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Dix croyances magiques que répètent ceux qui racontent l'horlogerie (seconde partie)
Dans ce grand n’importe quoi, quelle troublante cacophonie de contresens historiques, de boniments et de mensonges désinformateurs : c'est l'art de se la raconter ! On relira avec profit les trois premiers volets de cette séquence bullshitologique : ils sont consacrés aux énormités répandues et répétées par les mythomanes des marques horlogères. Voici quelques stupidités et autres absurdités qui concernent l'histoire récente de la montre, ainsi que les réalités contemporaines du marché horloger.
❑❑❑❑ TEXTE ORIGINAL
« Les 10 croyances magiques que répètent les bonimenteurs qui racontent l'horlogerie (première partie) » (Business Montres du 31 mai 2015)
BULLSHITOLOGIE #3
Les dix croyances magiques que répètent les bonimenteurs et tous ceux qui racontent l’horlogerie » (seconde partie)
À force de fantasmer le passé, on le réinvente sans pouvoir comprendre le présent et encore moins anticiper l'avenir. On est exactement dans la citation de l’historien Marc Bloch : « Aussi bien que des individus, il a existé des époques mythomanes (...) Le Moyen-Âge, surtout du VIIIe au XIIe siècle, est un exemple de cette épidémie collective... Comme si, à force de vénérer le passé , on était naturellement conduit à l’inventer » (Apologie pour l'histoire). Certaines des données de cet article ont changé depuis cinq ans : nous les avons signalées…
C'EST LA FORCE DES MARQUES SUISSES QUI LEUR A PERMIS DE (RE)CONQUÉRIR LA PLANÈTE…
Malheureusement, l'objectivité historique doit nous obliger à admettre que le miraculeux rétablissement horloger suisse des années 1990- 2000 est dû à des facteurs exogènes. On peut l'expliquer par la conjonction positive d'évolutions dont la logique interne échappait à la volonté des horlogers suisses. Face aux Japonais, qui dominaient outrageusement la scène internationale à la fin des années 1980, les Suisses n'avaient à opposer qu'un repositionnement sur la mécanique haut de gamme. C'est là que les Japonais n'ont pas anticipé un retournement de la demande, doublé d'une application imprévue de la loi de Moore. Plus les montres électroniques devenaient bon marché et plus elles perdaient l'attrait qui avait été le leur dans les années 1970 : trop banalisées et produites en Chine à des prix toujours décroissants, elles ne pouvaient répondre à la demande des consommateurs avides de luxe sur les marchés traditionnels de la montre. Au lieu de réagir avec une nouvelle offre plus traditionnelle [celle que les Suisses mettaient en place], les Japonais ont accéléré dans une lassante course à l'innovation permanente et à la frénésie technologique, sans discerner le changement de paradigme : leur dédain de la mécanique s'est payé d'un déclin spectaculaire sur la scène internationale. Les Suisses n'y étaient pour rien – ils n'avaient pas d'autre choix que la mécanique traditionnelle pour exister et le Swatch pour générer les volumes qui finançaient ce come-back mécanique. Dans les années 2000, alors que la Suisse horlogère s'était remusclée, la sous-traitance dans les pays émergents a fait émerger une nouvelle classe d'enrichis de la globalisation, alors que ces économies créaient des richesses en passant du sous-développement au turbo-développement néocapitaliste. Les parts du gâteau s'accroissant d'année en année, la demande des belles montres s'est accrue au même rythme – mais sans que la communication des marques suisses y soit pour quoi que ce soit. Ce sont les marchés qui grandissaient, plus vite même que l'industrie horlogère ne pouvait l'anticiper pour répondre à une demande imprévue [d'où les courses aux capacités de production, les consolidations et la pénurie lancinante de montres dont les prix explosaient]. On cherche en vain, dans cette multiplication par cinq de la taille du marché horloger mondial, la moindre multiplication – même par deux – de l'efficacité du marketing des marques suisses : elles ont suivi comme elles pouvaient, avec des bonheurs incertains, une explosion de la demande qui leur échappait. Ce ne sont pas les marques qui ont imposé le moindre retour à l'horlogerie mécanique : ce sont les nouveaux riches des nouveaux marchés qui voulaient se distinguer des masses largement équipées en montres à quartz. Un snobisme qui peut demain changer de polarité et se porter sur d'autres objets que la montre suisse, désormais un peu trop liée aux affaires locales de corruption...
