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CHRONIQUES DE LA DÉBÂCLE #5 : Le snobisme et la mécaddiction comme seules armes pour résister de l'intérieur à l'occupant électronique...

Qu'est-ce que le snobisme ? Une volonté de marquer sa différence par rapport au commun des mortels. Qu'est-ce que la mécaddiction ? Un néologisme (franglais) pour désigner l'éternelle fascination des hommes pour les engrenages mécaniques – qu'ils croient inspirés par les rythmes du cosmos...  ▶▶▶ CARPO-RÉBELLIONComment et avec quelles armes organiser la résistance …


Qu'est-ce que le snobisme ? Une volonté de marquer sa différence par rapport au commun des mortels. Qu'est-ce que la mécaddiction ? Un néologisme (franglais) pour désigner l'éternelle fascination des hommes pour les engrenages mécaniques – qu'ils croient inspirés par les rythmes du cosmos... 

Détail-feuillage-engrenages-077
▶ CARPO-RÉBELLION
Comment et avec quelles armes
organiser la résistance aux smartwatches
lancées par les géants de l'électro-connexion ?
 
◉◉ COMME DISAIT LE GÉNÉRAL DE GAULLE, ON A PERDU LA PREMIÈRE BATAILLE, mais on n'a pas encore perdu la guerre. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire [ça, c'est Corneille, dans Le Cid] : Apple n'a pas vraiment trouvé d'opposition sur la route de son Apple Watch, tout le marché des smartwatches s'étant trouvé paralysé dans l'attente du lancement qui a eu lieu le 9 mars. Lancement dont on subodore qu'il était prématuré et plus marketing que réellement industriel, parce que davantage fait pour ne pas laisser toutes les parts de marché aux concurrents que pour imposer la vraie smartwatch dont rêve la marque : cette Apple Watch – médiocre sur le plan du design, relativement peu fonctionnelle [du moins, fonctionnalisée faute de développements adéquats] et certainement pas assez autonome – n'est sans doute qu'un brouillon de ce qui nous attend, quand Apple aura intégré dans sa montre connectée tous les codes horlogers d'une montre-bracelet tels qu'ils ont été définis depuis plus d'un siècle par les marques suisses...
 
295886.630554629.1.575◉◉ L'IMPERFECTION DE CE « BROUILLON » EST UNE CHANCE HISTORIQUE pour les horlogers suisses, s'ils prennent le temps de comprendre la question qui leur est posée par les smartwatches et s'ils consentent à réviser leur copie [leur logiciel mental, leurs procédures de travail et leur approche du marché], qui n'apporte plus que de mauvaises réponses aux demandes informulées du marché. Le délai consenti par Apple sera d'autant plus long que la marque à la pomme a (enfin) compris que l'horlogerie – connectée ou non – était un vrai métier, dont il faut patiemment assimiler les règles du jeu, qui ne sont pas celles de l'électronique grand public. Une montre, c'est non seulement un objet industriel extrêmement composite (boîtier, couronne, verre, bracelet, batterie, étanchéité, résistance aux chocs, plaque électronique, marketing, logistique, etc.), dont il faut respecter l'ergonomie au poignet en même temps que les fonctionnalités, mais c'est aussi un objet culturel complexe, à forte ajoutée affective [un siècle de marketing suisse a sédimenté dans les esprits] et à forte capacité d'implication émotionnelle et personnelle [on l'accroche à son poignet, alors qu'on ne fait que glisser dans sa poche un téléphone]. Il y a donc, fondamentalement, un arraisonnement de la montre par son porteur. Sans parler de la fonction ostentatoire et statutaire de la montre, facteur très atténué avec un ordinateur – fût-il « de luxe » comme un Mac...
 
