LE SNIPER DU WEEK-END (accès libre)
En fait, c’est de l’actuelle « polarisation créative » du marché qu’il faudrait se soucier
On va aussi vous parler des chaises musicales de la semaine, du retard chronique des horlogers et de l’utilité fonctionnelle des « salons digitaux » qu’on nous promet pour 2021 : enfumage ou bouée de secours ?
ÉDITORIAL
Ne commettez pas
cette toxique erreur de parallaxe
à propos de la « polarisation » du marché
Depuis qu’Olivier R. Müller a soufflé aux analystes de Morgan Stanley le concept de « polarisation » du marché horloger [une ou deux poignées de grandes marques qui captent à elles seules les trois-quarts, sinon plus, du chiffre d’affaires de l’horlogerie], tout le monde en use et en abuse. Tant mieux, parce que c’est un concept particulièrement utile pour comprendre le marché : quand moins de 5 % des marques assurent 95 % de l’activité, il faut commencer à s’inquiéter pour la biodiversité de l’écosystème horloger. Quand ces maisons, qui ne comptent pas même pour 10 % des volumes exportés, représentent plus de 90 % de la valeur ajoutée, il faut s’inquiéter pour la survie des marques qui ne relèvent pas de ce pôle de suractivité…
Encore faut-il ne pas s’illusionner sur la portée réelle de cette « polarisation ». On voit ainsi des « experts » [généralement autoproclamés], quelques médias [copieurs-colleurs sans vergogne] et différents analystes [pas toujours pertinents si on se réfère à leurs pronostics précédents] répéter en boucle que l’avenir appartient désormais à la seule horlogerie haut de gamme et que l’horlogerie ne trouvera plus son salut que dans le luxe. Ce qui est éminemment douteux, pour différentes raisons…
• D’une part, l’horlogerie suisse (à peu près 15 milliards de francs et 15 millions de montres exportés cette année) est loin de résumer l’horlogerie mondiale – même si elle réalise, grâce à ses marques de luxe, près des deux-tiers du chiffre d’affaires mondial de l’horlogerie. La polarisation qui rend le mieux compte des réalités du marché de la montre ne correspond que très imparfaitement à la situation des autres marchés : pas de polarisation en Chine (pour les marques locales), pas de polarisation ailleurs en Europe, etc. On doit donc relativiser l’impact mondial de l’évidente polarisation suisse…
• D’autre part, cette polarisation de la valeur sur quelques grandes marques [entre dix et quinze au maximum] ne signifie en rien que seules les « grandes marques » ont aujourd’hui le vent en poupe : le croire sera une tragique erreur de parallaxe. Ces grandes marques ont souffert comme les autres de la crise sanitaire, mais, comme elles avaient les reins solides et des réserves financières suffisantes [c’est encore plus vrai pour les marques adossées à des groupes de luxe], elles ont pu absorber le choc plus aisément que les marques de dimensions plus modestes aux trésoreries plus courtes. Contrairement à une idée reçue, les « petites marques » – généralement indépendantes – et les ateliers de créateurs indépendants continuent à bénéficier d’une dynamique étonnante en ces temps de pandémie. Un seul exemple : les 100 000 % de souscription pour les vingt montres annoncées par Philippe Dufour, alors même qu’on ne connaissait pas le prix de ces Simplicity [prix qui devrait osciller entre 200 000 francs et 900 000 francs ou plus !].
Il est navrant de voir des observateurs de l’horlogerie marteler une idée fausse : non seulement la plupart des petites marques ont relativement bien tiré leur épingle du jeu [du moins quand elles étaient correctement gérées et qu’elles avaient quelque chose à dire], mais elles ont même réussi à élargir leur territoire de notoriété et de respectabilité. Les grands collectionneurs privilégient désormais les « montres de garage » [pour reprendre une expression œnologique] imaginées par des horlogers créatifs : ils font de moins en moins confiance aux grandes marques, qui vont finir par tuer le marché à coups de rééditions de montres vintage recommandées par les tableurs Excel des « playmobils » – cette génération de managers sortis des écoles de commerce sans bien connaître la montre, ni d’ailleurs bien connaître le monde.
