BLOGOLOGIE (accès libre)
Comme un vol de blogueuses hors du clavier fatal…
Le métier de journaliste ménage encore d’excellentes surprises, même après des décennies d’exercices éditoriaux. Voici quelques jours, j’ai pu découvrir à bout touchant la réalité des blogueuses de mode et les coulisses de la vie quotidienne des YouTube Girls. C’est très édifiant… (chronique personnelle de Grégory Pons)
Face à un essaim de blogueuses de mode venues d’une vingtaine de pays pour découvrir une marque de montres [peu importe la marque !], on se sent un peu comme un ethnologue découvrant une tribu amazonienne : tout fait sens, du geste à la parole, de la parure à la mise en scène des images produites, un peu comme chez les Bororos qui voulaient être des araras (perroquets rouges) – c’est dans le sixième chapitre des Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss (1955), qui nous précise d’ailleurs que les araras en question sont gravés sur les étuis péniens des Bororos mâles [nous n’en étions pas là avec les blogueuses, qui n’en sont pas moins de somptueux araras]…
En découvrant qu’il se préparait une exceptionnelle réunion de ces nouvelles héroïnes des réseaux sociaux, j’ai fait des pieds et des mains pour m’y incruster, tout en étant parfaitement conscient d’y faire tache : ces demoiselles ont dû se demander quel était ce vieux monsieur sans décolleté et sans maquillage, qui les regardait comme elles étaient des papillons sous une loupe et qui prenait des notes avec un énigmatique sourire. Il faut dire que tout rassemblement de blogueuses est une fête, surtout quand elles sont trente-six lâchées en toute liberté : c’est la concentration de toutes les splendeurs et de toutes les misères de la communication contemporaine, qui voit de vénérables institutions horlogères confier leur image à des créatures dont le profil varie de la morveuse écervelée [mais célèbre auprès de ses 500 000 « followers »] à la jeune ambitieuse parfaitement structurée qui peut activer 50 000 « likes » [et plus si affinités] avec un seule image Instagram dont on traquera en vain la séduction secrète. Comme nous n’allons pas dézinguer les unes plus que les autres, concentrons-nous plutôt sur une des figures les plus épatantes de cette blogosphère féminine – figure d’autant plus intéressante qu’elle est jusqu’ici totalement passée sous le radar des marques horlogères suisses, qui feraient mieux de mettre le nez à la fenêtre…
Elle s’appelle Aurela, elle a tout juste vingt-cinq ans et son rêve le plus fou est de pouvoir acheter une maison à sa maman, ce qui prouve au moins qu’elle a plutôt un bon fonds [ce doit être une rémanence culturelle des structures familiales traditionnelles chez cette jeune femme d’origine albanaise, qui se partage entre Bruxelles, Paris, Milan et les capitales de la mode]. Sur Instagram (ci-dessous), c’est aurelaskandaj – plus de 200 000 abonnés et des dizaines de milliers de petits coeurs pour aimer, avec des bisous rouges pour adorer – et c’est Aurela sur YouTube, où elle n’a « que » 140 000 abonnés, mais ses vidéos peuvent atteindre et dépasser les 200 000 vues. Il y a un an, personne ne la connaissait et la croissance de son audience semble néanmoins organique. Ne lui répétez pas trop, mais demandez-vous si elle ne serait pas la prochaine Monica Bellucci... Où sera-t-elle dans deux ou trois ans ? Personne ne peut le dire, mais quelques Search Engine Officers de l’horlogerie feraient peut-être bien de confier des montres à cette demoiselle, grâce à laquelle j’ai pu découvrir la différence fondamentale entre un journaliste et une blogueuse : le premier photographie ce qu’il a devant son objectif parce que c’est une information ; la seconde se photographie devant son objectif parce que c’est elle qui est l’information. Le tout est de le savoir [paragraphe libre de toute promotion publicitaire, mais non dénué d'admiration pour une telle énergie déployée au service de soi – si, si !]…
Comme un vol de tourterelles au-dessus d’un sac de blé, les blogueuses s’installent autour de la table pour découvrir les collections de la marque. Ce qui compte, alors, ce n’est pas de shooter les montres, mais de se shooter soi-même en train de découvrir les montres. Elles disposent pour cela d’intelligents trépieds pour se filmer en vidéo quand elles hochent la tête de bonheur face à la caméra ou quand elles prennent des mines réjouies après s’être donné un nouveau coup de peigne et un dernier coup de blush – quoiqu’elles ne jurent toutes que par le « naturel » de leurs images, soigneusement rehaussées par les applications graphiques et les filtres d’image dont elles gavent leurs smartphones. Variante cossue pour les blogueuses plus internationales, qui pèsent un bon demi-million de suiveuses : le photographe attitré [généralement très hipster tatoué], qui a fait le déplacement avec elle et qui ne les quitte pas d’un pixel. Elles ont dans leurs valises de quoi tenir un vrai défilé de mode, et assez de paillettes pour éclairer une petite bourgade, mais le seul catwalk qu’elles arpentent est celui de leur vie quotidienne, en efforçant moins de séduire le pauvre lapin mâle pris dans leurs phares que de gagner l’attention de quelques followeuses-likeuses supplémentaires, histoire d’élargir leur territoire digital…
Pendant qu’elles picorent leur pitance numérique et qu’elles digèrent les macarons dont elles ont été inondées lors du breakfast, nos merveilleux oiseaux de paradis numérique sont provisoirement calmés, ce qui permet de mieux les observer. Celles d’Europe de l’Est sont les plus calmes et les plus énigmatiques, mais pas les moins dominés par un égocentrisme forcené. Les Méditerranéennes ne lésinent pas sur le décolleté [forcément « naturel », mais pas que] et les effets globulaires à la Kardashian. Les Françaises surjouent la Parisienne débordée en quête perpétuelle d’une glam-chic attitude plus vraie que nature, en pantalon taille basse posé sous les tatouages rituels révélés par le string. Les Nordiques ont les yeux de leurs glaciers, le sourire austère de leurs forêts et la candeur du renne qui s’avance en lisière du bois au printemps. L'une ne va plus cesser de monter et descendre un escalier avec un déhanché si hollywoodien qu'il attire forcément l'objectif (ambiance : Couleur Menthe à l'eau, Eddy Mitchell) ; celle-là ne retirera pas sa casquette de toute la journée ; l'autre fera comprendre à se copines qu'elle a reçu son sac à main (griffé) en cadeau...
