SANS FILTRE #75 (accès libre)
Les obligations sonores d’un nouveau Name and Shame éditorial sans lequel on ne se fait plus entendre
Rien ne sert de parler, il faut crier à temps, du moins de temps en temps. Par les temps qui courent, la puissance de l’émission conditionne l’effet de la réception, surtout s'il s'agit « porter la plume dans la plaie »...
Quand on assure une mission d’information comme celle que nous tentons de mener à bien dans une médiafacture nommée Business Montres, il faut, comme le disait Charles Péguy dans Notre jeunesse, « toujours dire ce que l'on voit et, surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit ». L’actualité horlogère de ces derniers mois a révélé de multiples dysfonctionnements, qui ont obligé Business Montres à monter au créneau avec une certaine intensité. D’une part, pour informer nos lecteurs et toute la communauté horlogère de ces dysfonctionnements, que beaucoup avouaient connaître sans vouloir savoir pouvoir les commenter [à chacun de rayer les verbes inutiles]. D’autre part, il fallait intervenir pour aider nos lecteurs de cette communauté à y voir plus clair et à se prémunir, éventuellement, contre l’éternel retour de l’intolérable. Avons-nous bien fait de réagir ainsi et de poser des questions qui fâchent, en insistant sur les mauvaises réponses qu’on nous donnait ? Rappelons les « affaires » les plus immédiatement récentes…
• Only Watch : fallait-il lancer l’alerte sur les dérives financières constatées, puis admises par la direction d’Only Watch ? Fallait-il lancer l’alerte sur les prises de participation du fondateur d’Only Watch [finalement admises par lui] dans une entreprise privée « montée » avec les fonds d’Only Watch ? Fallait-il lancer l’alerte sur l’aberration d’un audit sur Only Watch confié à une personne du premier cercle de Luc Pettavino [aberration finalement admise, puisqu’on changera d’auditeur] ? Fallait-il demander, dès le début, le report d’une vente qui sera finalement annulée sine die ? Fallait-il ou non mener ce travail d’investigation et reenir inlassablement sur tous les éléments troubles de ce dossier ? Si Business Montres ne l’avait pas fait [et nous avions raison d’insister, puisque les faits ont confirmé nos soupçons et puisque la vente a fini par être annulée], qui l’aurait fait ?
• Christies et la vente « Passion for Time » : fallait-il lancer l’alerte sur le déroulement extravagant de cette vraie fausse vente, qui a tenté de mystifier tout le monde avec une procédure – légale mais immorale – jamais tenté dans l’univers de la collection horlogère ? Fallait-il donner l’alerte sur une procédure prise dans un état de panique face à une vente dont la moitié des lots s’annonçaient invendus ? Fallait-il pousser Christie’s à admettre qu’il s’était passé quelque chose de très inhabituel, alors que la maison d’enchères se refusait à tout commentaire un tant soit peu transparent ? Fallait-il souligner à quel point les ratés de cette vente pouvaient avoir des conséquences graves sur le marché des enchères horlogères, non seulement à Genève, mais aussi bientôt à Hong Kong ? Si Business Montres ne l’avait pas fait en démontant les rouages de cette partie de bonneteau à coups de marteau, qui l’aurait fait ?
