PERSPECTIVE (accès libre) : Pour le professeur Frédéric Godart, « aucune hausse des coûts ne peut expliquer l’augmentation récente des prix dans le luxe »...
Le 25 / 05 / 2014 à 05:00 Par Le sniper de Business Montres - 1840 mots
Professeur à l'INSEAD de Fontainebleau, Frédéric Godart enseigne la théorie des réseaux sociaux et la psychosociologie des organisations. Curieux et malin, il s'est imposé comme un spécialiste de la mode et du luxe. Son regard nous intéresse...
▶▶▶ UN POINT DE VUE UNIVERSITAIRE SUR LE LUXE HORLOGER« Baisser les prix dans le luxe peut avoir des effets désastreux »...
Professeur à l'INSEAD de Fontainebleau, Frédéric Godart enseigne la théorie des réseaux sociaux et la psychosociologie des organisations. Curieux et malin, il s'est imposé comme un spécialiste de la mode et du luxe. Son regard nous intéresse...
▶▶▶ UN POINT DE VUE UNIVERSITAIRE SUR LE LUXE HORLOGER« Baisser les prix dans le luxe peut avoir des effets désastreux »... ◉◉◉◉ D'un point de vue académique, comment analyser la montée en gamme de toutes les marques de luxe (inflation du prix des produits, radicalisation du positionnement, préemption de toutes les boutiques disponibles) ?
◉◉◉◉ Frédéric Godart : La montée en gamme est une décision stratégique majeure de la part des marques de luxe. Elle n’est pas toujours clairement articulée et, parfois, plusieurs priorités sont mêlées. L’objectif principal des marques de luxe, surtout celles cotées en Bourse, est de maintenir une croissance élevée du chiffre d’affaires et du résultat net. Donc, augmenter les prix est une façon d’atteindre cet objectif même lorsque la demande ralentit ou stagne, comme cela est le cas aujourd’hui, notamment en Chine avec les diverses campagnes anti-corruption (dans les périodes plus fastes, augmenter les prix permet par ailleurs d’atteindre des taux de croissance très importants, car la hausse des prix s’associe à la hausse de la demande). Augmenter les prix est possible dans le luxe, car la demande est relativement inélastique. Donc, si les prix augmentent, les consommateurs déjà attachés aux marques vont continuer à acheter. Une autre raison de l’augmentation des prix est qu’un prix signale aux consommateurs le prestige d’une marque. Une marque chère est donc considérée comme prestigieuse et ainsi augmenter les prix est une façon d’augmenter le « surprix » (le price premium) que les marques les plus prestigieuses peuvent tirer de leurs clients (un prix supérieur à qualité et coût égaux). L’explication généralement fournie par les marques à l’augmentation des prix (l’augmentation des coûts) ne tient pas lorsque l’on connaît les marges dans les différents segments du luxe. Aucune hausse des coûts ne peut expliquer l’augmentation récente des prix. ◉◉◉◉ Y a-t-il eu volonté d'exclure les amateurs des marchés matures au profit des amateurs émergents ? Ou simple nécessité logistique... ◉◉◉◉ Frédéric Godart : Non, les amateurs des marchés les plus avancés (Europe, Etats-Unis, Japon) représentent tout de même la plus grosse partie de la demande mondiale actuelle et les exclure n’aurait guère de sens. Disons simplement que la croissance des résultats financiers ne peut simplement pas venir d’eux et que, dans une certaine mesure ils sont captifs… Donc, pas une priorité pour les marques qui se tournent ailleurs... ◉◉◉◉ N'y a-t-il pas un danger de se couper des consommateurs (matures) qui ont toujours fait l'image des marques de luxe, ce que ne semblent pas encore en mesure de faire les consommateurs émergents ? Et n'y a-t-il pas un danger [par exemple, Louis Vuitton, qui n'est plus la locomotive-marque d'appel dans les malls de Hong Kong] à devenir une « marque-pour-les-Chinois » ?◉◉◉◉ Frédéric Godart : Il y a bien sûr un danger à se couper des consommateurs des marchés les plus mûrs, mais, encore une fois, les marchés avancés (Europe, Etats-Unis, Japon) sont saturés et ses consommateurs partiellement captifs. Donc, ils ne peuvent pas être un moteur de croissance. Un point important à mon sens est de distinguer les marques soumises aux impératifs de croissance dictés par les analystes financiers (« les marchés ») et les marques indépendantes (par exemple, familiales) qui sont plus libres, moins soumises aux pressions de la croissance à tout prix. ◉◉◉◉ Académiquement, une marque de luxe peut-elle baisser ses prix pour retrouver la faveur des consommateurs, et comment le faire sans perdre la face ? De l'avis unanime, les prix des montres suisses sont aujourd'hui trop élevés...
◉◉◉◉ Frédéric Godart : Tout est possible d’un point de vue stratégique et marketing, mais la croissance par la baisse des prix fonctionne mal dans le cas des produits de luxe. C’est une stratégie qui est davantage l’apanage des biens des consommations courante où la concurrence par les prix joue à plein. Baisser les prix dans le luxe peut avoir des effets désastreux, à moins que la marque concernée n’arrive à construire une trame narrative expliquant de façon convaincante ce choix (par exemple, une volonté affichée de démocratisation cadrant avec l’identité de la marque, que sais-je, etc.)... ◉◉◉◉ Qu'est-ce qui fonde, à vos yeux, le caractère hétérodoxe de l'horlogerie par rapport aux autres segments du luxe ? Pourquoi les montres sont-elles un monde à part dans cet univers du luxe ? Pourquoi n'obéissent-elles pas aux mêmes lois que la maroquinerie et les parfums ? En quoi sont-elles des produits exceptionnels dans l'esprit des consommateurs ?
◉◉◉◉ Frédéric Godart : Il y a, à mon sens, quatre éléments qui sont spécifiques à l’horlogerie. Tout d’abord, l’horlogerie est le segment du luxe le plus « technologique » – dans le sens où l’innovation purement technique joue un rôle majeur. Ce n’est pas le cas ailleurs, où l’innovation de type technique, si elle existe, est plus limitée et moins centrale. Le deuxième élément est l’importance du style en tant qu’il est relié aux aspects matériels des montres. Pensez à Hublot et à la fusion du caoutchouc et de matériaux précieux qui crée un style unique, ou à l’importance de la céramique chez Chanel… Ensuite, l’horlogerie est le segment du luxe où le statut s’exprime de la façon la plus forte, et cela est lié au prix des montres (jamais un sac ou un vêtement n’atteindra le prix des montres les plus chères). Enfin, l’existence des amateurs et collectionneurs est unique à l’horlogerie. Ils n’existent pas ou peu dans le parfum, la maroquinerie ou même la joaillerie... ▶▶▶ FRÉDÉRIC GODART est Assistant Professor of Organisational Behaviour à l'INSEAD de Fontainebleau. Docteur en sociologie de l'université Columbia (New York) et titulaire d'une maîtrise en sciences sociales de Cambridge (Triny College), il est passé par l'Ecole normale supérieure (Paris) et il dirige des recherches à Paris-Dauphine. Spécialiste de la mode et du luxe pour le MBA de l'INSEAD, il a publié de nombreuses études et quelques livres, comme Sociologie de la mode ou Penser la mode. Il publie régulièrement des articles dans des médias comme Le Monde ou Le Figaro, ainsi qu'Atlantico, dont, récemment, « Ces vêtements et ces marques qui trahissent votre origine sociale » (Décryptage du 13 mai)...
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