CE SONT DES SUISSES QUI PILOTENT LES PLUS FAMEUSES MARQUES HORLOGÈRES SUISSES…
On se demande ce que serait l'horlogerie suisse sans les frontaliers français, sans ses cadres supérieurs français et sans ses dirigeants français, pour ne rien dire des autres nationalités qui « pilotent » les grandes marques et les groupes de référence de l'horlogerie. Il n'y avait pas plus Français que Breguet lui-même, et on pourrait en dire autant de Ferdinand Berthoud – deux stars de l'histoire horlogère. 40 % du personnel des manufactures romandes est français, tout comme le sont Bernard Fornas (CEO du groupe Richemont, dont l'actionnaire est sud-africain), Richard Mille, Robert Greubel (Greubel Forsey, Stephen Forsey étant anglais) ou François-Paul Journe – pour ne prendre que des exemples très différents. Le CEO de Cartier est français, celui d'IWC, celui d'Audemars Piguet, celui de Tissot et celui de Montblanc également, tout comme celui d'Omega est britannique, mais celui de Panerai est italien alors que celui de Frederique Constant est néerlandais [NDLR 2020 : certaines de ces données ont changé]. Celui de Rolex est actuellement italien et celui de Franck Muller arménien [idem]. Que d'Italiens au sein du Swatch Group, fondé par un entrepreneur d'origine libanaise formé en France ? Le CEO de Bvlgari est français, de même que son actionnaire LVMH (Bernard Arnault), alors que le propriétaire de Chopard est allemand, mais la manufacture Swiss Made Soprod (groupe Festina) a un actionnaire espagnol. Ne parlons du patron ex-luxembourgeois des montres LVMH (Jean-Claude Biver). Le pavillon français flotte également sur des manufactures suisses aussi réputées que Girard-Perregaux ou Ulysse Nardin, alors que Corum ou Eterna sont entre des mains chinoises. On continue le trombinoscope international ?
C'EST LE « SWISS MADE » QUI GARANTIT LA BIENFACTURE HELVÉTIQUE D'UNE MONTRE…
Combien de marques pratiquent un authentique Swiss Made ? C'est-à-dire une fabrication rigoureusement et industriellement suisse, qui ne se contente pas de répondre à la lettre de l'ordonnance de 1971 (celle qui définit les critères du Swiss Made), mais à son esprit – qui correspond à la croyance populaire d'une fabrication intégrale en Suisse des montres qualifiées de suisses . Répondre à cette question revient à douter de plus de 90 % de la production suisse, dont les composants – d'habillage comme de mouvements – usent largement et généreusement de la sous-traitance asiatique. Si Rolex est la marque la plus véridiquement suisse dans sa verticalisation manufactière, elle n'est accompagnée sur cette voie que par un infime minorité de marques prestigieuses du Top 20 de l'horlogerie suisse [mettons à part les marques de niches ou celles des créateurs indépendants]. Ni Cartier, ni Omega, ni TAG Heuer, ni Breitling, ni Longines, ni Tissot, ni Swatch ni tel ou tel autre nom célèbre ne se privent du renfort substantiel des fournisseurs exotiques à leur modèle économique. Contrairement à ce qu'imagine le grand public, le Swiss Made n'est pas un label géographique, mais un critère analytique (comptable) dans l'évaluation du prix de revient de la montre. Un mouvement peut n'avoir rien de suisse que son assemblage final en Suisse. La montre dans laquelle ce mouvement sera emboîté peut n'avoir rien d'autre de suisse que ce mouvement faussement suisse et son contrôle final dans un atelier suisse. Ce qui laisse de la marge pour les fraudeurs, les tricheurs et les enfumeurs : on en arrive même à soupçonner quelques grandes marques aux forts volumes de ne pas effectuer en Suisse la totalité des opérations qui garantiraient l'intégrité de ce Swiss Made, désormais apposé préventivement sur des montres qui n'ont jamais vu le moindre paysage suisse avant d'arriver dans les vitrines de lointains détaillants exotiques. Faute de gendarme du Swiss Made, qui le vérifiera et qui osera sévir ?