• Grand prix d’horlogerie de Genève : fallait-il lancer l’alerte sur l’hyper-conformisme de ce palmarès 2023, qui semble réservé à des marques déjà hyper-récompensées, et sur des procédures qui aboutissent au prix moyen ahurissant d’un quart de million de francs ou d’euros par montre récompensée ? Fallait-il lancer l’alerte à propos des deux prix vaporisés au cours de la soirée [une première dans l’histoire du GPHG] et sur l’énorme préjudice ainsi causé aux marques qui auraient dû les recevoir ? Si Business Montres ne l’avait pas fait [encore un grand moment de solitude médiatique], qui l’aurait fait ? Certainement pas les médias perroquets, qui n’ont pas remarquer [à deux ou trois exceptions près] que deux des 21 prix annoncés pour 2023 n’avaient pas été attribués…
« Les oiseuses
et poisseuses
questions des journalistes »
Donc, « toujours dire ce que l’on voit » : c’est élémentaire, mais pas toujours évident. Et, bien sûr, « voir ce que l’on voit », ce qui est effectivement plus difficile, périlleux et parfois choquant : « voir ce que l’on voit », c’est admettre, soudain, au risque de passer pour l’emmerdeur de service, que le compte n’y est pas, que l’église n’est plus au milieu du village, qu’il y a des fausses notes dans la partition et que le roi est nu ! C’est commencer par se poser des questions à soi-même, puis par poser des questions, sans se contenter des réponses dilatoires ou superfétatoires qui sont opposées à ces « oiseuses et poisseuses questions de journalistes ». C’est continuer par toujours se poser des questions, tenter de comprendre la logique qui sous-tend les non-réponses à ces questions, en admettant ses propres erreurs d’analyse et en reconstituant sans se lasser la trame d’un narratif sans cesse réajusté pour coller au réel.
• Un exemple nous revient en mémoire : voici à peu près quinze ans (2007), Osvaldo Patrizzi, le fondateur d’Antiquorum et le metteur en scène des premières ventes aux enchères de montres de collection, était putsché par ses associés et viré presque manu militari de la maison qu’il avait fondée, sur la base d’accusations gravissimes (premier lancement d’alerte dans Business Montres le 10 août 2007). Commençait alors un long chemin de croix pour Osvaldo Patrizzi et une long moment de solitude pour Business Montres, seul média sur cette planète à oser prendre sa défense : la planète horlogère gobait sans discuter tous les ragots concernant Osvald Patrizzi, surtout les pires ! Nous, nous disions ce que nous pouvions voir et penser de ces putschistes et nous avons suivi tous les épisodes de la terrible mise à mort d’Antiquorum par cette équipe de Pieds-Nickelés, mois après mois, année après année, jusqu’à la faillite finale des putschistes et jusqu’à la réhabilitation totale d’Osvaldo Patrizzi en 2014. Dossier classé sans suite (on pourra relire la synthèse de ces opérations dans nos archives : Business Montres du 5 septembre 2014) ! Avons-nous bien fait d’insister, de relancer, de remonter au créneau sans se lasser et d’avoir finalement raison, en restant toujours factuels, en ne laissant rien passer, mais avec une incisivité jamais démentie ? Nous avons la faiblesse de le penser : l’honneur d’un homme avait été jeté aux chiens et, sans s’aveugler sur ses défauts comme sur ses qualités, il était de notre devoir de le défendre, au nom des intérêts généraux de la communauté horlogère…
Bon, d’accord, il y a le fond et la forme. Sur le fond, les faits nous donnent le plus souvent raison, là où tout le monde ou presque préfère s’enfoncer dans un confortable déni de réalité : « Circulez, il n’y a rien à voir, puisque tout va très bien, Madame la marquise » ! Vox clamantis in deserto : quand nous tirons la sonnette d’alarme pour signaler, à plusieurs reprises et de façon lancinante, un très gros problème de ventes chez Richemont, alors que tout semble y briller du plus somptueux éclat, n’avons-nous pas raison plusieurs mois avant que la société n’admette, comme hier, une sous-performance alarmante (source : Richemont). Ça ne fait plaisir à personne, mais ne faut-il pas dire ce que l’on voit ?
