LA BOÎTE À GIFLES (accès libre)
Les 7 secrets de ceux qui veulent absolument planter le lancement de leur marque de montres
Tous les jours ou presque, un créateur horloger se met en tête de lancer sa marque. Toutes les semaines, on voit éclore une dizaine de nouveaux projets horlogers sur les réseaux de sociofinancement. Tous les ans, on apprend la disparition de créateurs indépendants dont la marque semblait pourtant intéressante et solide ! Cherchez l’erreur Le marketing horloger est un sport de haut niveau et une pratique à risques : quels sont les sept secrets pour aller droit dans le mur en créant sa marque horlogère ?
• PREMIER SECRET : LA DÉNOMINATION
Autant faire comme tout le monde : choisir un nom qui ne signifie rien, un mot qui sonnerait vaguement anglo-saxon et qui se prononcerait bien même en ouïgour [on a des ambitions ou on n’en a pas !], en écrivant avec un « K » les mots qui commencent par « C » ou en enlevant des voyelles à un mot pour faire plus chic. Les Chinois ayant déposé à peu près tous les noms des grands horlogers du passé, il faut savoir afficher sa créativité en faisant dans la baroque imaginative. On sait aujourd’hui qu’il ne faut jamais créer de marque à son propre nom, mais on en voit encore qui s’y acharnent [« Pourquoi pas moi, puisque Richard Mille l’a fait ? »]. L’idéal est de dépenser d’emblée beaucoup d’argent pour protéger cette nouvelle marque urbi et orbi, avant de s’offrir un super-logo professionnel qui fera la différence…
• DEUXIÈME SECRET : LA DIGITALISATION
Ce qu’il faut absolument, avant même d’avoir en main le premier prototype, c’est ouvrir une page sur quatre, cinq, six, voire sept réseaux sociaux en même temps, puisque, par définition, les larges masses n’attendent que de s’agréger en puissantes communautés autour des marques inconnues. Pour créer des contenus originaux sur ces réseaux sociaux, autant multiplier les images de poignets velus, d’accessoires horlogers (loupe, tournevis, etc.), de palmiers sur fond de ciel bleu ou même de copines aux formes incertaines qui rigolent bêtement [on est une bande de jeunes et on se fend la gueule !].
• TROISIÈME SECRET : LA MONÉTISATION
C’est une évidence pour les initiés : Kickstarter est une tirelire siphonnable à l’infini ! Il faut donc s’y précipiter pour rafler les millions spontanément apportés par les souscripteurs énamourés : « Puisque Filippo Loreti a pris quatre millions, pourquoi pas moi ? »... On laissera les ronchons de Business Montres se demander si la mascarade n’est pas en train de tourner court. Puisqu’il suffit de tenter sa chance à la loterie kickstartérisée et puisque tout y réussit aux audacieux, autant y promouvoir n’importe quoi à n’importe quel prix – et surtout n’importe comment, parce que chacun sait que les règles élémentaires du marketing sont faites pour être transgressées par les jeunes créateurs horlogers…
• QUATRIÈME SECRET : LA COMMUNICATION
D’abord parler, dire, expliquer, justifier : avant même d’avoir réfléchi à la réalité des montres qu’on veut mettre sur le marché, il faut les raconter. Sans lésiner sur les mots « expérience », « transparence », « design », « génération », « valeur », « icône », « authenticité », « disruption », « personnalisation », « phygital », « sociétal » et « radical » [ça fonctionne dans n’importe quel ordre : il suffit de secouer et les phrases apparaissent]. La cible est forcément milléniale (écrire « Millenials » : c’est plus chic) et la concurrence indéniablement et honteusement mainstream. Tout ceci est le socle du storytelling rupturiste qu’on va inlassablement décliner par une politique hardie de brand content cross media, ces contenus étant soutenus par des images boboïsantes, à base de vélos (tendance urbaine), de forêts (tendance éthique éco-responsable), de falaises (tendance outdoor) ou de vagues (tendance sport chic). Dès que le dossier de presse est peaufiné, on peut passer à la conception du produit qui découlera de ce manifeste générationnel dont la nouvelle horlogerie manquait absolument…
• CINQUIÈME SECRET : LA CRÉATION