Contrairement aux idées reçues que propagent ceux qui n’ont pas compris la portée de la polarisation dont ils se gargarisent, il faut maintenant approfondir cette notion de polarisation économique, qui explique la structure actuelle du marché. La vraie polarisation – celle qui explique et qui pilote la dynamique du marché – reste la polarisation créative, qui est le plus souvent le seul carburant des « petites marques » et des nouveaux créateurs. Alors que le mainstream horloger a de plus en plus tendance à se résumer, d’un côté, aux montres connectées multifonctionnelles de type Apple Watch et, de l’autre, aux montres spéculatives (Rolex, Patek Philippe, etc.), les vraies différences entre les offres se jouent à présent autour de la créativité des montres qui sont présentées.
• Cette polarisation créative n’est pas une question de prix [elle s’opère sur tous les segments de marché], ni une question de style [on la constate du néo-classique au plus disruptif, repompages vintage compris]…
• C’est une question d’inventivité, de recombinaison des codes horlogers traditionnels, de lectures alternatives de l’heure, d’explosion chromatique et de révolution formelle. Ceci à tous les niveaux de prix et pour tous les statuts de marques, qu’elles soient neuves, rénovées, patinées ou reconstruites.
Pour résumer, une « polarisation » peut en cacher une autre ! Pour les analystes pressés et pour les « experts » myopes, autant la polarisation économique est facile à détecter [encore fallait-il y penser] puisqu’il suffit de lire les chiffres et de les compiler, autant la polarisation créative est plus subtile à appréhender – alors même qu’elle permet d’anticiper les évolutions du marché et qu’elle est donc plus opérationnelle. Cette polarisation créative réclame une connaissance fine du marché et des messages émis par les marques autant que par les amateurs : par ses contenus à forte valeur ajoutée rupturiste, elle est la réponse géniale des horlogers traditionnels face aux montres connectées. Toutes les marques sont loin de l’avoir compris. C’est sur ce critère que se fera la sélection darwinienne qui nous attend dans les années à venir, à commencer par 2021. On vous laisse réfléchir là-dessus…
Les autres actualités du week-end
et quelques questions du jour
❑❑❑❑ LES CHAISES MUSICALES DU JOUR (1) : on vous avait signalé le débarquement chez Greubel Forsey de l’ex-patron de Girard-Perregaux et Corum dès la rentrée (Baromontres Business Montres du 1er septembre). Pour remettre en ordre de bataille une manufacture un peu malmenée au cours de ces dernières années, on s’attendait à ce qu'Antonio Calce (ci-dessus) travaille à la tronçonneuse plus qu’au scalpel, mais il a réussi à refaire une belle omelette sans casser d’œufs : le voici nommé CEO d’une des maisons indépendantes qui devraient progresser de façon spectaculaire en 2021. Vous avez aimé les premières quinze années de Greubel Forsey : la symphonie qui s’annonce pour les quinze suivantes devrait être fantastique !
❑❑❑❑ LES CHAISES MUSICALES DU JOUR (2) : chez HYT, Grégory Dourde cède son fauteuil de CEO à Michel Nieto (ex-Baume & Mercier) qui était jusqu’ici le COO de la marque, mais c’est pour mieux assurer la direction de Preciflex, la structure sœur de HYT pour ce qui concerne la recherche appliquée sur la fluido-mécanique. D’importants développements attendent Grégory Dourde (ci-dessous) dans ses nouvelles fonctions de CEO à plein temps de Preciflex (il gérait jusqu’ici les deux entités) : le luxe (pas forcément horloger), le medtech et le… tabac (liquides pour les vaporettes) s’intéressent de près à cette hydro-dynamique. Mêmes patrons, mêmes locaux : l’aventure fluidique continue !
