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BUSINESS MONTRES ARCHIVES (accès libre)
Une chronique de « Business Montres » qui pronostiquait la débâcle du marché chinois (c’était il y a cinq ans, en pleine « bulle » asiatique)

Quelques explications possibles sur la « bulle horlogère » en Chine (on ne voyait plus qu'elle à l'époque), un éclairage (très prémonitoire) sur les « montres de corruption », quelques hypothèses sur la logique de la décroissance du marché chinois et différents commentaires sur les raisons de se méfier d’un dégonflage auquel personne ne croyait. Question : et si on nous avait raconté n'importe quoi sur l'amour des Chinois pour les montres ?


 ••• ATTENTION, UN CHINOIS 

 PEUT EN CACHER UN AUTRE !

 Tout le monde s'accorde à considérer que les Chinois se sont pris d'une passion immodérée pour les montres suisses et pour les mécaniques européennes. C'est sans doute vrai pour une infime minorité d'entre eux. On peut se demander si les achats massifs de belles montres ne relèvent pas d'un tout autre registre. Spéculation ou corruption ? Peut-être les deux à la fois...

 Quand vous ne connaissez pas bien le marché des montres, mais que vous avez une âme de spéculateur, vous avez tendance à croire ce qu’on vous en dit – « on » s’entendant comme les experts autoproclamés et les analystes autoréférents. Vous raisonnez à partir de ce que vous pouvez en lire. Votre instinct de spéculateur vous pousse à investir sur les biens (produits ou marques) les « plus chauds », ceux pour lesquels il est facile de constater un engouement collectif et ceux auxquels on prête une capacité très élevée de revente avec bénéfice. C’est ainsi que naissent les « bulles », quand beaucoup d’acteurs d’un marché se prennent à rêver au même moment des mêmes profits sur les mêmes objets, qu’on parle d’immobilier, d’œnologie, de start-ups Internet, de terres rares ou d’horlogerie.

 Quand, en plus de cet état d’esprit, l’argent (en tant que ressource) est abondant et relativement peu cher, la « bulle » concernant ces objets spéculatifs se double d’une « bulle du crédit ». Les deux vont aller enfler de concert. On voit immédiatement se multiplier les « nouveaux faux riches » – qui sont le plus souvent de « faux nouveaux riches » : la nuance n’échappera à personne. C’est là qu’il faut commencer réintroduire de la rationalité dans la réflexion, alors que les pulsions grégaires et spéculatives – consubstantielles à l’être humain en général, et au panurgisme culturel des Chinois en particulier – ne se nourrissent que d’irrationnel et de considérations « magiques »…

 Autant se poser tout de suite les bonnes questions. Les experts qui édictent les tendances le sont-ils vraiment ? Un récent scandale en Chine [il s’agissait de l’affaire World Luxury Association à propos d’une série de statistiques truquées : toutes les références ont été effacées sur le site Jing Daily, qui avait révélé les faits – Business Montres du 1er juillet 2012] a prouvé que les instituts « spécialisés » avaient une vision assez originale, mais très fantaisiste et sans doute intéressée, de l’optimisme marketing. Les chiffres annoncés sont-ils les bons ? Les analystes n’ont pas le recul critique pour les dossiers horlogers [ce n’est un marché spéculatif que depuis moins d’une décennie] et ils ont encore du mal à comprendre que le sell-in n’est pas le sell-out – ceci à Hong Kong comme à Londres ou à Zurich. Le démontage des ressorts cachés de l'industrie des montres réclame un vrai savoir-faire...

 D’autre part, il faut apprendre à pondérer les données statistiques : + 100 % de croissance sur une base 2, cela ne fait jamais que 4. En revanche, + 5 % de croissance sur une base 100, cela fera tout de même 5. C'est à peu près le rapport de force entre l'Europe qui produit les belles montres et la Chine qui les achète. Ces données tempèrent l’explosivité spectaculaire d’un marché et la relative atonie apparente de l’autre. On en est là pour les montres : on remarque des croissances à trois chiffres sur un marché de pénurie sans que les volumes générés soient fondamentalement significatifs d'un vrai engouement des consommateurs et sans que le « taux d’équipement horloger » [combien de montres par poignet et par an] en soit vraiment affecté…

Surtout quand deux facteurs aggravants s’en mêlent, à des fins purement spéculatives ou à des fins purement corruptives. Les unes peuvent d’ailleurs s’additionner aux autres et autoalimenter cette frénésie de shopping horloger. Pour la spéculation, c'est humain : il faut faire fructifier son argent et chacun est à la recherche des meilleures ressources pour optimiser son avoir. Quand tout le monde a l'air de vouloir se précipiter sur les montres, autant suivre le mouvement, moins pour le plaisir de la possession ou de la collection que pour celui de faire, demain, une bonne affaire en les revendant. Il suffit d'y croire...

