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30 BOUGIES POUR LA SWATCH : Quelques légendes et autant de vérités

Trentième anniversaire pour une montre que presque tout le monde semble connaître depuis toujours, tellement elle a fini par s'imposer comme un des symboles de notre modernité... Entre les légendes du marketing et les réalités de l'histoire, la Swatch a toujours quelques grandes leçons à nous apprendre...  ▶ 1983-2013Trente années qui ont changé l'image de la montre suisse... ◉◉◉ La montre suisse la plus vendue dans le …


Trentième anniversaire pour une montre que presque tout le monde semble connaître depuis toujours, tellement elle a fini par s'imposer comme un des symboles de notre modernité...

Entre les légendes du marketing et les réalités de l'histoire, la Swatch a toujours quelques grandes leçons à nous apprendre...

 
1983-2013
Trente années qui ont changé l'image de la montre suisse...
 
◉◉◉ La montre suisse la plus vendue dans le monde (360 à 380 millions d'exemplaires) n'est pas née dans  une de ces manufactures historiques dont la Suisse horlogère est si fière. Elle n'a guère que trente ans [on soufflera demain, 1er mars, ses trente bougies], alors que certaines de ces manufactures légendaires inscrivent leur généalogie sur les quatre siècles. Elle n'est pas réalisée dans un des métaux précieux qu'affectionnent les collectionneurs, mais dans un plastique des plus prolétaires. Elle n'a pas vu son prix exploser au rythme de ses succès commerciaux, puisqu'elle coûte toujours à peu près le même prix que lors de son lancement, en 1982. Quoique que cette montre ait connu d'innombrables déclinaisons et quelques milliers de variantes, son design n'a pas fondamentalement évolué depuis sa naissance, en dépit des centaines de designers et de créateurs qui ont accompagné son parcours. On pourrait ainsi multiplier les singularités qui émaillent l'existence de la Swatch, qui a tout osé (ou presque) et qui a pu tout se permettre (ou presque), sans jamais épuiser les interrogations à son sujet et les questions qu'on peut se poser sur son succès...
 
◉◉◉ Pour ces trente ans, la montre commémorative de cette date marquante ne sera vendue que dans les boutiques Swatch et pendant le seul mois de mars. Business Montres (20 février) présentait récemment cette pièce-anniversaire, malicieusement baptisée Est. 1983, dont le cadran reprend les trente millésimes d'une histoire mouvementée (design Lorenzo Petrantoni, un graphiste qui affiche de nombreuses Swatch à son compteur : ci-contre). La montre reprend l'esprit des Swatch originales (plastique monochrome, charnières du bracelet intégré), mais en y ajoutant une touche de ce "style mécanique" qui est un clin d'oeil à l'histoire. C'est sans doute parce que la première Swatch était purement à quartz – elle en était fière au point de le préciser sur le cadran ! – que sa descendante peut, à trente années de distance, se permettre cet anachronisme qu'est un hommage au mouvement mécanique, dans un XXIe siècle qui est passé à l'heure atomique calée par un réseau de satellites en orbite autour de la Terre...
 
◉◉◉ Que d'évolutions et de révolutions horlogères depuis le lancement européen de 1983, choisi comme date officielle en dépit d'un calamiteux coup d'essai sur le marché américain, l'année précédente ! Pourquoi ce triomphe quasi-instantané, puisque le million de montres vendues sera dépassé en quelques mois ? Des réponses cohérentes commencent à cristalliser, avec un consensus relatif des chercheurs. Autour du berceau de la Swatch, on parvient aujourd'hui assez bien à démêler les légendes des faits historiques, qui commencent à décanter. Les séquences sont désormais assez bien cadrées, entre la naissance d'une montre à laquelle personne ne croyait [sur une idée personnelle et une insolente proposition de Jacques Muller et Elmar Mock] à son triomphe planétaire, trente ans plus. Ce qui permet, au passage, de dégonfler quelques mythes au sujet de cette Swiss Watch ou Second Watch : il n'y a toujours pas d'unanimité sur cette double généalogie sémantique..
 
