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NOTE DE LECTURE (accès libre)
Comment la montre a façonné physiquement et moralement le « Pays horloger » (Franche-Comté)

Le Haut-Doubs, au pied des reliefs du Jura français, dans les collines et les plateaux au large du Doubs, symétriquement aux watch valleys de la Suisse romande, c’est vraiment la terre horlogère française par excellence. Un excellent ouvrage « patrimonial » nous raconte comment l’industrie des montres structure encore l’identité d’une région que même les bureaucrates ont fini par reconnaître administrativement comme le « Pays horloger » – le pays de la lumière et de la précision…


Même quand on est familier de ces petites villes, de ces bourgs et de ces hameaux que les Suisses appellent la « France voisine » et que leurs manufactures emploient comme « frontaliers », on finit par perdre de vue son âme « industrielle » et son identité horlogère structurante : près de quarante ans après l’effondrement brutal de l’horlogerie française (marques et fournisseurs) qui occupait sur place des dizaines de milliers d’employés, non seulement cette mémoire horlogère est encore très prégnante dans l’imaginaire des habitants de ce « Pays horloger » [dénomination administrative qui en dit long, encore aujourd’hui, sur la force cet héritage historique], mais surtout dans le paysage des bourgs et des villages. On serait presque tenté de le remarquer aussi dans le paysage, à travers l’infrastructure routière, puisqu’il faut bien organiser, de Besançon à Genève et Neuchâtel, la migration quotidienne de 13 000 frontaliers vers les fabriques et les manufactures suisses…

Les beaux-arts de la montre (mécanique) ont été, pour cette région, une industrie fondatrice, tant culturellement qu’architecturalement ou industriellement : ce « Pays horloger » mériterait bien d’être transformé en une sorte de « parc naturel immatériel » [au sens Unesco du terme] d’une des grandeurs perdues de l’économie française. C’est ce patrimoine, constitué dès le XVIIIe siècle, établi au XIXe siècle, triomphant jusque dans les années 1960 du XXe siècle et tragiquement naufragé depuis [par l’impéritie des dirigeants de cette industrie aussi bien que par la myopie de leurs responsables politiques] que l’album Autour de la montre en Pays horloger entend remettre en valeur, avec des photographies comme on n’en avait encore jamais rassemblées, avec des textes aussi précis qu’accessibles et avec le concours de la région Bourgogne-Franche-Comté, qui a compris la valeur singulière de ce territoire marginal de la République, quoique fondamental pour la fierté de ceux qui s’y inscrivent dans l’espace et dans le temps.

L’inventaire de cette mémoire industrielle est précis : des sites servis par des ressources locales favorables (l’eau pour l’énergie, le bois, le fer), des bâtiments qui créent une unité architecturale relativement méconnue (la double baie de la « fenêtre horlogère », la relation étroite entre atelier et habitation, source de proximité sociale, etc.), des machines, des outils et, surtout, des hommes. De ce cadre naît un style de vie, presque un art de vivre entre bourgades et montagnes, avec un culte de la précision qui s’étale dans la quête de la lumière. C’est une France très particulière qui s’est épanouie là, entre 1800 et 1970, avec un glissement progressif des paysans aux horlogers, en passant par les paysans-horlogers, puis les horlogers-paysans : une France de travailleurs relativement libres et indépendants, fiers de leur savoir-faire et d’une habileté internationalement reconnue, un tissu mini-industriel bien inséré dans une nature âpre qui sait élever les âmes, sans grandes usines, ni prolétariat en haillons. Une France sans complexes vis-à-vis d’une Suisse voisine trop heureuse de profiter de ce fabuleux gisement de savoir-faire horloger, parfois capable de tenir tête à ses propres manufactures…

On va donc se laisser captiver par ce voyage dans le « Pays horloger », de ferme en ferme, d’atelier en atelier, de ville en ville : pas un hameau qui ne porte trace de ce passé horloger, pas une maison qui ne témoigne d’une opulence passée, celle d’avant cette horlogerie électronique que personne n’avait voulu voir venir et qui a pulvérisé le tissu industriel de l’horlogerie comtoise. À chaque virage de ce parcours quasiment « archéologique » [sauf qu’on n’a pas besoin de creuser, seulement de regarder ce patrimoine « vivant »], un témoignage sur ce qu’était la sous-traitance horlogère du temps de la division du travail, quand chaque bourg était spécialisé dans une tâche précise de la chaîne de fabrication d’une montre. Des usines reconverties en logements, des jardins où l’on déterre des vieux balanciers autrefois jetés au rebut, des outils oubliés au fond d’un grenier, des ouvertures insolites dans des fermes comtoises qui pratiquaient autrefois « l’horlogerie à la fenêtre » (le travail à domicile, devant la fenêtre pour profiter de la clarté). Peu de cicatrices dans ce tissu patrimonial : le passé est encore à portée de main, pas trop esquinté par le « progrès » ou les « reconversions ». Juste la poignante nostalgie d’une époque où les marques françaises n’avaient pas à rougir d’un Made in France qui n’était pas usurpé. Juste les regrets d’avoir tout loupé pour n’avoir rien compris quand l’âge d’or des belles mécaniques s’est mué en âge d’or de l’électronique…

Quelques défauts seraient à corriger : on regrette qu’il n’y ait pas un index des noms cités (ceux des entreprises, des marques et des personnes), tout comme on déplore l’absence d’une cartographie digne de ce nom – heureusement qu’il y a Google Maps pour arriver à situer sur le terrain où était l’usine de la Rasse à Fournet-Blancheroche (370 habitants). On peut estimer que cette généreuse démarche « d’inventaire du patrimoine culturel » [ici un peu trop « architectural » et pas assez « humain »] n’ait pas consacré plus de quelques phrases à la « culture » de ce peuple de paysans-horlogers comme à la sociologie très originale et aux relations sociales très particulières nées de cette organisation industrielle. Péchés qui seraient véniels si, précisément, ce n’était pas cette « culture » profonde qui pourrait permettre une vraie renaissance industrielle et créative de l’horlogerie française – mais c’est un autre débat, dont nous reparlerons plus tard…

❑❑❑❑ AUTOUR DE LA MONTRE EN PAYS HORLOGER (par le service Inventaire et Patrimoine de la Région Bourgogne-Franche-Comté, textes de Laurent Poupard et photographies de Sonia Dourlot, éditions Lieux dits, 128 p., 19 euros, 16 euros en souscription jusqu’au 28 février)


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