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BUSINESS MONTRES ARCHIVES (accès libre)
Mensonges et politiquement correct : Les retours de bâton du « grand récit historique »

Les marques adorent plonger leurs racines dans un riche terreau historique. Pour le meilleur quand c'est vrai. Ou pour le pire quand c'est une reconstruction fantasmatique. Entre les deux, se bâtir un récit fondateur peut se révéler tantôt positif (amplificateur d'image), tantôt négatif (brouilleur de messages). Exemples et leçons à en tirer (reprise d'un article publié en juin 2012)...


••• L’ABUS DES PARRAINAGES   

HASARDEUX ET IMPROBABLES…

Un des plus anciens exemples de storytelling historique de l'horlogerie contemporaine est la géniale invention de Jean-Claude Biver : « Depuis 1735, il n'y a jamais eu de montre Blancpain à quartz, et il n'y en aura jamais ». Ce slogan publicitaire avait illuminé le ciel des amateurs de montres mécaniques dans les années 1980. C'était à la fois vrai et faux.

• Vrai parce que la marque Blancpain avait disparu bien avant la révolution des montres à quartz ! En 1982, Jean-Claude Biver n'avait de toute façon pas d'autre positionnement possible pour sa nouvelle marque que l'intégrisme mécanique.

• Faux parce que la date légendaire de 1735 est tout sauf historiquement fondée – ce que personne ne conteste vraiment aujourd'hui. La phrase fondatrice n'en était pas moins forte, mémorisable et parfaitement efficace. C'était, en quelque sorte, le socle fondateur du marketing historique, avec chalet suisse (ci-dessous) et image du fameux Jehan Blancpain à l'appui (ci-dessus).

Péché véniel : depuis, on a fait beaucoup plus fort ! Dans le genre, c'est toujours DeLaCour qui a décroché l'oscar, avec son imparable et très inventif « Since Tomorrow », qui clôt définitivement le débat. On peut jouer ironiquement de ses racines « historiques » (Business Montres, « médiafacture d'informations horlogères depuis 2004 ») ou les prendre très au sérieux, au risque de se prendre un râteau dans le nez : personne n'a oublié le cas Perrelet, marque qui s'est ingénument lancée, dans les années 1990, sous le patronyme d'Abraham Louis Perrelet, que tous les compilateurs de l'histoire horlogère présentaient comme « l'inventeur du mouvement automatique ». La marque Perrelet s'est longtemps accrochée au mythe de son père fondateur, usant même de papier d'avocat pour faire pression sur des historiens dissidents comme Joseph Flores, mais la pertinence des recherches historiques de ce dernier a vite calmé le jeu. Finalement, que cet Abraham Louis Perrelet ait ou non été ou non l'« inventeur », sinon « un des inventeurs » (on ne possède aucune image probante de lui : ci-dessous, un montage !), du mouvement automatique à rotor importe peu : les créateurs de la marque (notamment Jean-Marie Schaller, qui devait lancer ensuite la maison Louis Moinet) avaient simplement eu le tort de faire confiance aux manuels officiels. La marque Perrelet n'a plus besoin de cette béquille historique pour exister : elle a bien fait de ne pas s'accrocher trop longtemps à ce storytelling suspectable. Le vrai problème de communication, c'est quand les marques n'ont que leur « contenu » historique à proposer pour justifier leur arrivée sur le marché et quand elles ne fondent leur légitimité ou leur identité que sur un référent mémoriel parfaitement contestable...

Les abus de l'historicité à tout prix sont multiples. Au tournant des années 2000, le déferlement de la mode du « fondateur éponyme » a parfois prêté à rire. Le retour des British Masters (Graham, Arnold et les autres) sous pavillon neuchâtelois a fait hurler de rire les amateurs britanniques, à tel point qu'il a fallu d'urgence rebritanniser ces marques, géographiquement et surtout moralement. La géopolitique horlogère est implacable : « Il faut avoir la nationalité de ses prétentions », affirmaient récemment les frères Giles et Nick English, créateurs de la marque Bremont, qui viennent de décider de remplacer leur Swiss Made initial par une mention « London » sur leur cadran, justifiée par la mise en place d'un atelier de montage dans l'Oxfordshire. Depuis que d'ingénieux Asiatiques ont déposé, comme noms de marque, les listes de maîtres-horlogers genevois et suisses qu'on trouvait dans les dictionnaires, il est devenu difficile de se prévaloir – avec un minimum de cette légitimité qui est un facteur décisif de crédibilité – du patronage des grands anciens. Tout Chinois qui se respecte se doit lancer sa marque « suisse » sous une référence historique : le culte des ancêtres est un marqueur culturel fondamental en Asie, où la suissitude apparente est une valeur ajoutée. Tant pis si ces montres n'ont jamais voyagé plus à l'ouest que Kowloon ! La ficelle est un peu grosse, et le procédé clairement éculé, mais ça impressionne toujours. Et il n'y a pas que les Asiatiques : la maison Gallet peut ainsi vous jurer, documents d'archives à l'appui, qu'elle a été fondée à Genève, en 1466 [c'est aujourd'hui le record historique pour la prétention à l'antériorité]. Ça impressionne toujours les Américains...