◉◉◉ NON, Nicolas Hayek n'a pas "inventé" la Swatch, comme l'hagiographie officielle a voulu l'imposer dans le storytelling de la marque et du groupe. C'était sans doute indispensable, dans les années 1990 et au début des années 2000,  pour assurer la cohésion de la communication charismatique du "sauveur de l'industrie suisse". On aura remarqué que Nicolas Hayek ne l'a d'ailleurs jamais formellement prétendu, sinon par inadvertance et par facilité rhétorique. Il laissait dire et écrire ses hagiographes. Il admettait même volontiers, à la fin de sa vie, que la Swatch pré-existait – conceptuellement, sinon industriellement – à sa reprise en main du conglomérat industriel qui allait donner naissance au Swatch. Son rôle de chef d'orchestre instinctif et génial dans la réussite commerciale et marketing du projet est suffisamment important pour l'assurer de rester à la postérité.
 
◉◉◉ OUI, Nicolas Hayek a tout misé sur la Swatch pour relancer la dynamique d'un empire industriel moribond, constitué à l'initiative des banques paniquées par les montagnes de dettes accumulées par l'industrie horlogère. Nicolas Hayek n'était alors que le consultant de ce conglomérat disparate, où les rares entreprises saines – l'étaient-elles vraiment ? – étaient plombées par des canards boîteux inguérissables. On rappellera ici que l'horlogerie suisse n'était pas victime de la "révolution du quartz", mais bien de la perte de ses positions dominantes sur les principaux marchés du monde et de la perte d'attractivité de ses montres, devenues beaucoup trop chères par rapport à leurs concurrentes mécaniques japonaises : c'est la politique du "franc fort" [franc suisse par rapport au dollar et au yen !] et la domination japonaise sur le marché américaine – fruit de dix années d'inlassables offensives commerciales et d'un réarmement industriel exemplaire dans les usines de l'archipel – qui ont mis à genoux une horlogerie suisse incapable de se réformer (dans ses structures industrielles obsolètes) et de se remettre en question (dans ses fondamentaux marketing et commerciaux).
 
◉◉◉ NON, Nicolas Hayek ne voyait pas la Swatch comme une quelconque "révolution" horlogère, ni même comme un nouveau chapitre de l'histoire de l'industrie suisse, mais avant tout comme le vecteur d'une réindustrialisation à partir de laquelle il pourrait être possible de maintenir les emplois (ainsi que les machines et les établissements industriels) dans les secteurs horlogers les plus stratégiques, tout en repensant la logistique de production dans son ensemble. La trajectoire Hayek et son ambition néo-industrielle a été bien étudiée dans un article fondateur de la Harvard Business Review : daté de 1993, ce texte indispensable explique ce qui s'est passé avant cette date, mais il annonce clairement ce qui se passera après, presque point par point – ce qui prouve à quel point la méthode Hayek était bien cadrée et bien structurée dès le départ de l'aventure. L'approche horlogère de Nicolas Hayek restait, à l'époque de la Swatch, celle d'un logisticien et d'un consultant spécialisé dans les questions de supply chain et d'organisation industrielle. Sa vision de la Swatch était, prioritairement, celle d'une cash machine qui aurait capté le prestige de la montre suisse traditionnelle pour tenter une nouvelle génération de baby boomers avides de changements et soucieux de ne plus vivre la montre à la façon des générations précédentes. L'idée de la montre-accessoire de mode ne s'est imposée que par la suite : l'apport décisif de Nicolas Hayek a d'abord été de repenser la robotisation et l'automatisation de la chaîne de production [pour battre les Japonais à leur propre jeu, alors que la remontée du yen commençait à leur poser des problèmes de tarification internationale], en abaissant au maximum les prix de revient. Ce qui tombait bien, puisque la Swatch d'Elmar Mock et de Jacques Muller – conçue dès le départ comme une montre populaire et accessible – comptait moitié moins de pièces que les montres mécaniques les plus basiques et réclamait quatre à cinq fois moins de temps pour être fabriquée du fait de son fond-platine et de la simplicité de son montage qui limitait au maximum l'intervention humaine (ci-contre : la Swatch de 1983 – on remarquera que le mot Quartz est écrit en plus gros caractères que le mot Swiss, dans une montre qui n'est pas encore très délirante côté couleurs)...
 
