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SANS FILTRE (accès libre)
Ce virus n’aura pas été le déclencheur de la crise, mais son révélateur, du moins pour ceux qui ignoraient les signaux faibles…

Les montres sont-elles en train de sortir de l’imaginaire contemporain, en prenant la place qu’elles avaient pu y prendre depuis l’an 2000 ? On ferait mieux de s’en préoccuper alors que 2020 s’annonce comme une année sabbatique…


Si on surveille l’occurrence des mots « crise horlogère » dans les médias au cours de ces six derniers mois [recherche Google], on découvre que, jusqu’à la mi-avril, Business Montres était à peu près le seul média horloger à évoquer cette « crise », avec 90 % des occurrences [un grand moment de solitude, à deux ou trois blogs et forums près], les 10 % restant relevant d’analyses historiques sur les grandes convulsions de l’horlogerie au XXe siècle. Fin janvier, nous avions même forgé le mot « coronapocalypse » parce qu’il nous semblait qu’on était loin de la « grippette » avouée par les pouvoirs publics et de la « crisette » anticipée par l’établissement horloger. Dès février, nous commencions à parler de « chronapocalypse » pour bien marquer que cette crise s’avérait particulièrement grave, profonde et durable pour les industries du temps…

En revanche, depuis la mi-avril et en particulier depuis le début mai, les mots « crise horlogère » ne font plus peur à personne : ils sont évoqués avec un superbe aplomb par ces mêmes médias horlogers qui niaient hier toute crise ou qui préféraient lâchement ne pas en parler pour ne pas troubler la digestion de leurs annonceurs. Souvenez-vous même de ce raisonnement tenu par quelques crétins : « À force de crier au loup en prévoyant une crise, Business Montres finit par la faire advenir – il suffisait d’attendre qu’elle se produise ». Sauf que, bien sûr, nous avions d’excellentes raisons d’anticiper cette « crise horlogère » dont nous décodions les signaux faibles, alors que l’officialité horlogère se gargarisait des excellents chiffres des exportations horlogères [« Très bon d’année », nous expliquait Jean-Daniel Pasche en février] et refusait de comprendre qu’on prenait beaucoup de risques en mettant tous nos œufs dans le même panier chinois. Nous avions même osé considérer qu’il existait le même danger du côté d’un marché horloger américain qui grandissait trop vite et dont la croissance nous semblait largement artificielle…

On le comprend aisément : la crise sanitaire n’a pas été le déclencheur de la « crise horlogère » dont on refusait de prendre conscience, mais son révélateur. Un média clairvoyant – tout comme une crise sanitaire – fonctionnent ici à la manière d’un révélateur sur un papier argentique de la photographie d’avant le numérique [on vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître]. L’image est là sur le papier photosensible qui a été exposé au négatif (pellicule). L’exposition à la lumière permet d’y fixer un instant de la réalité, mais on ne la voit pas. Il faut traiter ce papier avec une solution chimique, qui va révéler l’image qu’on stabilisera ensuite avec un fixateur. Et l’image apparaît ! Elle y était, mais pas pour ceux qui ne veulent pas voir ou qui n’osent pas regarder la réalité à travers le bon objectif…

Tous les facteurs de cette « crise horlogère » étaient en place dès le début de l’année, et même avant : une érosion lente mais tenace des exportations depuis le début 2019 [après une fausse reprise et un regain en trompe-l’œil constaté en 2018], un effondrement des volumes depuis trois ou quatre ans, une congestion brutale à Hong Kong (qui était le premier marché d’exportation de la Suisse horlogère), d’inquiétantes évolutions politico-économiques (Chine, Europe, Etats-Unis) et géopolitiques (Proche-Orient, Russie) à travers le monde, un désamour sociétal marqué pour les montres traditionnelles au moment où enflait le tsunami des montres connectées. On arrêtera ici cette liste tragique des facteurs toxiques et des faiblesses fatales de l’horlogerie (voir nos analyses Business Montres du 5 mai et Business Montres du 8 mai), mais, même sans la Covid-19, l’année 2020 s’annonçait sous de mauvais auspices…