Pour la forme, nous avons choisi une forme de jiu-jitsu éditorial qui permet de se battre à armes parfois très inégales contre des adversaires souvent démesurément plus grands que nous – ceci au risque de prendre des coups en les distribuant, ce qui nous arrive parfois ! Alors, c’est vrai, quand on voit ce que l’on voit, il faut forcer le ton pour dire ce qu’on l’on voit, il faut grossir le trait, dégainer les adjectifs qui saisissent et les questions qui fâchent. C’est malheureusement devenu la norme rédactionnelle de tout l’univers de la communication au cours de ces dernières années : le bruit de fond est tel, dans un infernal brouhaha médiatique, qu’il condamne au silence ceux qui tentent de raison sonore garder dans cette cacophonie. Quand tout le monde canonne à la Grosse Bertha, dégainer votre pistolet à bouchons n’est pas le plus sûr moyen de dégommer les malfaisants qui encombrent le paysage ! Il faut donc parler toujours plus fort pour se faire entendre, avec des mots aussi forts que possible et des images encore plus fortes, qui peuvent parfois donner l’impression de l’être trop, alors que ces mots et ces images n’ont que la puissance nécessaire à leur efficacité. Rappelons que ces images – celles de nos pictochroniques et de nos différentes séquences d’actualité – font désormais partie de notre propre écosystème éditorial : tous nos lecteurs l’ont compris et certains finissent même par ne plus regarder que ces images pour se faire leur idée de ce qu’il se passe dans le village horloger…
« Porter la plume
dans la plaie »
(Albert Londres)
Donc, pour résumer et ne pas mobiliser trop de temps de cerveau disponible, il faut savoir rester pertinent sur le fond et percutant pour ce qui est la forme ! L'un ne va plus sans l'autre. Vaste programme… On pourra sans doute le regretter, mais l’air du temps n’est plus aux tendres romances pour escarpolettes à pousser : il est aux symphonies wagnériennes, aux cymbales et aux timbales emportées au galop dans autant de charges héroïques qu’il y a de raisons de s’indigner. Sans nous mêler à la meute des blogueurs hirsutes qui ont besoin de faire des grimaces pour exprimer les mots qui leur manquent, nous nous garderons cependant de rejoindre la volée des perroquets bien propres sur eux qui pérorent au signal de la voix de leur maître. Nous aimerions bien trouver quelques renforts, mais où sont-ils [l’intervention de Off Investigation dans l’affaire Only Watch tenait du miracle] ?
Dans cette incessante partie de « Name & Shame » qui est devenue le champ-clos de l’actualité indépendante, il faut s’adapter ou disparaître. Pointer du doigt sans avoir l’exquise politesse de lever le doigt avant de parler. Comme le disait le grand journaliste Albert Londres (1884-1932), « notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort : il est de porter la plume dans la plaie en mettant dans la balance son crédit, son honneur, sa vie ». Face aux dérives et aux abus, qui peut parler, si ce n’est pas nous ? Comment parler, si ce n’estpas en poussant le haut-parleur ? Comme toujours, on vous laisse réfléchir là-dessus.
G.P.
NOS CHRONIQUES PRÉCÉDENTES
Des pages pour parler encore plus cash et pour se dire les vérités qui fâchent, entre quatre z’yeux – parce que ça ne sortira pas d’ici et parce qu’il faut bien se dire les choses comme elles sont (les liens pour les soixante premières séquences sont à retrouver dans l’épisode #70 ci-dessous)…
❑❑❑❑ SANS FILTRE #74 : « Coup de frein, coup de bambou ou coup de torchon ? » (Business Montres du 31 octobre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #73 : « Si Only Watch n’existait pas, il faudrait l’inventer » (Business Montres du 23 octobre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #72 : « Décidément, cette année, les faisans et les malfaisants volent bas sur les collections horlogères » (Business Montres du 12 octobre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #71 : « Il faut absolument que les académiciens du GPHG reprennent la main » (Business Montres du 3 septembre)
❑❑❑❑ SANS FILTRE #70 : « Ces marques qui font tout pour ne rien gagner au Grand prix d’horlogerie de Genève » (Business Montres du 11 juillet)
COORDINATION ÉDITORIALE : EYQUEM PONS