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BUSINESS MONTRES ARCHIVES (accès libre)
Quinze ans plus tard, que reste-t-il des « tendances 2002 » d'un nouveau rapport au temps, tel que l'anticipaient les « renifleurs de tendances » ?

L’exercice était périlleux en 2002. Il l’est encore plus en 2017 : où en sommes-nous des anticipations sociétales formulées par les « gourous » et les « renifleurs de tendance » les plus réputés de l’époque ? Nous l’avions tenté pour « Série limitée », le supplément Luxe des « Échos ». La relecture, trois lustres plus tard, se révèle on ne peut plus instructive…


Quand les sociologues scrutent    

notre relation au temps   

Ce travail de débroussaillage des tendances sur notre rapport au temps a été tenté en 2002, il y a tout juste quinze ans, dans « Série limitée », qui était alors le supplément « luxe » du quotidien Les Échos (quotidien économique français). C'était du temps où les « suppléments horlogers » – concept nouveau largement développé en France par Grégory Pons (Business Montres) pour la presse grand public – n'étaient pas encore devenus de vulgaires « pièges à pub » : on s'y permettait encore des articles sans connotation marchande, ni ROI publicitaire immédiat (return on investment). On pouvait y parler du temps, et pas seulement des dossiers de presse de l'année. Article repris intégralement, sans interpolation cosmétique quindécennale...