◉◉◉ OUI, Nicolas Hayek a "imposé" la Swatch à un établissement horloger suisse qui ne comprenait pas l'intérêt de lancer une montre à quartz en plastique pour reprendre l'offensive face à l'impérialisme des Japonais et qui n'imaginait pas qu'une montre suisse ait les moindres chances de succès international si elle n'était pas mécanique, en or, chère parce que faite et finie à la main, très exclusive, ultra-plate et hyper-précise. La Swatch était certes un pari financier, industriel et commercial, mais également conceptuel : fort de son raisonnement logistique [qui allait à l'encontre de la "culture" mécanique et manufacturière traditionnel] et des budgets de réinvestissement industriels que lui consentaient les banques, Nicolas Hayek (cartouche en haut de page : à l'époque de la Swatch) avait à la fois la vision pour comprendre l'impact potentiel d'une Swatch suisse et bon marché auprès des consommateurs, mais il avait aussi l'ambition (personnelle et entrepreneuriale) de réussir au nez et à la barbe de ses commanditaires, qui n'y croyaient pas. C'est pourquoi il finira par payer de sa personne en intégrant lui-même, financièrement, le tour de table du combinat industriel ingérable qu'était devenue la patate chaude ingérable et qu'il finira par contrôler. Il n'avait qu'un atout à sa disposition : la Swatch ! Il l'a joué de main de maître, en pratiquant une géniale fuite en avant dans le marketing à outrance [du marketing sociétal et surtout life style avant la lettre, imposé par l'échec du marketing purement horloger pratiqué en 1982 aux Etats-Unis] et dans la rupture provocatrice avec les codes suisses [notamment celui de la disponibilité immédiate du produit pour les achats d'impulsion]. De même qu'il triomphera de ses opposants internes (notamment Ernst Thomke, qui pilotait le projet d'Elmar Mock et Jacques Muller) et qu'il déjouera les manoeuvres de ceux qui voulaient le déstabiliser...
 
◉◉◉ NON, la Swatch n'a pas concurrencé les Japonais sur le plan technologique : eux aussi maîtrisaient parfaitement cette technologie. On le sait aujourd'hui avec une certitude historique abondamment étayé par les travaux de Pierre-Yves Donzé : c'est la dynamique commerciale japonaise qui a bousculé l'horlogerie suisse sur ses principaux marchés, notamment le marché américain, et avec des montres mécaniques. L'arrivée du quartz n'a fait qu'achever une industrie en pleine déconfiture, qui n'avait rien compris à la partie marketing en train de se jouer [les prix des montres suisses étaient trop élevés, la logistique industrielle trop vieillissante et la communication trop décalée par rapport aux attentes des marchés]. La production électronique de Seiko ne dépassera la production de montres mécaniques qu'en 1980-1981, alors que l'horlogerie suisse était déjà totalement délabrée et agonisante. Les jeux semblaient faits ! La Swatch a pu s'imposer parce que, à leur tour, les Japonais n'ont rien compris au film marketing des années 1985-2000, marquées à la fois par une libération quasiment post-soixantehuitarde de la montre [devenue accessoire de mode interchangeable] et la resacralisation des montres mécaniques "à l'ancienne" [dont les profits tirés de la Swatch ont permis de relancer la fabrication dans les ruines industrielles de la Suisse horlogère]. Le salut par le quartz : inattendu, improbable, mais vrai – c'est parce qu'il n'était à l'époque ni Suisse, ni horloger, ni peut-être même passionné de montres que Nicolas Hayek y a cru. La Swatch lui a permis de reprendre pied sur des marchés et de battre les Japonais sur le terrain du chic européen, de la tendance arty et du design qui embellit le quotidien : c'était la montre branchée par excellence ! Pendant ce temps-là, les ingénieurs de Seiko misaient tout sur une innovation permanente (Spring Drive, notamment) et sur des "ruptures" technologiques non valorisées et non souhaitées par un marché qui les repoussait chaque année un peu plus vers le bas, vers les volumes et vers une concurrence chinoise qui commençait tout juste à poindre...
 