Pour lancer une marque, il faut bien créer des montres : les horlogers ont la fâcheuse habitude de commencer par cette première étape [c’est dire à quel point ils sont ringards !], mais les jeunes créateurs la considèrent comme subalterne. Pourquoi un design devrait-il être original, puisque Daniel Wellington a pu percer sur la base d’une insondable banalité ? Au besoin, on évoquera une mystérieuse esthétique « Bauhaus » et un vague minimaliste scandinave, à moins qu’on ne verse dans la « citation iconique » et qu’on se vautre dans une « inspiration vintage » dont l’originalité n’échappe à personne. Très valorisant : l’évocation d’une « capsule » ou d’une « collab » pour ces premiers dessins [« J’en ai parlé avec l’assistant de Philippe Stark »]. L’étape suivante n’est pas moins héroïque : une fois les sketches numérisés, il faut passer à la production des premiers prototypes, en passant soit par la case Suisse [le tir aux pigeons sur les jeunes créateurs est un sport national chez les fournisseurs de l’horlogerie, qui adorent la chair tendre de ces naïfs volatiles], soit par la case Hong Kong [puisque chacun que le Swiss Made est une valeur très frelatée], soit par les deux à la fois [là, on repère tout de suite l’initié et on le jauge au flou qu’il sait entretenir sur son sourcing]. Le vrai secret, c’est de faire confiance à des « intermédiaires de confiance », au pied des Alpes comme au pied du Victoria Peak : le résultat est toujours croquignolesque…
• SIXIÈME SECRET : LA DISTRIBUTION
Pourquoi jouer petit bras quand les plus grands détaillants de cette planète n’attendent que votre nouvelle marque ? C’est la conviction profonde des jeunes créateurs qui ne choisissent pas de faire leur entrée sur le marché avec une e-distribution qui semble moins compliquée que le recours aux détaillants [grave illusion, dont ils guériront – ou pas – en comprenant qu’il est plus difficile d’émerger parmi des centaines de millions de sites que de convaincre quelques centaines de professionnels rompus aux exigences du marché de la montre]. Peu importe la réalité de ces marchés, puisque tout jeune créateur de marque se sent appelé à répondre victorieusement, sur n’importe quel canal commercial, aux demandes pressantes et protéiformes des amateurs de montres. Comment ces créateurs pourraient-ils admettre que le monde n’a pas vraiment besoin de leurs montres [qui ne sont pas des articles de première nécessité] et que l’industrie horlogère n’a aucunement besoin de leur marque – alors qu’elle en compte déjà trop d’inutiles et de surnuméraires ?
• SEPTIÈME SECRET : LA DISSIMULATION
Une fois de plus, autant faire comme tout le monde et mentir comme un arracheur de dents du début à la fin des opérations de lancement. En commençant par se mentir à soi-même : se tromper d’époque en se disant que d’autres y sont bien arrivés et analyser le marché tel qu’on voudrait qu’il soit au lieu d’être comme il l’est est un secret qu’on se transmet de serial créateur en serial planteur. Chacun sait qu’il faut sourire d’un air entendu quand Maximilian Büsser (MB&F) ou Richard Mille expliquent qu’ils n’appliqueraient sans doute pas les mêmes méthodes et qu’ils n’emprunteraient pas les mêmes voies pour se lancer – voire qu’ils ne tenteraient même pas de démarrer ! On doit impérativement mentir à son actionnaire : les tableurs Excel sont là pour ça, de même que les études de marché, idéales pour démontrer que nous ne vivons plus dans un monde VICA (« volatil, incertain, complexe et ambigu ») – et puis, après tout, les riches sont faits pour payer. Il faut mentir à ses fournisseurs, qui sont faits pour être plantés. Il faut mentir aux médias, qui n’y entravent rien de toute façon et à qui on peut impunément raconter n’importe quoi. Il faut mentir aux amateurs, qui bêleront de bonheur quand ils seront soumis à une telle suffisance créative : tweetez, facebookez, instagramez toujours et tant que vous voudrez, vous ne risquez pas d’être démenti et il restera toujours quelques gogos crédules pour vous croire.