 Leur métier :  trend observer , c’est-à-dire observateur des grandes tendances internationales de consommation. On les appelle aussi « renifleurs de tendance ». Leurs travaux portent sur les principaux pays occidentaux. La croissance à deux chiffres du marché des montres de luxe est pour eux une source d’interrogations sur le temps.
 Pour Benoît Tranzer, directeur d’Ipsos Observer, une vraie rupture mentale a été enregistrée après les événements du 11 septembre dernier [New York, 2001 : l'article était écrit quelques mois plus tard], notamment dans les repères temporels de chaque individu : « Nous sommes entrés dans une nouvelle réalité, qui a effacé la précédente réalité virtuelle. C’est un retour au réel, qu’on décelait déjà avec le reflux des illusions autour d’Internet et de la “dématérialisation”. Nous nous sommes réancrés dans le réel, dans le tangible, avec une sorte de rejet de l’hypertechnicité magique d’hier. Le répère n’est plus le passé, mais le présent, plus déstabilisant, difficile à apprécier du fait de ses changements permanents. Nous savons désormais que rien n’est écrit et que le futur se construit au présent, ici et maintenant »...
 Dans ce contexte, la montre est évidemment le repère temporel par excellence, celui qui illustre le mieux la forte réalité du temps présent : elle est là pour pallier le manque de répères. Dans cette logique émergente mais déjà prégnante, les montres – et les marques – doivent aujourd’hui exprimer leur « valeur d’usage » immédiatement ancrée dans le réel, et non un hypothétique show off devenu obsolète. Un bon exemple de ce rapport à la réalité : les grandes publicités Tudor (« Reality, no show ») sur fond de montagne enneigée.
 « La montre est devenue un des objets high-tech qui ont la plus forte valeur d’usage, note Benoît Tranzer. Il est normal qu’elle suscite des passions, au même titre que le téléphone portable, qui induit lui aussi une autre réalité temporelle, ou l’agenda électronique… En plus, la montre est un vrai support pour l’esthétique nouvelle, plutôt zen, que recherchent les consommateurs : quelque chose qui donne un autre goût au temps qui passe, qui apporte un équilibre mental différent entre la sphère personnelle et la sphère professionnelle »...
 On pourrait trouver l’image de cette nouvelle tendance dans les montres féminines, serties ou non (Audemars Piguet, Baume & Mercier, Ebel, Longines, Mauboussin, Rado), qui peuvent passer sans risque du bureau à la maison, et de la soirée habillée au week-end décontracté. « Valeur d’usage » immédiate également, avec la multiplication des montres à multiples fuseaux horaires (Hugo Boss, Cartier, Girard-Perregaux, Hermès, Patek Philippe, Zenith), qui permettent de rester à l’écoute du monde…
 Pour Carole Refabert, présidente de Scopes, « la montre est un objet qui a dépassé sa simple fonctionnalité pour devenir un démultiplicateur du temps. Les passions que suscitent les montres ne sont pas insignifiantes, au contraire. En plus de la demande de produits de luxe, générale en Occident, on ressent une recherche de singularité : la montre est ici l’objet de prestige idéal »...
 Singularité qui explique le succès de montres aussi distinctives que la Upstream de Piaget, la Royal Oak d’Audemars Piguet (trente ans cette année et pas une ride !), la J 12 Chronographe de Chanel, la déjà classique Roadster de Cartier, les boîtiers Panerai, les montres “professionnelles” de Rolex ou les très exclusives A. Lange & Söhne. Côté femmes, cet appel à l’identité marquée d’un modèle se traduit par la mode foudroyante des Guy Ellia, des Technomarine et des Façonnable, des Raymond Weil ou des nouvelles Ebel Satya. « D’autant, poursuit Carole Refabert, que le temps lui-même – la disponibilité, la mobilité – est devenu un luxe absolu : plus on a de temps, plus on s’inscrit dans la nouvelle demande de liberté. Et la montre est, par nature, l’instrument qui libère ou qui asservit le temps, qui le démultiplie en lui rendant, à la demande, sa dimension hédoniste »...
 Face à la dictature du timing, on peut noter le succès de montres qui « tournent le dos au temps » : la Reverso de Jaeger-LeCoultre, la Tank basculante de Cartier ou la Jalousie de Vacheron Constantin en sont de bons exemples. Tout comme les montres qui « jouent » avec le temps en lui ajoutant de nouvelles dimensions : les super-complications d’Audemars Piguet ou de Breguet, les diamants en liberté sur le cadran des Happy Diamonds de Chopard, les phases de lune d’Omega ou de Blancpain confirment cette tendance.
 « Cet hédonisme, conclut Carole Refabert, explique la tendance aux montres compliquées, qui en donnent plus. Ces nouvelles montres sont désormais intelligentes, autonomes, pour proposer mieux que l’heure, pour dépasser leur fonctionnalité, pour accéder, demain, au stade de “terminal mobile” : elles seront au cœur de l’intelligence nomade ». En phase avec cette attente et ce besoin d’autonomie, des montres aussi différentes que la T-Touch de Tissot (capable d’afficher l’heure aussi bien que la température), la Nomade d’Hermès (avec boussole incorporée), les différentes Swatch Access ou la TAG Heuer Formula 1 à l’électronique furtive.
 Directeur associé de Sociovision, Anne Beaufumé explique : « Nous vivons un temps moins linéaire, plus déstructuré. Notre temps s’est décloisonné. Nous comprenons le temps différemment de nos ancêtres : au cinéma, la technique du flash-back nous est familière, alors qu’elle déroute les personnes âgées ; la notion de “retour vers le futur” est réservée aux nouvelles générations. Cette désynchronisation explique que personne ne s’offusque de voir l’épisode I de Star Wars sortir vingt ans après l’épisode IV »…
 On parle de « multichromatisme » temporel pour désigner cette gestion du temps multiple : « Nous faisons constamment plusieurs choses à la fois, grâce aux nouvelles technologies ou à cause d’elles, conduire et téléphoner, surfer au bureau et travailler à la maison. Nous sommes toujours sur plusieurs registres à la fois et nous vivons plusieurs vies en une. Il existe un temps plus latin, plus “africain”, qui est moins rationnel que le temps germanique ou anglo-saxon, d’où le rapport au temps plus “fantaisiste” des Français, qui n’ont pas le culte de la ponctualité des Allemands. En même temps, cette déstructuration poussée nous crée un besoin de nouveaux repères temporels : c’est ici que la montre devient intéressante, dès qu’on sort de l’utilité pure de l’objet pour entrer dans le plaisir »...
 C’est une des explications de la croissance soutenue du marché de la montre de luxe : un peu plus de quatre montres par Français en moyenne, contre six pour un Allemand et sept pour un Italien. Alors que l’horlogerie de prestige pouvait succomber à la concurrence frénétique des montres à quartz, elle ne s’est jamais aussi bien portée. Au contraire, la Swatch a dynamisé le marché en instituant la montre comme un objet plaisir, égoïste, libéré des traditions, qu’on pouvait collectionner comme une œuvre d’art : Swatch a révolutionné le rapport au luxe, qui n’est plus dans le prix (logique de status symbol), mais dans la créativité personnelle du possesseur.
 Cette désynchronisation explique aussi l’étonnante persistance des codes horlogers : « Les consommateurs préfèrent les cadrans à aiguilles aux chiffres numériques. Ces derniers relèvent du rationnel, du temps utilitaire : on les laisse aux micro-ondes et aux ordinateurs. Le temps des montres dessine intuitivement une progression sur douze heures : il marque une vitesse ; on est ici dans l’émotionnel et non dans le rationnel : c’est un mode d’appréhension du réel plus spontané et plus réel que le digital »...
 Blancpain, qui n’a jamais voulu proposer que des montres mécaniques et rondes [« comme les cadrans des horloges de clocher », répète Jean-Claude Biver] serait-elle la marque la plus en phase avec les consommateurs ?
G. P.

 ••• L'ORIGINAL : ce texte était une republication Business Montres du 28 octobre 2012 (qui reprenait l’article initial de 2002, lequel n’est malheureusement pas disponible en ligne)…


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