En Europe même, on voit ainsi apparaître des parrainages improbables et hasardeux : on a récemment exhumé un certain Josef Pallweber – un ingénieur autrichien qui n'en pouvait mais… Ce brave homme vivait à la fin du XIXe siècle et il passe pour avoir inventé, en 1883, un brevet de mécanisme pour les heures sautantes (ci-dessous). L'histoire de la montre a connu des centaines d'autres brevets de ce genre, peu importe : ce prétexte suffit à déposer son nom comme une marque et à se flatter d'un slogan comme « Time to be different » histoire de laisser penser que ce Pallweber est le « père spirituel » de toutes les heures sautantes du marché – alors qu'on se contente d'illustrer ce storytelling vicieux par un mouvement standard acheté sur étagères...

••• LA PRESSION DU « POLITIQUEMENT CORRECT » 

PEUT FAIRE ÉCLATER LES RÉCITS LES PLUS SOLIDES…

Parfois, le retour de bâton est plus inattendu. Pendant une dizaine d'années, Panerai a tout misé sur l'histoire – incontestable – de la marque et sur les nageurs de combat italiens qui avaient été les porteurs de ses premières montres. Les progrès de la culture générale aidant, on a fini que ces nageurs de combat n'étaient pas forcément blanc-bleu (et même plutôt... noir) sur le plan idéologique, puisqu'ils étaient le fer de lance des derniers bataillons militaires de l'Italie mussolinienne (notamment la Decima Mas), sinon pire avec les Kampsfswimmers de la Kriegsmarine allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Le storytelling était impeccable, mais le politiquement correct l'a emporté : Panerai ne parle plus des exploits sous-marins de ses précurseurs, ni leur italianité guerrière, mais de voile, de ketchs et de fashion sur les pontons. Sans pouvoir éviter toute polémique : le Museo Capitolini de Rome (plus ancien musée du monde) propose actuellement une exposition sur Bartolo Gallito et Rafella Duelli, qui étaient respectivement officier parachutiste et auxiliaire de la célèbre Decima MAS (bras armé de la République sociale, bourgeon terminal de l'Italie fasciste). Ces vaincus – qui portaient fièrement leur Panerai (savoureuses images) – doivent faire encore peur, quoiqu'ils aient passé le reste de leur vie à des engagements civiques et charitables irréprochables : les antifascistes italiens réclament l'interdiction de cette exposition (source : La Repubblica). C'est dur – et un peu injuste – de se voir ainsi pris en otage dans des batailles idéologiques dont on n'est qu'indirectement partie prenante.

Tout storytelling est ambivalent, donc réversible. Le matériau historique est, par définition, explosif, ne serait-ce que parce qu'il est très politisé. Nous sommes entrés dans l'ère du soupçon : dans une ambiance 2.0, un enracinement historique questionnable peut très vite se muer en fardeau déflagrant ! En misant toute la communication de son année sur l'aviation, à travers de superbes images d'appareils militaires, IWC prend le risque d'un retournement de tendances. Ce n'est pas le cas, évidemment, mais la glorification promotionnelle de la Royal Air Force ou des Top Guns américains peut se révéler pénalisante en cas d'inversion des polarités idéologiques ou de basculement géopolitique – la « guerre froide » est-elle définitivement derrière nous ?

Hors d'Allemagne, la position passée délicate de la marque A. Lange & Söhne, fournisseur officiel des armées du IIIe Reich, n'est pas forcément perçue comme dépassionnée. On se souvient des ennuis en Allemagne d'Hugo Boss, dont les usines habillaient la SS hitlérienne. La puissance de la machine médiatique LVMH a jusqu'ici évité les interrogations gênantes de la presse sur le comportement de la marque Louis Vuitton pendant l'Occupation, mais la rumeur sourd lentement. La maison Van Cleef & Arpels se trouve confrontée à une déconstruction argumentée de son récit officiel : pas encore gênant, mais qui sait ? On voit s'allumer partout les signaux faibles d'une remise en question systématique des contes et légendes du branding contemporain...

Tout ceci ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut plus créer de marques « historiques », ou ne plus avoir que des récits de marques à l'eau de rose : les innombrables lobbies et les professionnels du harcèlement médiatique trouveront toujours quelque chose à redire, surtout s'ils peuvent en tirer de profitables bénéfices idéologiques ou même matériels. Simplement, et parce que l'ère du 2.0 ne fait que commencer, il faut à présent rester prudent sur les positionnements historiques des grand récits fondateurs. Désormais, tout est questionnable, surtout ce que les marques préféreraient oublier ou balayer sous le tapis.


••• TEXTE INTÉGRAL : Les retours de bâton du « grand récit historique » (Business Montres du 22 juin 2012)...


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