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MÉDIALECTIQUES (accès libre)
L’épuisement du modèle « tout-à-la-pub » condamne à une mort annoncée le conformisme des médias mainstream, horlogers ou généralistes…

Disparition du news-magazine romand « L’Hebdo » : les lois de l’évolution naturelle sont cruellement darwiniennes pour les médias qui n’ont rien compris aux mutations de leur écosystème et qui croient toujours pouvoir se vendre à leurs annonceurs plutôt qu’à leurs lecteurs. La vieille presse alignée sur le conformisme de la pensée unique se meurt. Vive la presse libre de la « révolution des contenus » !


Souvenir personnel : en 2008, alors que je préparais la nouvelle formule du site Worldtempus pour le groupe suisse Edipresse, j’avais expliqué à la direction de ce groupe qu’il fallait préparer la « révolution des contenus » en se préparant à la disparition programmée de ce modèle économique qui ne basait les revenus des médias que sur la publicité des marques. Mieux valait, me semblait-t-il, vendre les contenus d’un titre à ses lecteurs plutôt que des pages aux annonceurs de ce titre. C’est parce que je ne croyais plus à la viabilité de ce modèle « tout-à-la-pub » que j’avais déjà fondé Business Montres & Joaillerie, premier média horloger aux contenus payants – « 100 % liberté, 0 % publicité ». Je me souviens encore des yeux ronds, incrédules et ahuris, parfaitement choqués, de cette direction face à cette proposition. Pensez donc : vendre un journal à ses lecteurs, quelle impudence malséante ! En plus, à l'époque, Internet était réputé forcément gratuit et devait absolument le rester. Les membres de cette direction ont été virés depuis tellement ils avaient accumulé de pertes…

En 2017, en dépit des années de « bulle » en Asie et ailleurs, la situation ne s’est pas améliorée pour les médias, qu’ils soient généralistes ou spécialisés dans l’horlogerie. Quelle grande lessive parmi les titres horlogers et les « hors-séries » montres dédaignés par les annonceurs ! Quel nettoyage par le vide dans les titres de la presse généraliste : la Suisse romande vient ainsi d’apprendre la disparition de l’hebdomadaire L’Hebdo (groupe Ringier), qui n’avait plus que 10 000 abonnés (40 000 voici dix ans) et qui n'avait plus d’annonceurs (50 % de baisse depuis quatre ans) et de moins en moins de lecteurs. Trente-cinq ans de présence sur le marché rayés d’un trait par le groupe propriétaire et 37 collaborateurs au tapis. En Suisse romande comm en France, on ne compte plus les licenciements dans les autres titres de la presse mainstream

S’il est toujours navrant de voir des titres disparaître [ne serait-ce qu’au nom du pluralisme démocratique], n’est-il pas encore plus poignant de constater que l’établissement médiatique n’a toujours pas compris la « révolution des contenus » ? N’est-il pas choquant que les médias – horlogers ou non, quotidiens ou hebdomadaires, grand public ou spécialisés – s’accrochent désespérément à un modèle économique « tout-à-la-pub », aujourd’hui rendu totalement obsolète par le report des budgets publicitaires sur les nouveaux réseaux de communication ? Ne serait-il pas temps pour cet établissement horloger de se poser la question du pluralisme en amont – pluralisme des idées, des opinions et des analyses – plutôt qu’en aval – au nom des grands principes de la morale démocratique ?

La « pensée unique » et la bien-pensance conformiste tuent plus efficacement la presse et la liberté de la presse que le reflux des budgets publicitaires : les lecteurs lassés, exaspérés et méprises, s'enfuient pour ne revenir jamais, alors qu’on peut toujours inventer un autre modèle économique – celui qui fait payer le média par ses lecteurs et non par ses annonceurs. La diversité des titres passe par la diversité des opinions affichées par ces titres – et non par le mainstream moutonnier qui voit tous les médias penser la même chose au même moment. Les rédacteurs de L’Hebdo se sont-ils posés la question de leur ouverture d’esprit face à la diversité d’opinion de leurs lecteurs ? On avait plus que des doutes quand on constatait la porosité entre la rédaction de L’Hebdo et le mainstream politico-médiatique nettement influencé par les idées de la gauche romande. En quoi l’arc rédactionnel des journalistes de L’Hebdo était-il représentatif de l’arc électoral de la Suisse romande ? En quoi les articles reflétaient-ils, ces dernières années, la singularité éditoriale des premières années d'existence de L'Hebdo ? Quand on choisit de s'aligner sur tout le monde et sur le confort intellectuel ambiant, on n'a plus sa place sur le marché : un examen de conscience serait nécessaire, plutôt que le sempiternel appel aux pouvoirs publics au nom d'une « liberté de la presse » niée par ceux-là même qui la brandissent aujourd'hui comme un fétiche (ci-dessous : un dessin très explicite de Hermann pour Tribune de Genève)...