 En revanche, peut-on évaluer le pourcentage des « montres de corruption » vendues en Chine ? Par définition, c’est délicat : on peut cependant se demander s’il ne s’est pas créé, lors de la formation de cette « bulle sino-horlogère », une sorte de monnaie parallèle, constituée de montres dont la valeur catalogue sert d’étalon dans les opérations de corruption. Les écrins horlogers (boîte-papiers) sont plus valorisants socialement et culturellement que les enveloppes : on reste pudiquement dans l’univers du « cadeau » – et non plus dans celui du pot-de-vin…

 Dans cette hypothèse, il est tentant, pour un opérateur économique, appelé à solliciter les différents hiérarques des bureaucraties politiques, de procéder à des achats répétés ou à un stockage préventif, qui sera d’autant plus justifié à ses yeux qu’il sera en même temps spéculatif. On se crée un « compte en montre » comme on a un « compte en banque ». On emmagasine des montres comme on cachait des kilos de sucre et des litres d’huile dans l’Europe des guerres civiles du XXe siècle. Le sell-in forcené des marques suisses acharnées à « bourrer les tiroirs » se double lors de mini-stocks domestiques, que la corruption rend invisible [les montres ne reviennent pas sur le marché]. Des achats qui faussent la perception des réalités du marché chinois, en envoyant des messages qui poussent les marques à surproduire alors qu'il ne s'agit pas d'une consommation « normale »...

Tant que personne ne remet en cause la croyance collective – de nature religieuse – à la solidité de la « valeur intemporelle » prêtée à cette monnaie parallèle, dont le cours est soutenu et même renforcé par la communication des marques, tout va bien. Tant que tout le monde admet que la croissance n’est pas une « bulle », mais une bénigne fièvre infantile, tant que tout le monde pense qu’il n’y aura pas de correction avant longtemps et tant que tout le monde reste persuadé qu’il existe un vrai marché, avec une vraie pénurie qui fait que la demande restera longtemps exponentielle, tout va bien ! Tant que chacun y croit ou fait semblant d’y croire, on peut jouer sans se faire peur avec les codes du luxe traditionnel européen, dont les montres sont une composante stratégique. Il y a au moins cinq siècles que les élites chinoises, impériales et mandarinales, procèdent par imitation/fascination des cours européennes...

 En revanche, dès que le doute s’installe, c’est vite la panique – surtout dans les cultures traditionnellement consensuelles et communautaristes de l’Asie. C’est là que les « signaux faibles » prennent leur importance. C’est là qu’il faut veiller aux retournements sociétaux, aux campagnes anticorruption, aux blogueurs qui s’indignent contre les montres trop chères de dignitaires du Parti communiste, à l’interdiction des publicités de luxe à Beijing, aux projets de révision des taxes locales sur les montres suisses, aux tracasseries douanières qui attendent les touristes au retour de leur shopping européen [les montres achetées pendant ces shopping tours le sont-elles par goût personnel ou par instinct spéculatif attisé par le différentiel de prix Europe-Chine ?]...

 Quand les paradigmes changent, la discrétion – et non l’éradication – des pratiques corruptives élimine très vite la nécessité d’une monnaie parallèle horlogère. La tentation de la rigueur morale dissuade les plus aisés d’afficher leur opulence, ce qui oblige à reporter sa dépense horlogère sur des montres vintage qui rompent avec le clinquant de la séquence précédente ou la génuflexion collective devant la « grande marque » surplombante et référente. C’est le succès des ventes aux enchères, dont les montres de collection – réputées très cotées auprès des amateurs européens – peuvent se payer en liquide et se porter au poignet sans opprobre sociale.

 Le marché des « montres de prestige » commence alors à se gripper : les spéculateurs prennent soudain peur de voir leurs stocks se déprécier. Ils vendent : les mini-stocks domestiques reviennent sur le marché, alimentant un engrenage vicieux de discomptes qui pourrissent très vite le référentiel prix des consommateurs. Par prudence, ou par calcul, les consommateurs « normaux » se font attentistes. La monnaie parallèle perd très vite de sa valeur : on lui fait d’autant moins confiance qu’elle n’a plus d’utilité, et qu’on voit bien qu’elle ne tient pas ses promesses spéculatives à la hausse, ni ses capacités de pérennité aisément re-monnayable. La bulle se dégonfle et les lendemains de fête ont ce goût amer qui rend les réveils difficiles.

 Est-ce que ça ne ressemblerait pas à ce que nous sommes en train de vivre en Chine ? On conjugue là-bas une intéressante « conjonction des catastrophes », qui additionne aux incertitudes liées à un changement politique majeur en fin d'année le ralentissement des économies mondiales, le tout épicé d'une mutation sociétale sur le changement d'attitude face au luxe et d'une stigmatisation croissante des pratiques corruptives. Mauvais temps pour une industrie horlogère qui a tout misé sur ce marché et sur des montres que la morale sociale réprouve désormais...

 ••• TEXTE ORIGINAL : « En Chine, le réveil s’annonce difficile » (chronique Business Montres du 7 juillet 2012)…



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