C'EST AUX ENCHÈRES QU'ON VÉRIFIE QU'UNE MONTRE SUISSE NE PERD PAS DE VALEUR…
C'est le genre de promesses qui n'engage que les consommateurs qui ont le tort d'y croire. Comme tous les biens de luxe, et même comme n'importe quel produit de consommation, les montres perdent une part sensible de leur valeur dès qu'elles sortent de la boutique où elles ont été achetées. Certaines décotent moins que les autres en fonction de critères complexes : une Rolex Submariner de série se revendra en moyenne à 75 % de sa valeur neuve [NDLR 2020 : depuis, ce score s’est nettement amélioré], alors qu'une Breitling de production courante n'atteindra guère que 40 % à 50 % de cette valeur en cas de revente rapide. Les records aux enchères concernent quelques rares références d'une petite poignée de marques, dont les modèles courants connaissent le même phénomène de décote. Il faut compter trois à quatre décennies pour qu'un modèle standard qui « se tient bien » aux enchères retrouve (en monnaie nominale) sa valeur initiale : c'est de plus en plus rarement le cas pour les montres des catalogues récents [les marques ont à la fois exagéré leurs prix – sanctionnés sur le seconde marché – et beaucoup trop produit]. Contrairement à une idée reçue, les montres se démodent : celles des années 1990 sont généralement « importables » (trop petites, trop banales, trop datées). Même si on vous certifie que vous n'êtes que le dépositaire provisoire de montres qui feront le bonheur patrimonial des « générations futures », ce n'est vrai que dans 1 % à 2 % des modèles produits aujourd'hui : cette réassurance autour d'une valeur anticipée ne tient qu'à des facteurs exogènes, imprédictibles et non rationnels...
C'EST L'HORLOGERIE DE LUXE QUI PERMETTRA À LA SUISSE DE RÉSISTER AUX SMARTWATCHES…
L'affirmation est pour le moins douteuse. D'une part, parce que la marque Apple – déjà positionnée sur le luxe dans sa catégorie de produits électroniques – prétend instituer un nouveau standard de luxe connecté au poignet. Ajoutons que les montres connectées – par leur universalité fonctionnelle et leur impérieuse nécessité dans un monde d'hyper-connexion – vont déloger les montres suisses de poignets où il n'y aura jamais qu'une montre à la fois. D'autre part, parce que rien ne garantit que le luxe horloger de demain sera le luxe horloger tel qu'on l'a connu des années 1990 à aujourd'hui. Plus généralement, les marchés du luxe – tous produits confondus – vivent actuellement une spectaculaire mutation et ce qu'on appelle un brutal « changement de paradigme » : les nouveaux clients du luxe ne sont plus les mêmes qu'il y a vingt, quarante ou soixante ans et ils n'ont plus les mêmes demandes. De plus, tout miser sur le luxe horloger – qui ne représente guère que deux ou trois millions de montres produites chaque année – pour sauver une industrie qui en produit actuellement près d'une trentaine de millions par an, c'est totalement illusoire [NDLR 2020 : ces données ont changé] : ce sont ses volumes qui peuvent sauver l'industrie horlogère suisse, ses usines et ses dizaines de milliers d'emplois, pas ses prétentions habituelles à un luxe intemporel qui semble vouées à une relative obsolescence...