❑❑❑❑ LE RAPPEL DU JOUR : bien entendu, notre article sur le parfum de scandale qui environne une possible « affaire Banksy » [la création offshore d’un légende artistique contemporaine] a commencé à créer quelques remous dans le village horloger (Business Montres du 18 décembre). L’idée qu’il puisse y avoir plusieurs « Banksy » dérange, de même que l’idée qu’il puisse y avoir eu plusieurs générations de « Banksy » – ceux qui le seraient aujourd’hui ne l’étaient pas hier ! D’autant que plusieurs marques horlogères avaient plus ou moins tenté une « appropriation culturelle » de la saga artistique du ou des « Banksy ». C’est le propre des légendes d’être nimbées d’un halo de mystère : que Pierre Koukjian soit ou non un des possibles « Banksy » importe finalement peu [sinon pour l’estime qu’on peut porter à sa propre démarche artistique disruptive, ici particulièrement géniale et réussie]. Ce qui se profile derrière cette « affaire Banksy » est autrement plus intéressant : c’est un coup de projecteur sur la corruption profonde du marché de l’art contemporain…
❑❑❑❑ LA QUESTION DU JOUR (1) : est-ce que toutes les marques – notamment celles qui étaient prévues à Watches & Wonders 2021, mais aussi toutes celles que « drague » actuellement la Fondation de la haute horlogerie ont besoin du « salon digital » qu’on leur propose ? Ces « salons numériques » ont-ils une utilité pour n’importe quelle marque ? La réponse est plus que nuancée, y compris pour les grandes marques ! Celles qui disposent de filiales internationales et qui ont achevé leur globalisation n’ont plus vraiment besoin d’un événement digital centralisé : elles sont à même d’organiser ponctuellement, tout au long de l’année, des événements locaux de lancement « physique », largement suffisants pour rameuter détaillants, médias et grands amateurs locaux. C’est encore plus vrai avec la polarisation spectaculaire de l’activité horlogère autour du marché chinois [le seul qui tourne à présent en vitesse de croisière]. Pour ces « grandes marques », le « salon numérique » n’est qu’un outil promotionnel parmi d’autres, nécessaire mais de loin pas suffisant…
❑❑❑❑ LA QUESTION DU JOUR (2) : pour les marques plus modestes, pour les maisons traditionnelles qui n’ont pas terminé leur internationalisation et pour les créateurs indépendants, l’urgence de ces « salons numériques » (modèle Watches & Wonders 2020 plus ou moins corrigé de ses lourdeurs) est tout sauf évidente pour 2021. D’une part, on a noté que les détaillants n’étaient que très marginalement sensibles à ces zoom parties massificatrices et qu’ils préfèrent des événements plus ciblés et plus personnalisés. Même faiblesse dans la réponse des médias, à l’exception des plus spécialisés qui connaissent déjà plus ou moins la marque et les produits pour comprendre l’intérêt de ce qui leur est présenté en distanciel (visioconférences) : les autres relais d’opinion ont du mal à embrayer sur ces web casts – pas toujours très professionnels. Pour ce qui est des amateurs, ils tendent toujours à considérer comme indispensables le passage présentiel par la boutique pour passer la montre à leur poignet : seule une infime minorité semble capable de se décider uniquement en ligne pour l’achat d’une nouveauté, quel que soit le niveau de prix considéré. La seule exception reste la nouvelle itération d’une montre existante, par exemple la version Vianney Halter du régulateur de Louis Érard, modèle connu déjà animé par Alain Silberstein : quand on a confiance dans la marque et dans le produit, on peut se disputer en ligne pour l’acquérir sans l’avoir eu entre les mains…
