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ANTICIPATIONS #01 (accès libre)
L’insécurité pour moteur et comme perversion de l’activité horlogère

À quoi « marche » l’industrie des montres et grâce à quel carburant avance-t-elle, si tant est qu’elle ne pratique pas un sur-place régressif habilement camouflé en « légère accélération de la croissance » ? Les acteurs de l’horlogerie n’échappent pas aux courants dominants de l’air du temps qui, sans verser dans la collapsologie primaire, n’est pas très rassurant…


Les différents « peuples » de l’horlogerie – ceux d’une Suisse plus centrale que jamais dans l’espace industriel européen de la montre – n’échappent pas au mal-être général qui étreint les « peuples » des différentes nations européennes. De même que les « peuples » des différentes nations de l’espace grand-européen sont politiquement de plus en plus tentés par un réflexe « isolationniste » [qui trouve une traduction politique dans un populisme étendu aux quatre coins de l’échiquier politique], on voit les « peuples » de l’horlogerie – toutes marques et toutes fonctions confondues – travaillés sourdement par une triple insécurité qui peut expliquer ce qu’il faut bien appeler l’actuelle atonie dépressive de la communauté horlogère. Face à un avenir de moins en moins prédictible et de plus en plus inquiétant, cette triple insécurité ressentie par les « peuples » de l’horlogerie est tissée à la fois d’angoisses économiques [que vont devenir les métiers de la montre dans les années à venir ?], de troubles identitaires [quelle est la place des objets du temps dans une société hyper-numérisée ?] et d’inquiétudes plus globalement existentielles, à repérer du côté de l’éthique autant que l’incertitude environnementale [dans quel monde vivrons-nous si nous survivons aux multiples crises qu’on voit fermenter au quotidien ?]. Interrogations qui ne sont pas triviales et dont la conjonction peut expliquer l’actuelle morosité des acteurs de l’horlogerie et l’extravagante vacuité de l’actualité des montres, qui est tout sauf créative et tout sauf dynamique…

❑❑❑ Angoisses économiques : inutile de revenir sur l’effritement régulier de l’activité horlogère suisse [et plus généralement européenne], qui n’a toujours pas dépassé ses chiffres de 2014-2015 et qui semble tétanisée par sa nostalgie des précédentes « bulles » qui ont permis de globaliser sur un grand pied l’industrie des montres. Une industrie qui semble résignée à perdre chaque année un bon million de montres en volumes exportés et, selon les millésimes, autour d’un milliard de francs suisses en valeur réalisée. Décroissance qui se traduit par une précarité accrue pour 95 % des acteurs de l’horlogerie (marques, personnels, fournisseurs, détaillants, partenaires), alors même que le secteur n’est plus tiré que par les 5 % d’opérateurs [sans doute moins] qui polarisent l’essentiel des ventes en concentrant sur une poignée de grands noms la richesse produite. Pour tous les autres, c’est la peur au ventre pour le quotidien et la trouille au cœur pour l’avenir, dans un climat dépressif qui n’encourage ni les prises de risque, ni les audaces créatives. Les institutions horlogères traditionnelles se déglinguent (Baselworld, SIHH, GPHG, etc.), mais on ne voit rien venir à l’horizon que le « soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie » (la sœur Anne du Barbe-Bleue de Perrault). Burn-out pour ceux qui ne savent plus où donner de la montre, bore-out pour ceux qui ne savent plus comment s’en sortir…

❑❑❑ Troubles identitaires : la réponse au « qui suis-je ? » des horlogers est moins claire que jamais, alors que l’édifice industriel des montres traditionnels subit de plein fouet l’impact des montres connectées [qui était prévisible, mais que personne n’a voulu anticiper] aussi bien que le choc culturel d’une mutation générationnelle déjà largement repérable dans la démographie [les vieux baby-boomers n’ont pas vu venir l’irruption des milléniaux sur le marché]. Quelle sera la place des montres « classiques » à côté, en marge ou dans un ailleurs que les montres connectées voudront bien leur laisser, tant le triomphe de la carpo-révolution semble inéluctable et irrépressible ? Une industrie horlogère traditionnelle – mécanique, électronique ou même numérique – peut-elle survivre à l’ombre des géants internationaux de la connectivité ? Comment faire prospérer, dans l’hyper-digitalisation de la société qui se dessine, un héritage de quatre siècles dans la bienfacture technique et précieuse appliquée aux objets du temps et aux beaux-arts de la montre ? Bref, qui suis-je, que fais-je et où vais-je ? Que ceux qui ne ressentent pas cette inquiétude jettent la première pierre à ceux qu’elle tétanise…

