que nous venons de vivre. C’est pour cette reconstruction que nous aurons besoin de vrais designers horlogers et de l’inspiration de leurs anciens, dont Jean-Claude Gueit restera un des plus exemplaires porte-drapeaux…

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