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Le destin étrange du vrai premier chronographe mécanique à remontage automatique (une page méconnue de l’histoire horlogère)

Un peu d’histoire à bout portant ! Alors que l’horlogerie fête cette année le premier demi-siècle de la mise au point du premier chronographe automatique (Zenith, Heuer-Breitling, Seiko : laissons les spécialistes en débattre et trancher la question !), cette mise au point historique sur les traces du premier chrono automatique vraiment fiabilisé (rejeté par conformisme commercial) remet les pendules à l’heure…


Presque un quart de siècle avant Zenith et Dubois Dépraz, la manufacture Lemania travaillait à la mise au point d'un chronographe automatique à rotor, sur la base du fameux calibre CH 27. Un chronographe pionnier qui sera rejeté par Omega en 1948, de peur que les clients n’aiment pas le cliquetis mécanique du rotor à butées. Comme quoi le conformisme commercial est un handicap terrible pour les marques qui n'aiment pas prendre de risques...

L’histoire a retenu deux noms comme pionniers du chronographe-bracelet automatique : Zenith pour son El Primero (calibre intégré présenté début 1969) et Dubois Dépraz pour son Calibre 11 (non intégré, également présenté au printemps 1969) – calibré logé, entre autres, dans les chronographes Heuer (TAG Heuer), Breitling et Büren Watch. En 1969, les uns et les autres rivalisaient de vitesse – à quelques semaines près – pour s’imposer les premiers sur le marché. Les historiens hésitent encore à trancher entre les deux propositions : nous ne les départageons pas ici. Ou, plutôt laissons-les se disputer un os qui n’avait guère que vingt-deux ans de retard sur le premier chronographe automatique historiquement attesté : il est très officiellement daté de 1947 et on le doit au « calibriste » alors très renommé Albert Piguet, qui était dans ces années-là la tête chercheuse et le responsable du bureau technique de Lugrin SA-Horlogerie Lemania.

L’histoire est très mal connue des historiens : Dominique Fléchon, qui y fait allusion dans sa Conquête du temps (pp. 338 et 343), date ce « projet non réalisé » de 1946, mais on sait désormais à quel point l’aimable Fléchon est peu fiable dans les domaines qu’il ne maîtrise qu’imparfaitement. Il n'a survécu, semble-t-il, qu'un seul exemplaire de cette montre-bracelet, développée en chronographe sur la base du calibre CH27 de Lémania, qui est devenu du coup CH27-C12A, avec, pour les temps courts décomptés par le chronographe, un sous-compteur des trente minutes à 3 h, un sous-compteur des douze heures à 6 heures et une petite seconde constante à 9 h. Un style aujourd’hui devenu classique (ci-dessous)…

Le coup de génie est d’avoir greffé une masse oscillante sur le mouvement CH 27, mais pas n’importe quelle masse : celle-ci qui pivote au centre du mouvement, mais elle ne fait pas librement le tour du mouvement à 360°. Son système « flip-flop » ne lui autorise que 310° de déplacement circulaire – ce qui semble inspiré par les masses oscillantes en platine, pivotées latéralement, des premières montres (dites perpétuelles) de Breguet ou de Le Roy. On retrouve le même principe de pivotement latéral sur la première montre-bracelet automatique de L. Leroy (1922), alors qu’un système « flip-flop » comparable sera adopté par Harwood, dès 1924, pour ses premières séries de montres automatiques. Par la suite, Rolex viendra mettre tout le monde d’accord avec son rotor central, inspiré des premières montres de poche automatiques du XVIIIe siècle, qu’on sait aujourd’hui attribuer à Hubert Sarton. Dans son indispensable Récapitulatif de tous les documents répertoriés sur les montres dites maintenant « automatiques », jusqu'en 1780, l'historien Joseph Flores dévoile un certain nombre de mouvements du XVIIIe siècle qui utilisaient déjà ce système du rotor central à butées pour créer une marche automatique de la montre (ci-dessous). Comme quoi l'horlogerie est une fantastique machine à recycler et à brasser ses avancées mécaniques ! Dans les années 1950, le mouvement AS 1315 réutilisera ce principe d’un rotor à butées. À la même époque, Alpina réalisera des montres trois aiguilles à mouvement automatique (calibre 582) directement dérivées de cette idée mécanique du « flip-flop » (rotation partielle autour de l’axe central).

La masse oscillante de la pièce Lemania sera gravée « Premier chronographe à remontage automatique » sur la pré-série des montres réalisées pour servir de banc d’essai. Selon le témoignage personnel de l’ingénieur horloger, historien et expert Bernard Vuilliomenet, qui a interrogé à ce sujet Albert Piguet à la fin de sa vie et qui détient quelques archives à ce sujet, Albert Piguet aurait travaillé sur ce chronographe automatique de 1945 à 1947. Cette année-là, le 28 octobre 1947 très exactement s’il faut en croire les documents de l’époque [la date est d’ailleurs gravée sur le bras de la masse oscillante], le mouvement est considéré comme prêt à être commercialisé. D’autres documents de qualité médiocre [il s’agit de microfilms anciens d’archives tout aussi anciennes] précisent quelques dates de travail précédentes, en mai et juin de la même année. Au début de l’année suivante, soit en janvier 1948, une série de dix mouvements CH27-C12A est livrée à Omega pour une évaluation étalée sur un an. Au bout d’un an, les experts d’Omega rendent leur verdict : quoique considéré comme mécaniquement fiable, cet oscillateur « flip-flop » n’est pas commercialement valorisable. En soi, la montre automatique est encore loin de faire l'unanimité chez les amateurs. À plus forte raison un chronographe automatique ! Le choc de la masse contre les butées semble déplaire aux consommateurs, qui ont l’impression que quelque chose s’est détraqué dans la montre. Pour ses propres chronographes, Omega se contentera de poursuivre l'exploitation du CH 27 à remontage manuel (Omega Cal. 321), excellent tracteur utilisé par de nombreuses autres marques, dont Patek Philippe.

C’est ainsi que la manufacture biennoise a pris un quart de siècle de retard, alors qu’elle avait l’occasion de marquer l’histoire horlogère par un chronographe pionnier [comme quoi il ne faut pas toujours écouter les clients !]. Ne cherchez pas à examiner de près ce premier chronographe automatique Lemania : il a été revendu au Swatch Group lors du rachat de la manufacture Lemania – dans les fourgons de la marque Breguet. Comme il ne relève pas du patrimoine Breguet, il ne figure pas dans les collections de la marque. Il attend les historiens du futur, quelque part dans les cartons d’un coffre-fort où tout le monde l’a oublié. Qu'on se souvienne ici de la dernière image des Aventuriers de l'Arche perdue (image en bas de la page)…

•••• Merci aux différents contributeurs qui ont permis les recoupements utiles à la qualité des informations recueillies au sujet de ce point d'histoire horlogère encore très controversé...

❑❑❑❑ TEXTE ORIGINAL  : « L’histoire étrange du vrai premier chronographe mécanique à remontage automatique » (Business Montres du 23 février 2014)


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