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ROCK’N’HORL 2021 (accès libre)
Maintenant, il va bien falloir réécrire l’histoire des montres dans l’espace

Il y a exactement soixante ans ces jours-ci (12 avril 1961), le lieutenant Youri Gagarine, de l’armée de l’air soviétique, était le premier homme à voler dans l’espace. Comme il avait de l’humour, il se demandait : « Suis-je le premier homme ou le dernier chien ? ». En effet, il avait été précédé dans l’espace par différents animaux, donc, un mois avant lui, la petite chienne noire Tchernouchka. C’est elle qui nous oblige aujourd’hui à réécrire tous les livres qui racontent l’histoire des montres dans l’espace...


Alors que les Américains tâtonnaient avec des macaques, des chimpanzés, des chats, des souris ou des tortues, le programme spatial soviétique misait sur les chiens – des chiens errants recueillis dans les rues de Moscou. L’histoire a retenu le nom de Laïka, la petite chienne qui a le privilège d’avoir été le premier être vivant mis en orbite autour de la Terre (3 novembre 1957), mais elle n’avait pas survécu à la surchauffe de sa rentrée dans l’atmosphère terrestre. Auparavant, l’URSS avait utilisé de nombreux chiens pour des vols suborbitaux, et, par la suite, une quizaine d’autres pour des vols orbitaux qui préparaient les vols habités. Le 9 mars 1961, un mois avant le vol historique du jeune lieutenant Youri Gagarine (12 avril 1961) à bord de Vostok 1, la petite chienne noire Tchernouchka (Чернушка, surnom en allusion à sa couleur noire) faisait un tour en orbite à bord de Spoutnik 4, en compagnie d’une quarantaine de souris blanches, de cochons d’Inde, de reptiles et d’un mannequin de bois bourré de composants biologiques simulant un cosmonaute, avant d’atterrir saine et sauve dans sa capsule, freinée par un parachute. Ce vol était destiné à préparer activement celui de Gagarine (ci-dessous)…

Pourquoi l’histoire de l’horlogerie doit-elle retenir le nom de Tchernouchka ? On sait que, pour son vol dans l’espace, Youri Gagarine portait à son poignet, comme de nombreux pilotes russes, une montre militaire à trois aiguilles de marque Sturmanskie, fabriquée à l’époque par l’Usine horlogère moscovite n° 1 (Первый Московский Часовой Завод ou 1MChZ), fondée à Moscou en 1936 avec des machines-outils américaines provenant de manufactures horlogères en faillite. Sturmanskie, en russe, signifie « navigateur » : ces montres étaient exclusivement réservées aux forces aériennes soviétiques. Selon la doxa officielle, la Sturmanskie est donc la « première-montre-à-être-allée-dans-l’espace »…

Sauf que c’est faux, comme on peut le vérifier dans le livre de Colin Burgess et Chris Dubbs, Animals in space – from Research Rockets to the Space Shuttle (Springer, 2007 – ci-dessus) ! La première montre dans l’espace a été portée… par Techrnouchka et on pourrait comprendre avec encore plus d’humour la question que se posait Youri Gagarine : « Suis-je le premier humain ou le dernier chien à porter une montre dans l’espace ? ». En effet, à la page 212, les auteurs du livre nous racontent une histoire déjà attestée dans plusieurs articles scientifiques russes de l’époque, mais passée totalement inaperçue. Une fois la capsule revenue sur la Terre, près d’un village sibérien, quelle n’a pas été la surprise de l’équipe de récupération de trouver une montre-bracelet attachée à une des pattes de la petite chienne noire. Une montre de marque Pobeda (ci-dessous), fabriquée alors dans différentes manufactures soviétiques (Saint-Pétersbourg, Christopol, Moscou) – les premiers ateliers de Pobeda, un mot russe qui signifie « victoire », avaient été développés, avant la Seconde Guerre mondiale par les ingénieurs français de la manufacture Lip.

Que faisait cette montre Pobeda dans la capsule Spoutnik 4 ? L’enquête officielle, menée alors par le KGB [on imagine bien qu’il était interdit d’introduire quoi que ce soit de non officiel et de non autorisé à bord des capsules soviétiques], sur la base des inscriptions et des initiales au dos de la montre, allait mener au docteur Abraham Genin, un expert soviétique de la médecine spatiale et des problèmes de décompression, membre de l’Institut d’études médicales pour l’aviation et l’espace. Ce dernier, formé dans une académie militaire, avait reçu cette montre en dotation immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, en pleine reconstruction des manufactures soviétiques. Quoique la montre ait fait preuve d’une très grande résistance aux chocs, à la baignade et à tous les aléas de la vie du docteur, cette Pobeda avait résisté, mais il s’en était lassé. À titre d’expérience, et avec la conviction qu’il ne reverrait jamais sa montre [plusieurs missions orbitales avaient connu des échecs], il avait équipé la patte avant de Tchernouchka de cette montre – « pour voir » plus que par intérêt scientifique.

Sauf que les enquêteurs soviétiques de l’époque ne rigolaient pas avec le règlement, surtout dans un contexte de tension avec les Etats-Unis – en pleine guerre froide, c’était alors la course pour battre la NASA dans l’espace – et avec une paranoïa concernant l’espionnage américain. D’après ce que qu’on peut savoir, le docteur Abraham Genin (ci-dessous) – qui était juif, donc suspect ! – s’est fait sérieusement remonter les bretelles à cette occasion. On sait qu’il a par la suite porté cette montre historique rapporté par Tchernouchka, mais il semblerait que sa Pobeda 34-K (calibre 2902), aussi résistante qu’elle ait été, se soit perdue dans les convulsions qui ont accompagné l’effondrement de l’Union soviétique dans les années 1990. Par bonheur, le Dr Abraham Genin a pu raconter son histoire en 1989, dans un documentaire disponible à la Smithsonian Institution américaine (ci-dessous). L'anecdote tourne également sur quelques forums américains auxquels nous avons emprunté certaines images...

L’autre bonheur, c’est que la marque Pobeda est toujours en activité à Saint-Pétersbourg, où elle a intégré les ateliers de la manufacture Raketa – ainsi rebaptisé en 1961 après le vol historique de Gagarine (en russe, raketa désigne la « fusée spatiale »). Et c’est justement Raketa qui vient de renouer des relations horlogères très suivies avec Baikonour, la base de lancement russe située dans le centre du Kazakhstan – là d’où était parti Gagarine, il y a exactement soixante ans. La manufacture Raketa bient ainsi de lancer une nouvelle montre Baïkonour, en partenariat avec le cosmonaute russe Sergueï Krikalev. La boucle est bouclée entre Tchernouchka, Pobeda et Raketa : la « première-montre-à-être-allée dans l’espace » a rejoint sa maison-mère et c’est reparti pour soixante nouvelles années d’exploits horlogers dans l’espace…


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