❑❑❑ Inquiétudes existentielles : elles sont plus diffuses et plus impalpables, donc subtiles à prendre en compte et à guérir. Aussi centrale soit-elle, la Suisse n’est qu’un des grains de sable de la plage planétaire. Même en additionnant leurs forces, les pays berceaux de l’horlogerie (Suisse, France, Allemagne, Grande-Bretagne ou Italie) ne pèsent qu’un infime pourcentage de la population mondiale, avec des économies de plus en plus exténuées dont les taux de croissance réels sont assez ridicules. Tout ceci dans un environnement géopolitique de plus en plus menaçant [la démondialisation menace de refragmenter le monde en « blocs » macroculturels hostiles] et un écosystème naturel qui va en se dégradant et dont la détérioration alimente de poignantes nostalgies d’un temps où il y avait des glaciers, des hirondelles, des papillons dans les haies et des fermières aux roues rouges pour traire les vaches. Ce cliché jaunit et l’image s’estompe. Chacun a conscience, pour des raisons personnelles ou professionnelles, que demain a des chances d’être beaucoup moins bien qu’aujourd’hui, qui sans déjà pire qu’hier. Face aux changements climatiques et ethno-culturels de leur biotope, les parents ont peur pour leurs enfants et les enfants en veulent à leurs parents de cet héritage ravagé. Comment ne pas avoir le blues ou le cafard dans cet amer présent ?

Bien sûr, c’est cette nostalgie collective pour un passé plus fantasmé que bien assumé qui alimente, côté horlogerie, une passion du « vintage » qui a contaminé tous les catalogues : on réédite plus qu’on ne crée parce qu’on sait que c’est dans les vieux pots iconiques qu’on fait les meilleures soupes commerciales. On pourrait même considérer que cette rétronostalgie génératrice d’angoisses est un carburant tout ce qu’il y a de plus performant pour doper l’activité horlogère : acheter une montre [qu’il s’agisse d’une Ice-Watch Steel ou d’une Nautilus de Patek Philippe] revient à s’offrir un « doudou » contemporain, un fétiche anti-angoisse et un neuroleptique qui semble efficace contre les dérives du temps qui passe [qu’on parle ici des obsédés de l’ostentation statutaire ou des spéculateurs]. On a les carpo-calmants qu’on peut ! Demandez-vous si la mode des boîtiers en bronze oxydable n’est pas une forme de négation d’un présent qu’on préfère patiné tellement le neuf suscite d’inquiétudes…

Reste que ce carburant mélancolique, aussi explosif qu’il soit pour les marques qui pratiquent l’onanisme iconique, n’apporte qu’un soulagement provisoire : il n’est pas le meilleur moyen d’affronter l’avenir, puisqu’il conduit à entrer dans le futur en marche arrière et avec des volumes toujours plus limités [lesquels volumes décroissants condamnent l’industrie horlogère à un effacement programmé, puisqu’il faut des usines pour maintenir les emplois et le savoir-faire] : on dirait que personne n’a tiré les leçons de l’expérience tragique vécue par les montres suisses au début des années 1980 – une véritable Near Death Experience (NDE), ou Expérience de mort imminente.

Effet corrosif additionnel de cette rétronostalgie qui vire au rituel d’exécration de la modernité : si elle permet d’écouler quelques stocks auprès des amateurs émergents d’après la mondialisation, cette nouvelle passion horlogère pour le « vintage » envoie un message plutôt négatif : le repompage des codes du passé apparaît comme très peu créatif pour les nouvelles générations des marchés traditionnels de la montre, qui sont précisément les clients qu’il faudrait séduire en priorité pour leur redonner – en parallèle à la quasi-obligation de porter un objet de poignet connecté – l’habitude de porter des montres dé-connectées, synonymes rassurants, valorisants et lisibles d’instants arrachés aux surpressions de la post-modernité. Ce sont ces clients – principalement européens – qui sont les seuls capables de restaurer l’image attractive des montres non connectées et de redorer l’image de l’horlogerie classique. Au lieu de quoi, par esprit de lucre court-termiste, on va draguer les clients milléniaux dans une Chine au destin de plus en plus énigmatique…

Alors, on fait quoi maintenant et on en finit comment avec cette « insécurité » structurelle ? D’abord, on fait avec, en prenant conscience de ce qu’elle génère comme pathologies culturelles et mentales, qu’on essaiera de combattre avec un peu de bon sens. Ensuite, on regarde le monde tel qu’il est, et non tel qu’on voudrait qu’il soit : une monde qui n’a plus son appétence passée pour la montre (en général), mais qui y revient comme on finit toujours par allumer un cierge devant un autel, quel que soit le dieu invoqué ; un monde qui rebascule vers une différenciation de plus en plus nette entre des espaces socio-économiques autocentrés (l’Europe, Russie comprise, l’Asie, les Amériques, demain l’Afrique : si quelqu'un l'a bien compris face à la Chine, c'est le président américain Donald Trump !), qui n’ont plus besoin de marques globalisées, mais de références culturalisées recentrées sur des fondamentaux continentaux : l’horlogerie a toujours été ouest-européenne, elle doit le rester pour survivre et trouver auprès de ses nouvelles générations de nouvelles raisons d’être [le reste de la planète suivra ultérieurement, comme il l’a fait depuis quatre siècles] ; un monde qui ne sera plus jamais déconnecté, mais dont on peut imaginer la post-connexion raisonnée, où des montres non connectées trouveraient une nouvelle utilité fonctionnelle, par leur design, leur style ou leur identité statutaire ; un monde où l’horlogerie pourrait survivre en séduisant de nouvelles tribus structurées autour d’une archéo-technologie pas si difficile à imaginer. On vous laisse réfléchir là-dessus…


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