◉◉◉ OUI, la Swatch est devenue une icône du XXe siècle,mais il faut humblement admettre que les horlogers suisses n'y sont pour rien ! Le modèle Swatch initial était purement opportuniste et industriellement avantageux. Très vite, Nicolas Hayek a compris – c'est cette vista et cette intelligence stratégique qui restent son apport fondamental à l'horlogerie de la fin du XXe siècle – quel parti commercial il pouvait tirer d'une montre tous publics dotée d'une forte réputation suisse. Non pour en faire la remplaçante d'une Patek Philippe à quartz comme il s'en vendait tant à l'époque, mais pour l'exploiter en Second Watch – ce qui permettait d'en faire à peu près ce qu'on voulait, à 360° : un fétiche de mode, un caprice saisonnier, un symbole sociétal, une révolution comportementale (easywear horloger et obsolescence programmée), un support de création artistique, un objet spéculatif [on se souvient des Kiki Picasso à 30 000 euros], un "jouet de garçon" ou un coup de coeur pour les filles, une pièce de musée (MoMA, Beaubourg), un prétexte à la création de méga-événements mondiaux, une nouvelle marque planétaire, quelque part entre Rolex et Coca-Cola, une montre transgénérationnelle, un nom de baptême du premier groupe horloger mondial (Swatch Group, ex-SMH), une chaîne de boutiques monomarques sur les plus grandes avenues du monde et dans les principaux aéroports de la planète, un nom commun pour désigner une montre en plastique à prix accessible et même un délire horloger capable de proposer des tourbillons mécaniques, de se parer de métal, de jouer avec des écrans tactiles ou de miser sur les nouvelles technologies ! Bref, une it-watch capable de ramener à la montre suisse toute une génération, qui entamerait avec la Swatch un parcours destiné à la mener jusqu'à Rolex et Breguet. Paradoxe de l'icône en plastique : la Swatch aura appris la montre suisse au monde entier, en imposant un style unique au-delà des marquages culturels, mais son succès planétaire a fini par donner aux amateurs d'autres envies de montres et par réveiller les désirs horlogers et mécaniques de nombreux créateurs, en Suisse, en Europe et dans le monde...
 
◉◉◉ NON, la Swatch n'a pas définitivement gagné la partie ! Les leçons du passé ont été parfois oubliées, ce qui a permis à différents concurrents de reprendre des parts de marché. Sur l'entrée de gamme et dans le segment des montres tendance, la Swatch n'est plus seule : certaines marques bétonnent sur la couleur et le silicone [dont le retour en force n'a pas été anticipé par Swatch, qui n'y a pas cru et qui a lancé Ice-Watch préempter un territoire en déshérence], d'autres sur la créativité design avec l'atout d'une griffe [par exemple, Guess ou Diesel], d'autres encore sur la mode pure, le high-tech, la valeur ajoutée artistique, le conceptuel électronique [c'est la cour de récréation de Tokyoflash] ou le créneau des mécaniques pas chères. Avec l'âge, l'image de Swatch s'est assagie, patinée, lissée, sinon brouillée. La communication est moins péremptoirement rupturiste. Le réseau commercial exclusif en est même devenu rassurant. Le grand défi est aujourd'hui celui de la future smartwatch connectable, surtout si Apple se lance sur ce créneau avec un concept de disruption techno-marketing. La grande leçon de la Swatch, c'est justement que les leçons du passé ne suffisent pas pour comprendre l'avenir...
 
 
 
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