◉◉ CE SONT PRÉCISÉMENT CES PARTICULARISMES DE LA MONTRE au sein de notre système global des objets, connectés ou non, qui peuvent fonder une stratégie de résistance aux montres dites « intelligentes » qui vont déferler sur nos poignets et auxquelles personne n'échappera – pas même les présidents des maisons horlogères actuellement les plus imperméables aux smartwatches, tellement ces montres nous seront aussi indispensables au quotidien (pour mieux se porter, pour mieux consommer, pour mieux se cultiver, bref pour mieux vivre) que le sont aujourd'hui les smartphones. Rappelons les termes de notre analyse, encore répétés ici même et à la RTS suisse (9 mars) : ces montres connectées ne sont pas des « montres », mais elles seront, à nos poignets (impératif d'occupation territoriale) des « tours de contrôle » de notre connexion personnelle à notre environnement connecté (profession, société et communauté humaine). 
 
shutterstock72880777-13◉◉ D'UNE PART, CES SMARTWATCHES VONT REDONNER à toute une génération, voire à deux (en gros, les moins de 35 ans, pratiqués élevés sans montre et biberonnés au téléphone mobile) le goût des « montres » ou des objets de poignets : c'est une bonne habitude qui redonne ses chances à la montre traditionnelle – pourvu que celle-ci se dote de nouvelles raisons d'exister et de se faire désirer. C'est ici que le snobisme sociétal – une éternelle composante du comportement humain en société – est une fibre à faire vivre. Quand la quasi-totalité de la planète sera, par nécessité, connectée, la smartwatch ne sera plus qu'un accessoire usuel et banalisé, un équipement basique de la masse et du commun, dont il sera tentant, pour une élite rebelle, non de se défaire, mais de se distancier. Tout courant mainstream du mass market génère automatiquement son contre-champ de forces et sa polarité inversée : tout le monde porte des souliers, mais certains préfèrent une paire de Lobb à la paire de tongs jetables. C'est sur ce besoin existentiel de différenciation et de divergence qui fait de la montre actuelle, dotée d'un passé aussi riche de traditions que de significations, un extraordinaire vecteur  de distinction sociale et de discrimination individuelle. Porter ou ne pas porter une smartwatch, là est la question ! La montre traditionnelle – par sa forme, sa marque, ses fonctions surannées et son style transculturel (sinon intemporel) – devient le pivot rassurant et expressif, facile  , d'une révolte contre le monde moderne et ses dépendances techno-psychologiques. Ce réflexe spontané de ségrégation est d'ailleurs, depuis toujours, le moteur des industries du luxe, qu'on parle de la confection de colliers en coquillages il y a 100 000 ans ou de la désirabilité d'un sac Kelly chez Hermès – et donc de la montre-bracelet, un des fétiches statutaires les plus puissants jamais créés pour conjurer les forces maléfiques de l'entropie sociale...
 
◉◉ D'AUTRES OBJETS POURRAIENT PRÉTENDRE à bénéficier de ce tropisme humain – trop humain – de re-création inlassable de barrières et de séparation entre nous, notre communauté (tribu) et le monde. Pourquoi pas les lunettes, les stylos, les cravates, les uniformes, les décorations ou les voitures, qui assurent ici et là cette fonction ségrégative, en variant d'objet ou de forme (selon les époques), mais pas d'intensité. L'atout majeur de la montre reste la fascination pour la mécanique, inscrite dans notre génétique culturelle depuis des millénaires. Aux mécaniques virtuelles du mouvement des astres, sources anté-historiques de pouvoir [commander au calendrier, aux saisons, aux rythmes de la vie, donc aux hommes], ont succédé, dès l'Antiquité gréco-romaine, les mécaniques réelles, comme la machine d'Anticythère, puis les mécaniques de cour, comme les horloges à eau qui animaient des automates, puis les mécaniques de clochers, de monastères et de beffrois, qui donnaient l'heure à des communautés de plus en plus larges, puis les horlogers et les montres domestiques, alors que les machines envahissaient l'économe et fondaient la puissance, celle des nations comme celle des industriels « maîtres de forges »...
 