❑❑❑❑ LA QUESTION DU JOUR (3) : la question ultime à se poser pour ces « salons digitaux » reste celle de la captation des parts de marché médiatiques. Quand trop de marques [notamment de très grande taille] lancent simultanément leurs nouveautés en ligne et multiplient les conférences dédiées à tel ou tel marché, l’effet de saturation est immédiat, en particulier pour les médias. Les marques qui ne sont pas de « première nécessité » sont marginalisées, étouffées et écrasées. C’est encore plus vrai pour les créateurs indépendants et les marques d’atelier, qui n’ont donc pas un intérêt vital à hurler avec les loups, mais qui décrocheront de bien plus belles parts de marché médiatiques en décalant leurs annonces avant comme après le rush des grandes marques – le mieux étant de lisser ces présentations tout au long de l’année et d’optimiser cet agenda par une parfaite maîtrise de la « machine » médiatique. L’effet de dilution et le taux d’attrition des audiences sera encore plus sensible si la FHH intègre dans son offre – elle en a bien l’intention – quelques nouvelles marques extérieures au précédent sérail SIHH…
❑❑❑❑ LA QUESTION DU JOUR (4) : donc, pour conclure sur une réponse à la question posée et pour ce qui concerne l’utilité des « salons numériques » qui devraient se tenir au printemps 2021, la réponse est plus que nuancée : tout va dépendre de la taille de la marque, de son propre calendrier de lancement, de la nécessité d’aller ou non à la rencontre de cibles qu’elle n’atteindrait pas autrement qu’en ligne et de son expertise en ju-jitsu sociomédiatique. Ce sera aussi, on peut s’y attendre, une question de budget : le rapport prix/service de l’offre FHH n’étant pas fondamentalement excitant…
❑❑❑❑ LA QUESTION DU JOUR (5) : serait-il vrai que la FHH (chargée de la mise au point du salon numérique Watches & Wonders) fait à présent du « chantage » aux marques inscrites pour l’édition 2020 en les menaçant plus ou moins (courtoisement, mais fermement) de les exclure des possibles prochaines éditions physiques internationales de Watches & Wonders, en Chine ou ailleurs ? Sans souscription (coûteuse pour le service rendu) à la plateforme numérique proposée pour avril 2021, aucune chance de participer à une quelconque initiative chinoise ! Pour les petites marques et celles du défunt Carré des indépendants, qui n’ont guère d’alternative pour exister en 2021, c’est un argument qui compte. D’où une suggestion : pourquoi ne se regroupent-elles pas, hors agenda imposé par Watches & Wonders, pour créer leur propre plateforme numérique et décider, au mieux de leurs intérêts réciproques et croisés, d’un autre agenda d’intervention digitale ?
❑❑❑❑ LA CITATION DU JOUR : « Nous vivons dans un métier qui donne l’heure, mais qui est toujours en retard » – merci au toujours ponctuel Richard Mille [c’est la politesse des rois, et il est… royal !] de nous rappeler quelques vérités sur notre chère horlogerie. Cette citation remonte à… 2007 et elle n’a pas pris une ride…
❑❑❑❑ LE DESSINS DU JOUR : « Je vais vous dire une chose. Sur les bords du Rhin comme à Bâle ou sur les bords du lac comme à Genève, un salon horloger reste un salon horloger : l’important, c’est d’y rester en bonne compagnie » (séquence « Watch Comedy Club » en accès libre : Business Montres du 12 décembre). Maintenant qu’on sait – grâce à nos révélations – que Hour Universe sera par principe maintenu entre la fin juin et le début juillet 2021 et que l’annulation de Watches & Wonders en avril est confirmé, la grande question du début de l’année pour les marques sera de savoir qui va faire quoi et où ! La formule du « salon digital » prônée par Watches & Wonders a prouvé ses limites en 2020 : pourquoi concentrer le tir groupé de trop de marques sur une période de temps trop courte pour ne pas générer de considérables pertes d’attention et de parts de marché médiatiques – surtout aux prix pratiqués par la Fondation de la haute horlogerie, qui gère encore le projet ? Ceci posé, faut-il retourner à Bâle ? Pour beaucoup de marques, privées de tout rendez-vous communautaire en 2020, la question ne se posera même pas…