Ces réflexions valent aussi bien pour des médias comme Le Temps, qui sont sous perfusion publicitaire et dont les articles se ressentent de cette dépendance sans cesse grandissante de la publicité, que pour les médias horlogers, dont le conformisme bêlant et l'alignement sur les puissances de l'argent a chassé les derniers lecteurs. L’absurdité des récentes analyses anti-Trump du Temps n’était qu’un des symptômes de cette médiocrité rédactionnelle alignée sur la bien-pensance du mainstream français – ceci pour ne pas rappeler la nullité des équipes rédactionnelles qui n’ont vu venir ni le Brexit, ni le congédiement prévisible de MM. Hollande, Valls, Sarkozy et Juppé, dont ils appelaient pourtant de leurs vœux le retour aux affaires. Si son éditeur semble avoir sacrifié L'Hebdo pour sauver provisoirement Le Temps, on peut redouter la vanité de cette tentative : la crise de la presse est une crise de l'offre [nulle, sans intérêt et totalement insatisfaisante], pas une crise de la demande [jamais les Européens n'ont consommé autant d'informations, ni consulté autant de médias]. Même constat pour des rédactions horlogères qui n'ont vu venir ni la fin de la bulle chinoise, ni la crise, ni les montres connectées, ni la mutation des paradigmes du luxe, ni rien d'autre. Nous avons les élites éditoriales que mérite la tragique médiocrité de notre Bas-Empire médiatique…

On ne voit pas en quoi des aides de l’État pourraient compenser la désertion des annonceurs, sauf à créer une presse administrée et bureaucratisée encore plus conformiste et encore plus dépendante des puissances de l’argent – ce dont les lecteurs ne veulent plus. Le modèle français d’une presse ultra-subventionnée qui perd ses lecteurs [des titres comme Le MondeLibérationLe Figaro et les autres grands journaux ne vivent plus que par les subsides de l’État-providence, tout en étant la propriété de milliardaires qui sont tout sauf des philanthropes] est le contre-exemple absolu. Ce ne sont pas les subventions étatiques qui sauveront les médias de Panurge d’une mort annoncée, mais une politique de contenus forts, originaux, différenciés et forcément « démocratiques » – des contenus payants, mais économiquement vertueux puisque payés par ceux qui veulent les lire et non par l’argent prélevé de force sur les citoyens. N’oublions que le titre européen de presse écrite le plus rentable est aussi le plus… « ringard » : vieux papier, impression cacochyme sans couleurs, 0 % publicité, 100 % liberté – c’est le multimillionnaire (en profits annuels) Canard enchaîné !

Un écosystème est en train de mourir : celui du « tout-à-la-pub », aligné sur les oligarchies financières et sur le consensus mou des sociétés post-démocratiques. Un écosystème est en train de naître : celui de la pluralité des opinions garanties par la diversité des canaux d’expression, parfois pour le pire [mais il n’y a pas pires désinformateurs que les médias de connivence], le plus souvent pour le meilleur de la liberté d’expression. Des élites se meurent et craignent pour leurs places, de plus en plus rares et mal rémunérées. Des élites émergent et se font une place au soleil, à la mesure de leurs rêves et en symbiose avec l’opinion. Même si nous compatissons avec les confrères ainsi confrontés au réel, nous ne pleurerons pas sur L’Hebdo, son conformisme stupide face à l’idéologie dominante, ses lecteurs évanouis et sa place qui n’avait plus rien d’indispensable dans le paysage médiatique romand. La vieille presse alignée se meurt, vive la presse libre ! La presse publi-rédactionnelle se meurt, vive la « révolution des contenus libres »…

Grégory Pons


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