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◉◉ IL N'EXISTE AUCUN OUVRAGE SCIENTIFIQUE OU SOCIOLOGIQUE sur cette fascination pour les engrenages, cette mécaddiction qui hypnotise les enfants qui découvrent leur premier Meccano autant que leurs pères quand ils ouvrent le capot de leur première Ferrari ou quand ils retournent leur première vraie montre mécanique pour en admirer le mouvement à travers le fond saphir. Dommage, parce que c'est un inépuisable sujet de méditation sur la nature humaine (dans son versant plus viril que féminin) et sur l'attraction-répulsion d'un progrès technique – réduit ici à son expression mécanique plus qu'électronique ou informatique – de nature prométhéenne. L'homme face à la machine : un inépuisable sujet philosophique. C'est bien cette mécaddiction qui envoûte les collectionneurs face à ces volutes polies-anglées d'engrenages qui sculptent le temps avec une élégance technique inégalée : sans cette mécaddiction, on ne verrait pas s'échanger, chaque année, des centaines de millions de dollars en montres-bracelets plus ou moins obsolètes et plus ou moins patinées. Personne ne collectionne les cadrans de montres, ni les boîtiers sans mouvement : il faut que ça fasse tic-tac pour que le culte puisse commencer : il faut le ballet des rouages, le cliquetis des ressorts et cette distribution métallique d'une énergie domptée par les dents de la machine. Si quelque chose doit résister dans l'horlogerie actuelle, c'est ce rapport fascinant-fasciné à la mécanique : encouragée par le snobisme et attisée par la mécaddiction, la montre traditionnelle peut à nouveau reconquérir les poignets, non plus pour y apporter l'heure, mais pour y créer un vertige rassurant et consolateur face au temps qui passe, aux fluides cosmiques de l'univers et à l'écoulement cadencé de la vie. Une vraie montre (classique), c'est beaucoup plus qu'une montre connectée : c'est un microcosme apprivoisé et un fétiche infiniment subtil qui brandit l'infiniment petit pour ne pas se sentir écrasé par l'infiniment grand. Allez donc en demander autant à une Apple Watch hyper-fonctionnelle et castatrice de libertés...
 
◉◉ SNOBISME ET MÉCADDICTION, CERTES, MAIS IL EST INDISPENSABLE de repenser tout le logiciel horloger – ne serait-ce que parce qu'il nous a empêché [à quelques exceptions près] de voir venir le tsunami des montres connectées, qui aurait dû être impulsé par l'horlogerie suisse si elle avait été à l'écoute des rythmes du monde, et qu'il nous a empêché d'y répondre en temps et heure. Apple peut bien rigoler avec le « 10 h 09 » de son affichage horaire, qui n'était pas du tout fortuit face au « 10 h 10 » traditionnel des horlogers suisses : cette minute de retard de la Suisse marque le siècle d'avance (une ou deux générations) préempté par les géants du quotidien numérique. Pour retrouver la créativité à prix accessible qui est la clé de toute résistance et pour repenser l'avenir en tablant sur le snobisme comme sur la mécaddiction, il faut repenser tout pour que rien ne change : on se souvient des Ateliers de la refondation horlogère lancés par Business Montres en 2009, au coeur de la crise financière née en 2007-2008 : ils étaient pionniers, mais vite dépassés par le gonflement de la bulle horlogère asiatique, qui offrait un ballon d'oxygène inespéré (mais provisoire) à une horlogerie déjà asphyxiée par ses contradictions internes. Six ans plus tard, la bulle chinoise a explosé, les économies mondiales ne survivent que sous perfusion de monnaies factices [tous ces billets de Monopoly que les banques centrales paniquées impriment en quantités hallucinantes] et l'horlogerie suisse risque d'être atomisée par la carpo-révolution des montres connectées, qui va nous ramener trente ou quarante ans en arrière. N'est-il pas temps de se remettre à réfléchir ? Nous ne manquons pas d'atouts, seulement d'idées neuves...
 
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