Ce qui est passionnant dans cette volière, c’est l’objet des conversations, qui tournent en boucles obsessionnelles autour de chaque petite personne, dans un immense vertige vanitaire, mais qui portent surtout autour de l’effet produit sur les clones de soi qui vous entourent et dont il faut impérativement dénigrer la « vulgarité », les boutons d’acné, les bourrelets indécents et les accessoires ringards. La jalousie semble ici le complément naturel d’un égotisme forcené. L’exaltation de soi et l’exacerbation du sentiment du moi relèvent du culte le plus intransigeant. On est toujours le too much de l’autre et seules les bonnes copines sont « géniales » – pourvu qu’elles ne récoltent pas trop de « likes » : dans cet exercice permanent d’auto-érotisme exacerbé, les parts de marché narcissiques sont très disputées…
Le vrai bonheur, ce sont les blogueuses en tenue de scène, devant le photocall qui précède toute soirée digne de ce nom (ci-dessus et ci-dessous). Rien n’est de trop face à un objectif, l’éclair du flash déclenchant d’irrépressibles pulsions autolâtriques : les reines du bal ostentatoire sont alors des guêpes piégées par un pot de confiture et « elles tournent et elles dansent, comme des soleils crachés » (Jacques Brel, Amsterdam). L’excitation naît des bourgeois – vous, moi, les autres, les exclus du vertige numérique – qui les regardent et de leur propre regard qui se regarde dans l’objectif, dans un fantastique effet de mise en abyme. Les blogueuses ne marchent qu'au son du violon : elles laissent aux vieux journalistes le son du canon ! Plus tard, passé minuit, les carrosses de paillettes redeviennent citrouilles et le rimmel qui coule n’est plus que triste charbonnade. Les plus sages de nos blogueuses sont rentrées pour ne pas paraître trop bouffies le lendemain matin : les filtres Instagram ne peuvent pas faire des miracles. L’open bar a frappé et les blogueuses polonaises dépoitraillées se laissent aller sur le dance floor. Les platform shoes font tituber les plus folles et les robes longues trop fendues dévoilent plus de petites culottes qu’il n’est décent. Un autocar va ramener tout ce petit monde caquetant vers les hôtels, dans la lueur glauque des écrans de smartphones qui sont autant de chandelles dans la nuit finissante…
Il sera temps, le lendemain, de pianoter plus de hashtags qu’il ne pleuvait de flèches à la bataille d’Azincourt, de refiltrer à mort les images de photocalls et de s’entre-admirer une nouvelle fois en éphémères déesses de l'instant. « Ah, je ris de me voir si belle en ce miroir », chantait Bianca Castafiore sur le grand air des bijoux du Faust de Gounod : en plus d’avoir tout compris de la géopolitique de son temps ou du premier pas sur la Lune, Hergé avait aussi bien anticipé dans ses « Aventures de Tintin » le délire égolâtrique des divas médiatiques. Il n’avait juste pas imaginé que les bijoux des nouvelles Castafiore 2017 seraient leurs écrans Retina Samsung by Apple. Nos blogueuses vont maintenant reprendre l’avion, par petits groupes géographiques, l’œil rivé sur leurs écrans et sur le niveau d’engagement de leur audience, tout en surveillant de près la cote d’amour de leurs concurrentes décolletées. Dans l’anonymat des salles d’attente, elles guettent anxieusement les regards des autres [les nôtres] quand elles ne s'inquiètent pas du moindre de leurs reflets dans un miroir, au cas où quelque détail dérangeant, quelque rougeur acnéique ou quelque mèche folle leur ait échappé : la vraie vie compte tellement de pièges qu’on ne saurait être trop prudente. Leur seule certitude : elles sont si incontournables qu’on les réinvitera forcément la prochaine fois. Sans elles, on s’ennuierait et personne ne porterait le message des marques lost in translation dans une post-modernité rose bonbon, avec ces attitudes plus gnangnan que nature et dans ces flots de lipsticks rutilants que nos grand-mères auraient trouvé « mauvais genre »…