Avec le déconfinement et les dégâts qu’il révèle au sein de l’appareil productif de l’horlogerie, cette prise de conscience d’une « crise horlogère » se fait encore plus sensible et semble même se banaliser, en dépit des messages hyper-optimistes que tentent d’envoyer les directions des marques qui ne cessent d’évoquer comme un mantra tibétain le « rebond », la « reprise » et le retour [forcément rapide] à la « normale ». Sauf que les lecteurs de Business Montres savent maintenant ce qu’il faut penser de la désinformation sur les files d’attente à la sortie des boutiques horlogères qui rouvrent leurs portes pour vendre… des piles et des bracelets, pour gérer les entrées et les retours de SAV ou – beaucoup plus rarement – pour récupérer des commandes passées avant le confinement. Rien ou si peu qui constitue de vrais ventes…

Partout, dans les vallées et dans les métropoles horlogères, tout se passe comme dans une ville bombardée quand s’apaisent les explosions et quand s’éloigne le grondement des moteurs de la vague d’assaut. Les déconfinés ressortent hébétés et un peu hagards des abris et ils commencent à découvrir le champ de ruines qu’est devenu le paysage horloger. On tente d’évaluer les dégâts en se demandant s’il était bien nécessaire de reprendre le travail et de rameuter le personnel, même par demi-équipes alternées, pour reprendre une production de montres dont plus personne ne semble se soucier. Pour alimenter les ventes [assez ridicules en volumes] qui s’effectuent en ligne, les stocks sont largement suffisants : comme toujours du fait des désordres de la chaîne de valeur logistique de l’horlogerie (Business Montres du 8 mai), il y a trop de montres dont personne ne veut et pas assez de montres qui se vendraient sans problème et qui sont restées sur liste d’attente pendant les deux mois de confinement. À quoi bon produire, surtout si c’est avec une productivité réduite de moitié, si les deux-tiers des boutiques horlogères du monde entier sont quasiment toutes fermées, ceux qui ont pu ouvrir leurs portes manquant non de marchandise, mais de chalandise ? On relira pour s’amuser (ou pour s’en affliger) la récente dépêche de l’AFP sur le souk de l’or à Dubai : « Robes du soir en maille d'or, lunettes taillées dans le métal jaune et couronnes scintillantes ornent à nouveau les vitrines du souk historique de l'or de Dubaï, rouvert après une période de confinement strict. Un élément majeur fait cependant défaut : les clients ». C’est cruel, mais là aussi très révélateur…

On peut parler d’une sorte de « gueule de bois » horlogère (excellente expression empruntée à Forumamontres), mais on peut aller plus loin en évoquant l’urgence d’une « cure de désintoxication » qui s’imposerait aux états-majors horlogers. Ceci par les dangers immédiats sont d’autant plus inquiétants que tout le monde est sonné, y compris au plus haut sommet des plus grandes marques. Pour ne citer que quelques exemples :

• Rolex a perdu tous les événements sportifs de référence dans la F1, le golf ou le tennis, et peut-être même dans le yachting.

• Omega doit renoncer aux deux pivots de sa communication 2020 : les jeux Olympiques [peut-être bien que oui en 2021, peut-être ben que non, mais plus en 2020] et le nouveau James Bond dont la sortie est repoussée aux calendes grecques.

• Sans être un expert rugbystique, on ne peut pas dire que le pack Richemont soit sorti globalement grandi de la confuse mêlée Watches & Wonders.

• Il est douteux que la nouvelle montre connectée de TAG Heuer soit le relais de croissance attendue [la Covid-19 aura torpillé le lancement et, en septembre, ce sera déjà du réchauffé], mais il semble déjà certain que Hublot va dépasser TAG Heuer dans la hiérarchie des marques du pôle horloger de LVMH…

• Il est tout aussi douteux que la nouvelle T-Touch Solar Connect de Tissot puisse, en dépit de toutes ses qualités annoncées [et maintes fois promues et relancées], enrayer la lente glissade à reculons de la marque Tissot, alors que Swatch n’en finit plus de toucher le fond et même de creuser, ce qui réduit à une sorte de socle vermoulu la base de la pyramide des marques du Swatch Group, déjà sérieusement piquée de vers dans son haut de gamme…

• Il ne serait pas impossible que les ateliers Patek Philippe – maison qui a jusqu’ici pu ne procéder à aucun chômage partiel – prennent bientôt des vacances horlogères très… généreusement rallongées !

• Peu ou pas de nouveautés à se mettre sous la dent, faute de grand raout horloger : il va falloir s’habituer à vivre avec de vieilles choses en vitrine et des animations assez disparates, mais ce n’est pas ça qui va pouvoir faire saliver les amateurs – lesquels se ruent sur les montres vintage pour se faire plaisir…

• Il sera écoulé deux ans entre Baselworld 2019 et Genève 2021 : deux ans à ne miser que sur des plateformes et des webcasts numériques plutôt misérables. Si une initiative n’intervient pas en 2021 du côté de Lausanne, ce sera un clou supplémentaire sur le cercueil de l’horlogerie indépendante, des petites marques et des maisons comme des groupes de taille moyenne…

• Les médias horlogers ne vont plus tarder à tomber comme des mouches, surtout les nouveaux complexes numériques bâties autour d’équations qui camouflaient sous des allures de blogs de voraces petites épiceries [équations axées sur le tout-à-la-pub et sur des contenus prétextes à des promotions commerciales]. Hors horlogerie, la débâcle des nouveaux médias numériques américains (Vice, Quartz, Buzzfeed, Wired, etc.) aura sacrifié des milliers d’emplois : ça laisse songeur sur le sort des toujours fragiles références horlogères dans ce domaine…

• Il devrait disparaître entre 80 et 100 marques dans l’année qui suit le déconfinement : les cordons de la bourse très dispendieusement desserrés par la Confédération ont donné un ultime ballon d’oxygène à des mal portants qui n’en seront pas moins mourants d’ici à la fin de l’été. Cette intubation financière aura retardé et adouci l’échéance, sans pouvoir l’empêcher…

• Les marques du TP 20 [celles qui réalisent 80 % du chiffre d’affaires de l’horlogerie] ont annulé la plus claire partie de leurs budgets publicitaires et sérieusement réduit la voilure un peu partout dans le monde, en préparant des listes de compressions de personnel que tout le monde a sous le coude sans oser être le premier à se livrer à un exercice qui rayera des rôles entre 6 000 et 10 000 emplois.

• On comptait neuf marques de montres « milliardaires » en chiffre d’affaires début 2020 : elles ne seront sans doute plus que cinq en fin d’année – et encore…

Pendant ce temps, on découvre qu’Apple a vendu, au premier trimestre 2020, en dépit de tous les barrages sanitaires, près de 7 millions d’Apple Watch – soit plus du double de tout ce que toutes les marques suisses réunies ont pu vendre au cours de la même période. De son côté, Garmin émerge et supplante tout le monde sur le segment des montres sportives. C’est un peu normal alors que les préoccupations de santé (Apple) et d’activité (Garmin) prennent le pas sur les considérations statutaires et ostentatoires. Est-ce bien important, puisque « tout va très bien, Madame la Marquise » ? En fait, la première menace – sans doute la plus insidieuse – pour l’horlogerie traditionnelle est à présent de « sortir » de l’horizon mental des consommateurs, tant du fait de la réduction de la pression publicitaire que du fait d’une sorte de désaveu générationnel, lequel se cumule avec l’occupation des poignets par les montres connectées : c’est la démonstration in vitro de la bataille territoriale que nous pronostiquions il y a cinq ans pour annoncer la carpo-révolution.

Il existe pourtant des molécules salvatrices pour guérir l’infection qui affaiblit l’horlogerie. L’équation à quatre termes de la refondation est relativement simple à mémoriser : créativité, désirabilité, accessibilité, proximité (Business Montres du 12 mai). Encore faudrait-il, d’une part, prendre conscience qu’il y a effectivement un problème [on en est encore loin dans les états-majors, jamais assez optimistes à leurs propres yeux] et, d’autre part, prendre des risques pour changer substantiellement l’offre et susciter quelques nouvelles émotions fortes chez les amateurs. Ce n’est pas avec des squelettages superfétatoires, de consternantes resucées vintage, du carbone truffé de SuperLumiNova et des complications mécaniques empilées comme à la Foire du Trône qu’on y parviendra. On vous laisse réfléchir là-dessus…


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